« De grâce, modère-toi, Père Ubu ! »


Tribune sur les annonces ministérielles

Tribune publiée dans le Café pédagogique du 25 janvier 

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« De grâce, modère-toi, Père Ubu ! »

 

Un ministre qui attend, c’est rassurant… qui ne s’empresse pas de renverser le système. Nous lui faisons confiance, croyons qu’il prend son temps pour connaitre les dossiers, comme l’y porte son brillant passé d’universitaire, sommes sûrs que quand il prendra la parole, ce sera pour annoncer des idées-phares qui répondront aux trois priorités qu’il a fixées : excellence, lutte contre les inégalités, bien-être des élèves et du personnel.

 

Et voilà que notre ministre marche sur les pas de son prédécesseur, nous nous interrogions mais lui laissions le bénéfice du doute, un universitaire prend son temps et surveille sa communication ! 

Et voilà les annonces dans la presse… parallèlement aux notes de service publiées par son ministère, il fait des annonces complémentaires…nous les cherchons, avidement, dans les notes de service, en vain. Rien. 

Et pourtant, c’est ce que tout le monde a lu, entendu, sait, et ce qui nous met les nerfs en pelote, tout cela par annonce de presse, on se croirait revenus sous l’ère Blanquer !

 

Mais oui, mais c’est bien sûr, Ubu roi doit être aux manettes ! Sa parole publique nous distribue de l’or avec des chiffres indiscutables, quels que soient les moyens. Même si ses piécettes ont des contreparties. 

On se creuse la tête, l’horaire des 6èmes n’est pas extensible, il faut trouver une heure pour ce soutien aux fondamentaux, cornegidouille, passons la technologie à la trappe, mais ne l’écrivons pas dans la circulaire du B.O., ce serait gravé dans le marbre, disons-le à la cantonade, nous pourrons toujours dire que c’était du bluff ! 

Ouf, on a trouvé l’heure nécessaire, maintenant quelles troupes pouvons-nous lever, père Ubu ? Nos effectifs sont déjà à bout, mais « la vertu magnanime du Maitre des finances » lui dit : « Débrouille-toi, mon ami, pour le moment nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d’être mangé. » 

Le sort tomba sur le plus jeune, les professeurs des écoles, ces superhéros, vont déployer leur duplicité légendaire, présents à la fois dans leur classe à temps plein et dans les collèges pour faire du soutien. Mais c’est vrai qu’il fallait bien les punir, s’ils avaient fait leur travail. aussi, on n’en serait pas là !  Et puis, au moins, eux la dictée, la grammaire, ils connaissent, pas comme ces profs de collège, à côté de la plaque, qui ne pensent que littérature, culture, projets… Quels bons à rien !

 

Alors, les profs des écoles se grattent la tête. Pourquoi diable veut-on les envoyer dans cette galère ? La liaison CM2-6ème au sein du cycle 3, ils l’ont déjà commencée, quand ils en ont les moyens. Ils savent, parce qu’ils ont lu les recherches scientifiques, que ce soutien mécanique, sans projet global, c’est de l’argent gâché, ça ne fait que renforcer les écarts et ne comble pas les besoins spécifiques. Alors, ils se disent que, peut-être, c’est seulement pour leur trouver des heures quelque part, dans le beau projet des « missions supplémentaires », difficiles à trouver pour eux qui les font déjà toutes, ces missions supplémentaires. Peut-être que ce n’est pas pour les humilier…

 

Alors les profs de techno s’énervent. Avant de penser « missions supplémentaires », ils croyaient naïvement que leur mission – première – était d’ouvrir les élèves à cet esprit scientifique devenu soudain prioritaire dans les dernières notes de service. Ils croyaient naïvement que l’échec de la suppression des maths au lycée avait servi de leçon. Ils croyaient toujours aussi naïvement qu’ouvrir les élèves à des univers technologiques pouvait les aider à diversifier leur choix de métiers, leur faire considérer le lycée professionnel comme une vraie voie de progrès, et redonner leur valeur à des métiers manuels aussi méprisés que nécessaires et passionnants quand on les rend attrayants. Peut-être étaient-ils trop naïfs, que des raisons leur échappent, que ce n’est pas pour les humilier…

 

Mais oui, vous auriez dû le savoir, la grande cause ce sont les fondamentaux[1] ! Bon, c’est vrai, ces vieilles recettes éculées ne fonctionnent pas. Mais bon, il faut bien trouver quelque chose. Les réussites, dites-vous – oui, il y en a dans les écoles, les collèges, appuyées sur la pédagogie, la didactique, oui, il y a des enseignant·e·s qui y montrent leur valeur, leur créativité, leur capacité d’adaptation aux élèves et aux situations. Vous dites qu’elles sont mesurables, ces réussites, que ces enseignant·e·s évaluent déjà chaque élève pour repérer ses acquis et ses lacunes. Mais ce sont de vrais chiffres qu’il nous faut, et nationaux ! Vos bricolages ne nous suffisent pas, le système ne peut se contenter de compter le temps qu’on leur prend, ni la tension supplémentaire créée chez leurs élèves. Ce n’est quand même pas de notre faute, nous faisons juste ce que nous demande « le Maitre des finances », ce n’est pas pour les humilier…

 

Certes, notre naïveté ne peut nous empêcher de sourire au 4ème alinéa des recommandations pour les savoirs fondamentaux : - des ressources scientifiques… quand on sait ce qui a été fait, ces dernières années de la plus grande recherche menée (et financée…) sur la lecture. Des ressources scientifiques ? Nous ne devons pas parler de la même chose. Pourtant, le lexique, c’est dans notre métier de profs de français… Les chiffres, un peu moins, mais pas besoin d’être fin comptable pour égrener les heures et postes manquants pour l’exercer sereinement et efficacement, notre métier : ces classes moins chargées, ces aides promises pour réaliser l’inclusion des élèves à besoins spécifiques, ces temps de réunion et concertation documentés par la recherche. Des « ressources scientifiques », mais ce n’est pas pour nous humilier… 

 

« Je fais un rêve », une prochaine annonce de presse qui nous parle d’humain et non de chiffres, qui retrouve le sens fondamental de l’éducation : donner à chaque enfant le moyen de progresser à son rythme. « Nous avons même poussé plus haut notre dévouement, car nous n’avons pas hésité à monter sur un rocher fort haut pour que nos prières aient moins loin à arriver au ciel. » Imaginons que le ciel entende notre rêve !

 

Viviane Youx, présidente de l’AFEF

 

 

N.B. les références entre guillemets renvoient à Ubu Roi de Alfred Jarry, sauf « Je fais un rêve », référence à Martin Luther King.

 

 


[1] Dans le Café pédagogique du 23 mars, l’analyse de l’AFEF qui explore cette question.

Soumis par   le 26 Janvier 2023