21 ans après…
21 ans plus tard, sans que l'on sache exactement pourquoi, les médias parlent à nouveau de rectifications orthographiques[1]. Pour ceux qui l'ignoreraient – il en existe peut-être… –, rappelons qu'en 1990, des changements orthographiques ont été adoptés officiellement, comme en témoigne leur publication au Journal Officiel du 6 décembre 1990[2]. Cette initiative a fait l'objet de polémiques virulentes, comme à chaque fois que des changements orthographiques sont proposés. Par la suite, certains ont prétendu – à tort – que le sujet avait été jeté aux oubliettes. Une note insérée – en catimini – dans un BOEN d'avril 2007 a pourtant utilement confirmé que ces aménagements étaient toujours d'actualité. Et voici que les médias remettent le couvert, avec un bel ensemble, la télévision comme la radio et, à un degré moindre, la presse. Mais la surprise vient surtout des propos inédits employés par plusieurs journalistes qui s'étonnent de ce que les usagers, et spécialement les enseignants, ignorent encore les modifications apportées à notre orthographe voici une vingtaine d'années.
Ces propos constituent bien évidemment une bonne nouvelle pour tous ceux qui ont œuvré – et œuvrent encore – pour que notre orthographe soit moins hétéroclite. Pourtant, à y regarder de plus près, les arguments avancés contiennent une part d'implicite qui mérite qu'on s'y arrête. Cette part pourrait se formuler de la façon suivante : les erreurs commises aujourd'hui, de plus en plus nombreuses, prouvent que le niveau orthographique est en baisse… Ce constat est d'ailleurs conforté par des travaux scientifiques qui montrent que les élèves de 5e ont désormais un niveau équivalent à celui des élèves de CM2 d'il y a vingt ans. L'analyse vaut également pour le monde du travail. Les chefs d'entreprise ne sont-ils pas de plus en plus nombreux à déplorer des CV truffés d'erreurs, des textes fautifs ayant même fait perdre des clients à certains d'entre eux ! Que faire par conséquent sinon, pour les plus jeunes, mieux leur enseigner l'orthographe, et pour les autres, recourir à des "coaches"[3] ? À moins que l'on ne simplifie l'orthographe… comme ce fut le cas en 1990.
Une telle offensive médiatique peut se résumer en quelques mots : nous avons aujourd'hui des problèmes en orthographe – ce qui n'était pas le cas autrefois. Avec son corolaire : comment éviter que le niveau continue de baisser – car il baisse. Dans ces conditions, le recours aux rectifications n'apparait-il pas comme un pis-aller, le renoncement à un paradis – définitivement – perdu ? C'est de ce point de vue que nous voudrions brièvement débattre ici, en ajoutant à cette analyse une dimension sociologique qui nous semble indispensable.
Le niveau en question — Les élèves d'autrefois étaient-ils meilleurs en orthographe que ne le sont ceux d'aujourd'hui ?[4] Les études qui comparent les performances réalisées lors d'époques différentes montrent que la progression sensible observée au cours des dernières décennies a tendance à s'achever ; les performances les plus récentes sont en régression, notamment chez les élèves les plus faibles (Chervel & Manesse, Manesse & al., DEPP, etc.)[5]. Si ces études sont techniquement objectives, elles n'en posent pas moins des questions sur la portée sociale de leur démarche, et cela d'autant plus que la comparaison porte sur des périodes éloignées dans le temps. Ce qui revient à comparer les performances d'élèves relevant de contextes scolaires très différents. La fin des années 60 marque à cet égard une frontière significative : jusque là, seuls les élèves bons en orthographe poursuivaient des études au-delà du primaire, les plus faibles n'étant même pas présentés au CEP. Comme l'a écrit le sociologue Roger Establet, nous nous heurtons ici à une question d'observatoire : "Il ne faut pas oublier qu'en 1962, par exemple, 40% des jeunes allaient au collège. Ceux qui étaient faibles n'y allaient pas. Aujourd'hui 100% d'une génération y va : on est devant un enseignement de masse."[6]
Mais la comparaison de périodes plus rapprochées ne va pas de soi non plus tant la société dans laquelle nous vivons aujourd'hui est en pleine mutation. Un virage important a notamment été pris dans les années 80, avec une révolution technologique qui a totalement bouleversé le statut de l'écrit, celui des usagers et, par conséquent, le regard porté sur l'orthographe et son enseignement. Alors que la production écrite a été pendant longtemps l'apanage d'un petit nombre, pour ne pas dire d'une élite, les forums d'internet et les courriers électroniques en font désormais un outil de consommation courante. Et c'est cette mutation qui rend visibles les problèmes que pose un usage quotidien de l'écrit, un écrit de l'immédiat en général privé d'un temps suffisant de relecture. Les compétences orthographiques dont un citoyen écrivant peu, ou pas du tout, pouvait naguère faire l'économie sont devenues indispensables. Et l'école en subit elle aussi les conséquences et un regain de nostalgie ouvre la porte à bien des représentations idéologiques, avec son message subliminal : les élèves d'antan étaient des cracks en orthographe !
La didactique en question — L'école d'antan savait-elle mieux enseigner l'orthographe ? Avait-elle les moyens de mieux le faire ? Là encore, difficile de répondre sans tenir compte des changements sociaux qui se sont produits au cours des dernières décennies. La scolarisation du plus grand nombre a mis en évidence les difficultés éprouvées par ceux qui, auparavant, quittaient l'école de bonne heure pour entrer dans la vie active. Car l'école d'autrefois était sans doute républicaine mais elle était aussi élitiste. Or une part importante des problèmes que rencontre l'école aujourd'hui – et que certains attribuent à un déficit de méthode ou à des carences professionnelles[7] –, est imputable à un type de population qui souffre d'un enseignement inadapté. Et cette situation se trouve encore aggravée par le profil de la société occidentale contemporaine – individualisme, perte de confiance dans l'école, crise sociale, etc.
La mutation sociale que nous sommes en train de vivre se solde en outre par un changement important des demandes sociales faites à l'école.Ces demandes sont à ce point inédites qu'elles limitent d'autant la portée des comparaisons systématiques avec le passé. Suivant l'adage "À situation nouvelle, approches nouvelles !", elles plaident en faveur d'une pédagogie qui reste à imaginer[8]. Et ceux qui reprochent à l'école de ne plus jouer son rôle d'ascenseur social devraient s'interroger sur les difficiles exigences d'une école élitiste qui doit se métamorphoser en une école pour tous.
L'écrit aujourd'hui — L'écrit fait aujourd'hui partie intégrante de la vie quotidienne. Tout citoyen peut être amené à exprimer son point de vue sur internet, ou à adresser des courriels à des destinataires plus ou moins familiers. Ces écrits relèvent en outre de situations de production atypiques puisqu'il faut écrire vite et se priver d'une relecture différée. Ce qui explique, en partie au moins, la présence de textes[9] avec des erreurs d'orthographe. Cette situation nourrit bien évidemment le discours sur la dégradation des compétences orthographiques. Il faut bien reconnaitre pourtant que ces textes fautifs ne font que rarement obstacle à la compréhension. Et comme en témoignent les échanges observés dans les forums, bien des scripteurs semblent n'accorder qu'une attention mineure aux critiques qui leur sont faites.
Un examen attentif montre d'ailleurs que ces textes ne sont pas écrits n'importe comment mais utilisent une orthographe minimaliste dont les variations ne s'écartent guère du cadre offert par le potentiel alphabétique. Ces productions prouvent donc bien, n'en déplaise aux puristes, qu'il est possible de se faire entendre sans recourir à l'orthographe conventionnelle.
Ce phénomène, qui se développe sous nos yeux, relève de ce que j'ai appelé ailleurs la polygraphie, c'est-à-dire la coexistence de normes graphiques comparables aux registres de la langue orale[10]. L'écoute des médias nous prouve chaque jour que tous les locuteurs ne parlent pas tout à fait la même langue et cela d'autant plus que la radio comme la télévision s'ouvrent de plus en plus à une parole populaire et diversifiée[11]. Bien entendu, cette production peut choquer certains auditeurs, comme en témoigne le courrier que reçoivent les animateurs et les journalistes. Mais ces considérations esthétiques et normatives ne doivent pas nous faire perdre de vue qu'une bonne parole est d'abord une parole qui se comprend. On peut dire la même chose d'un texte. Les normes linguistiques ne se confondent pas avec les normes sociales. Le recours à l'orthographe conventionnelle n'est donc pas la seule solution puisque, manifestement, certaines situations de communication s'en passent.
Sortir du marasme — Finalement, la seule question qui mérite d'être posée n'est peut-être pas celle de la maitrise de l'orthographe mais celle d'une compétence adaptable. Que faire pour que le niveau en orthographe – en baisse ou pas, peu importe – permette à chacun de disposer d'un bagage orthographique adapté aux besoins du moment ? S'il faut que l'école primaire enseigne les bases de l'orthographe – en intégrant les rectifications de 1990 ! –, il faut s'empresser d'ajouter que cet enseignement ne suffit pas. Pour des raisons qui tiennent à sa structure et à son histoire, l'orthographe française restera toujours difficile à apprendre, plus que la plupart des orthographes européennes. Il faut donc admettre l'idée qu'apprendre l'orthographe est une entreprise à long terme, qui va au-delà du secondaire. Sa maitrise – au moins celle dont on a besoin – exige en outre une motivation qui peut naitre d'une décision personnelle mais également d'un besoin professionnel. La formation continuée des adultes doit donc prévoir des actions dans ce sens, en les considérant comme normales et non pas exceptionnelles. Chacun doit pouvoir, tout au long de sa vie, faire jouer la loi de l'offre et de la demande, et bénéficier, le cas échéant, de remises à niveau.
Admettre que le savoir orthographique comporte des limites peut permettre de mieux accepter l'erreur et de laisser une chance à ceux qui la commettent. Et si l'on est très optimiste, pourquoi ne pas souhaiter qu'une polygraphie bien comprise développe chez nos concitoyens une attitude moins sévère envers les écarts orthographiques, surtout quand ceux-ci ne nuisent pas vraiment aux échanges sociaux. Il serait en tout cas utile que se développe en France une plus grande tolérance envers l'erreur, comme une forme de retour aux sources. L'attitude hypernormative dont font preuve certains consommateurs d'écrit est en effet relativement récente. Les historiens de l'orthographe savent bien que, jusqu'au milieu du 19e s., les variations orthographiques faisaient partie du paysage.
Finalement, les mutations sociales que nous sommes en train de vivre fournissent une cause plausible à ce que l'on considère aujourd'hui comme une baisse du niveau orthographique. Si les élèves, ou au moins certains d'entre eux, éprouvent des difficultés à égaler leurs camarades de décennies antérieures, c'est qu'ils doivent faire face à des situations inédites. Ils vivent en effet dans une société dont les règles du jeu sont en constante évolution. La demande d'écrit s'est accrue au point de rendre caduques les postures d'évitement auxquelles les usagers pouvaient autrefois recourir et l'école primaire, parce qu'elle ne peut échapper aux pressions multiples que la société exerce sur elle, doit faire des choix qui réduisent d'autant les heures d'enseignement consacrées à l'orthographe. Il est donc indispensable que tous les niveaux de l'éducation, le lycée et l'université en particulier, assurent leur part d'une tâche qui ne peut être que de longue haleine. La présence des rectifications, comme la notion de polygraphie, devraient en outre nous inciter à traiter l'orthographe non plus – seulement – comme la "divinité laïque" dont parlait Pierre Encrevé[12], elle qui exige une maitrise absolue, mais comme un instrument au service de la communication écrite qui, au même titre que la parole, peut supporter la variation.
Jean-Pierre Jaffré
Ancien chercheur au CNRS
[1] Voir La presse prend le relai de la nouvelle orthographe, chronique "Orthographe rectifiée", site AFEF [http://www.afef.org/blog/].
[2] Ceux qui souhaitent rafraichir leur mémoire peuvent consulter des sites comme celui de l'Académie française [www.academie-francaise.fr/langue/orthographe/principes] et surtout celui de l'Orthographe recommandée [www.orthographe-recommandee.info/].
[3] Si les méthodes employées par les coaches ont un prix, parfois élevé, difficile en revanche de dire si elles sont efficaces tant les évaluations font défaut. À entendre l'un de ces coaches, qui parle de "cures de Bled et de Bescherelle", on peut au moins être assurés qu'elles conservent une part de… classicisme.
[4] Questionnement que l'on pourrait étendre aux — trop fameuses – grand-mères qui, à en croire certains, ne faisaient pas de fautes, elles.
[5] Nous ne revenons pas ici sur le contenu de ces études. Pour une synthèse et des références bibliographiques détaillées, on se reportera à : Manesse, D., Cogis, D. & al. (2007). Orthographe : à qui la faute ? Paris : ESF.
Le sigle DEPP désigne la Direction de l'Évaluation, de la Prospective et de la Performance.
[6] Le niveau progresse globalement, rencontre avec Christian Baudelot et Roger Establet, US MAG, supplément # 647, 22-23, 2007.
[7] Cela dit, il va de soi que les enseignants, de français tout spécialement, doivent maitriser la langue qu'ils enseignent, et aussi son orthographe. Pour remédier à cet état de fait, il suffirait d'instaurer des épreuves d'orthographe dont la présence aurait le mérite de motiver une préparation adaptée.
[8] Pour des propositions dans ce sens, on peut se reporter à : Brissaud, C. & Cogis, D. (2011). Comment enseigner l'orthographe aujourd'hui. Paris : Hatier.
[9] Il n'est pas ici question des SMS qui constituent un genre à eux seuls et, à ce titre, recourent à des procédés graphiques spécifiques.
[10] Jaffré, J.-P. (2010). De la variation en orthographe, Études de linguistique appliquée, # 159 : 309-324.
[11] Invité récemment sur un plateau de télévision, un sportif connu a répété à plusieurs reprises : "C'est moi qui est le premier à le faire", "C'est moi qui est récompensé", etc. Chacun peut certes considérer qu'il s'agit là de fautes de langue mais personne ne peut prétendre ne pas comprendre ce qui est dit.
[12] Encrevé, P. & Braudeau, M. (2006). Conversations sur la langue française, IV, . La Nouvelle Revue Française, 578, 1-30.
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