Commenter un texte littéraire en 2020 : de la « Tirelire » à l’EAF


LITEXTRA - Grenoble - 18 décembre 2020

Compte-rendu de la Journée d’Etude sur le commentaire, organisée par l’équipe LITEXTRA de l’UMR Litt&Arts, axe II, (Grenoble), le 18 décembre 2020

 

Commenter un texte littéraire en 2020 : de la « Tirelire » à l’EAF

L’exercice du commentaire composé, au centre de la recherche « LITECOM » menée dans le laboratoire LITEXTRA, est l’objet de tensions multiples, comme le rappelle Marie-Sylvie Claude en introduction de cette journée d’étude. Il perdure dans les programmes depuis 1969, il est même désormais le seul exercice commun évalué au bac dans les séries générales et technologiques. Il bénéficie en outre d’une description assez stable dans les instructions officielles : dès 1978, ce commentaire est supposé rendre compte d’une lecture « personnelle » des candidats. Pour autant, d’après les plus récentes recherches du groupe de travail LITTECOM, il reste cet exercice de lecture distancié, savant, lecture d’un lecteur modèle que décrivait déjà Bernard Veck en 1998. Cette permanence peut surprendre : depuis l’introduction du commentaire dans les programmes, la didactique de la littérature a été inventée, qui cherche désormais à débusquer le lecteur réel, à la faveur d’écritures de la réception variées. La pratique du commentaire composé apparait ainsi en fort décalage par rapport aux recherches les plus récentes en didactique. Une synthèse entre une lecture impliquée, personnelle et une lecture distanciée serait-elle possible dans le commentaire ? Comment la construire ? Comment l’enseigner ? Sur quelles compétences des élèves s’appuyer pour développer le commentaire ? Ces questions sont le fil conducteur de la journée d’étude du 18 décembre, autour de trois présentations.

 

« La tirelire » vingt ans après, présentation croisée, quel avenir d’une recherche fondatrice ? 

Dans la première présentation de la Journée, Dominique Bucheton et François Le Goff contribuent à dresser un état des lieux des moyens dont disposent les élèves de 3e, juste avant d’entrer dans l’apprentissage du commentaire. Quel est leur rapport au texte littéraire ? Quel sens donnent-ils au verbe « commenter » ? Comment lisent-ils un texte sans accompagnement, comment écrivent-ils sur ce texte ? Les deux chercheurs reviennent sur une recherche fondatrice publiée en 1997 par Bucheton. 

Deux classes de 3e, au recrutement sociologique contrasté, avaient été invitées à lire et à « commenter » par écrit, en une heure, une nouvelle de Daeninckx intitulée « La tirelire ». Ce travail était détaché de tout contexte didactique, et devait vérifier les moyens que l’école, finalement, donne à tous les élèves pour aborder un texte littéraire. Une analyse langagière des commentaires a permis en 1997 de faire émerger cinq « postures » de lecteur. Certains élèves s’engagent peu dans la lecture, se contentant de se mettre en règle dans un « texte-tâche ». D’autres passages des commentaires décrivent essentiellement les actions des personnages et leur système de valeur, dans un « texte-action ». Certains élèves, au contraire, font de la nouvelle une lecture symbolique, s’engageant dans la quête d’un sens caché dans un « texte signe ». Dans d’autres commentaires, le texte est utilisé pour illustrer un propos personnel, la nouvelle est alors un « texte-tremplin », enfin, dans quelques écrits d’élèves, le texte est traité comme un « objet » dans une analyse uniquement formelle. Ces postures sont non figées, combinables, adoptées tour à tour par les élèves pour s’adapter aux situations de lecture dans lesquels ils sont placés. Mais elles ne sont pas disponibles, pas mobilisées ou pas combinées de la même manière par tous les élèves. Bucheton constatait, il y a 20 ans que les élèves les plus compétents mobilisaient une riche variété de postures, ce qui était plus fréquent dans la classe la plus socialement favorisée, l’école ayant finalement une faible influence sur la construction des compétences en lecture littéraire. 

Vingt ans plus tard, Le Goff reprend le même protocole et l’étend à 9 classes de 3e dans des milieux très variés. Il retrouve dans ses données les postures décrites par Bucheton, qu’il redéfinit à la lumière des derniers travaux en didactique de la littérature. Il distingue ainsi les postures d’objectivation (texte-tâche, texte-objet) des postures de subjectivation (texte-action, texte-signe et texte-tremplin). L’analyse des écrits des élèves l’amène aussi à isoler une nouvelle posture : « le texte obstacle ». Dans leurs commentaires, les élèves exprimant leurs difficultés de compréhension sont en effet nombreux en 2020, jusqu’à 44% dans les classes les plus défavorisées, tandis qu’en 1997, 89% des élèves de ZEP ayant participé à l’enquête comprenaient le texte. Mais ils sont plus nombreux aussi désormais à s’exprimer sur leur expérience de lecture, dans un « texte-action » qui évolue peu. Les autres postures sont présentes dans le corpus de 2020, dans des proportions qui ont changé. Le texte tâche, donnant lieu à une narration objectivée est majoritaire. On passe de 67% de texte-signe et 50% de texte-tremplin dans les milieux favorisés à 36% et 13% en 2020. En même temps, dans ces mêmes classes favorisées, la facture rhétorique des commentaires apparait, les élèves annonçant un plan, usant plus souvent du métalangage. Tout se passe comme s’ils ne s’autorisaient pas à penser : ni à penser sur le texte, ni à penser à partir de la lecture, « en levant la tête », selon la formule de Barthes. 

Les conclusions de cette deuxième enquête sont donc inquiétantes. En vingt ans, alors que les travaux de recherche en didactique de la littérature se sont multipliés, les pratiques dans les classes ne semblent pas avoir beaucoup évolué, et les élèves les plus défavorisés déclarent plus souvent ne pas comprendre le texte à commenter, tandis que les élèves des milieux les plus favorisés ne font plus de leur lecture le point de départ d’une réflexion autorisée en classe. La discussion qui suit cette présentation fait apparaitre à la fois l’urgence de renforcer la formation des enseignants, et les inquiétudes liées aux récentes réformes qui semblent peu propices à endiguer la dangereuse tendance observée. 

 

Commentaires rédigés version papier et en ligne : diversité d’une lecture

Dans la deuxième présentation de la Journée, Jean-François Massol a analysé une série de commentaires composés rédigés dans 9 ouvrages publiés entre 1967 et 2000 et 14 autres commentaires disponibles sur internet. Il note d’abord la grande diversité des commentaires proposés : diversité du public visé, du lycée à l’université, diversité des auteurs… et diversité de la qualité des textes produits. L’objectif affiché de ces textes est aussi variable : ils peuvent être des corrigés, des exemples ou des ressources, mais leur usage possible dans la classe n’est pas indiqué, le processus de création pas exhibé. L’écriture du commentaire y apparait comme savante, normée, argumentative dans les années 90, mais cette dimension disparait souvent derrière des aspects techniques dans les textes les plus récents. Lorsque la méthodologie est explicitée, elle fait apparaitre une conception très traditionnelle de l’écriture : l’elocutio vient après la recherche des idées et l’élaboration d’un plan. Des conseils techniques peuvent étayer la conception des parties du commentaire et de leur contenu, mais en ce qui concerne l’écriture même du commentaire, les seuls conseils donnés concernent le traitement des citations. La question de l’écriture du commentaire apparait donc comme minorée dans les documents analysés par Massol. L’exercice y est présenté comme essentiellement technique, et repose sur un implicite qui reste à lever pour les élèves : l’écriture du commentaire ne relève pas du même geste que l’écriture du texte lui-même. Cette analyse débouche sur plusieurs perspectives : quel usage les enseignants peuvent-ils faire des commentaires si nombreux sur la Toile ? Comment travailler l’écriture du commentaire, l’écriture d’une lecture, autrement que comme la mise en texte d’idées trouvées à grand renforts de techniques d’analyses formelles ?

 

Candidat, élève ou personne ? Les désarrois du sujet commentateur (et de son enseignant).

Dans la troisième présentation, Marie-Sylvie Claude et Patrick Rayou prennent de la hauteur par rapport à l’exercice du commentaire de l’EAF pour resituer cette pratique dans le projet d’éducation auquel est soumis chaque enfant. Rayou analyse le renouvellement rapide des programmes comme la conséquence de logiques éducatives opposées : s’agit-il de civiliser les enfants pour leur faire intégrer le monde des adultes, ou de leurs faire vivre des expériences par lesquelles ils se construiront et construiront leurs connaissances ? S’agit-il de les faire passer par les différentes étapes d’un curriculum, ou de les acculturer à des disciplines ? Ces logiques contradictoires provoquent une souffrance partagée par les enseignants et les élèves, dans une ignorance réciproque. Elles affleurent dans les entretiens que les deux chercheurs ont menés auprès d’élèves et d’enseignants. Trente élèves de terminales ont été invités à lire et à commenter des copies de bac de l’année précédente. Ils pouvaient donc ainsi revenir sur une épreuve qu’ils avaient passée, en s’appuyant sur un travail anonyme. Dans les entretiens, émergent trois logiques : celle du « candidat » qui se prépare à l’épreuve du commentaire du bac, celle de « l’élève » qui apprend certaines modalités de lecture littéraire validée par l’école, et celle de « la personne » vivant une expérience de lecture. « Le candidat » espère au moins 8/20, et connait les recettes qui permettraient d’atteindre cette note : longueur attendue, quelques connaissances littéraires, repérage de figures de style, et interdiction d’écrire son ressenti sur le texte. « L’élève » insiste plus sur la co-construction du sens du texte, sur l’enquête qui aboutirait à découvrir « le » sens caché. Enfin, « la personne » se développe dans l’expérience de lecture, par une « identification » au texte. Les programmes encouragent une forme d’intégration de ces trois figures. Dans les entretiens, cette association ne va pas sans heurts. Certains élèves constatent par exemple que le repérage des figures de style et les connaissances littéraires ne leur ont pas permis d’accéder au sens, ou d’autres évoquent leur frustration de ne pas se sentir autorisés à interpréter eux-mêmes le texte.

De la même manière, les propos des enseignants s’organisent autour de trois logiques : celle de « l’enseignant », celle du « correcteur du bac », et enfin, celle de « la personne lectrice ». « L’enseignant » pense que les textes littéraires bien compris ou l’expérience de leur lecture elle-même peut élever l’élève et la personne. Certains cloisonnent alors le commentaire et les autres expériences de lecture, considérant que l’exercice du bac « est déconnecté » de l’expérience du sujet lecteur. Les enseignants sont ainsi « pris en tenaille » entre l’objectif du bac et la nécessité de transmettre un enseignement qui ait du sens. En tant que « correcteur du bac », la souffrance exprimée est encore plus importante, les professeurs évoquant dilemmes, sentiment de mensonge collectif et conflits avec leurs collègues. La peur de voir leurs élèves « massacrés » par un correcteur qui compterait les figures de style dans les commentaires de l’examen est exprimée à plusieurs reprise dans les entretiens. Malgré tout, les professeurs restent des « lecteurs » heureux, parfois attachés, pour eux-mêmes, à la pratique du commentaire, et parfois aussi inquiets d’imposer leur lecture à leurs élèves quand ils voudraient les amener à une lecture personnelle. Comme pour les élèves, ces trois logiques s’entrechoquent le plus souvent, entre plaisir du partage et souffrance d’imposer à leurs élèves les errances de l’institution. 

Il faut conclure que l’épreuve du commentaire, telle qu’elle est aujourd’hui, dans une forme peu modifiée depuis 1969, ne permet pas (ou rarement) au sujet lecteur de s’exprimer. Elle est le résultat d’un curriculum qui ne tient pas compte du temps nécessaire au développement de la personne. Cette contradiction incite les enseignants à redéfinir leurs attendus dans des négociations clivantes et douloureuses.

La journée s’achève sur plusieurs constats. D’une part, si les différentes contributions permettent d’établir une définition du commentaire en extension, on est bien en peine d’en donner une définition en intention. D’autre part, chaque contribution permet de pointer un « manque » : manque de confiance des élèves qui ne s’autorisent pas à penser sur/par les textes littéraires, manque de réflexion sur l’outil précieux pour la pensée qu’est l’écriture, manque de temps pour que puissent s’intégrer harmonieusement les logiques en acte dans l’éducation scolaire. A ces manques, les chercheurs concluent par la même réponse : le développement de la formation, et surtout le développement de la collaboration entre enseignants et chercheurs. 

 

Cendrine Waszak, Maitresse de conférence, 

INSPE de Créteil, CIRCEFT-ESCOL

 

Soumis par   le 20 Janvier 2021