Désir et identité : l'espace public dans l'habitus de genre - Éric Fassin


Espace Mendès France de Poitiers - 24 mars 2014

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Désir et identité : l'espace public dans l'habitus de genre

Éric Fassin, Paris 8

 

Université et Théâtre-Auditorium de Poitiers

Le Miroir d'Éros – 24 mars 2014

 

L’Université de Poitiers et le Théâtre Auditorium de Poitiers se sont associés du 24 au 27 mars 2014 pour une manifestation culturelle et scientifique, Le Miroir d'Éros (spectacles, conférences, tables rondes, films, expositions). Les enseignants-chercheurs de l’Université et l’équipe du TAP qui composaient le comité scientifique de ce colloque avaient décidé de se concentrer sur la problématique du genre, en laissant de côté celle de la sexualité. Les travaux s’organisaient selon trois pistes principales : l’enfance et la construction de l’individu, les postures et la performativité, la norme et la question du droit.

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Désir et identité : l'espace public dans l'habitus de genre

 

Le théâtre, le cinéma et l'espace public

Éric Fassin annonce qu'il va s'efforcer de pointer des éléments qui font le pont entre la sociologie et le théâtre-cinéma. En référence à la République de Platon relue par Badiou, qui actualise le mythe de la caverne dans le monde des médias et du cinéma, il fait un parallèle avec les intellectuels par qui ce monde est présenté comme un monde d'illusion ; il s'agirait d'aller au-delà de l'espace public. Le rôle des sciences sociales serait d'écarter cet écran pour accéder à une réalité vraie qui serait cachée. Alors que c'est l'inverse que le sociologue veut faire quand il tend à souligner que ce que nous sommes est construit par l'espace public. Par exemple, les jeunes de banlieue ne sont pas ce qui est donné dans l'espace public, mais ils doivent quand même faire avec ce qui est dit, montré sur eux.

La question est de savoir comment l'espace public nous traverse dans notre intime. Notre intimité est autant traversée par l'espace public que notre part publique. Exemple de la sexualité : nous faisons ce qu'il nous semble convenable de faire. La notion d'habitus dit que le corps a incorporé l'histoire sociale. Cela a à voir avec la violence symbolique. Nous sommes aveugles à cette histoire incorporée. Les émotions corporelles (rougissements…) apparaissent comme des manières de se soumettre malgré soi, à son corps défendant, au jugement dominant. Bourdieu parle de "complicité souterraine du corps". Il ne suffit pas d'avoir la volonté pour transformer les rapports sociaux.

Marcel Mauss a été le premier à explorer l'habitus à travers les techniques du corps qu'il analyse comme des incorporations du corps social, notamment avec les outils (par exemple, la première guerre mondiale a montré combien des soldats anglais ou français utilisaient différemment la pelle ou la pioche).Mauss s'intéresse aussi au cinéma ; après avoir observé la démarche de femmes américaines, puis françaises, il montre que cette démarche est empruntée à un idéal des films hollywoodiens ; ce n'est pas le cinéma qui imite la réalité, mais la réalité qui imite le cinéma. Pour faire un parallèle avec le théâtre, Olivier Py, dans l'Illusion comique, prétend mettre fin à la "dictature de l'authenticité".

La manière dont nous nous comportons dans notre corps répond à l'imitation de ce qui nous parait désirable, nous désirons ce qui nous rend désirables. Selon Judith Butler, il n'y a pas d'identité préexistante, pas de vérité du sexe qui fonderait la performance du genre. Nous produisons ce que nous sommes censés être. Le genre est un acte. Le moi extérieur est formé dans le discours social. Pour prendre la métaphore du théâtre, il ne s'agit pas d'interpréter, mais de performer. La question de la norme n'est pas seulement celle de l'imitation, mais de la domination : les minorités doivent toujours prouver qu'elles sont dans la norme, mais comment sont produits ces imaginaires nationaux ? Qui produit ces imaginaires ?

Neal Gabler, dans An empire of their own : How the Jews invented Hollywood, explique que la quintessence de ce qu'on appelle l'Amérique a été opérée par des Juifs d'Europe de l'Est. Un idéal de l'Amérique a été produit par des gens qui n'en étaient pas, des enfants d'immigrés, qui ont trouvé leur place dans une industrie nouvelle, le cinéma. Ils ont ainsi colonisé l'imaginaire américain, et les valeurs américaines ont été définies par des Juifs qui ont réinventé l'image de l'Amérique par leur fiction. On retrouve du fantasme des deux côtés : de l'imitation et de la production.

Dans son roman inachevé, Le dernier Nabab (film éponyme :The Last tycoon), Scott Fitzgerald travaille à travers l'histoire de Monroe Stahr la question du regard qui désire. L'interrogation est : qu'est-ce qui est désirable ? Le désir n'est pas séparable de la domination, il se focalise sur ce qui est prestigieux, avec l'injonction d'être normal. C'est le prix à payer pour l'imitation prestigieuse. La domination renvoie à la violence qui se joue dans les questions de genre.

L'imitation prestigieuse est plus forte que l'éducation, même si Mauss mettait les deux en parallèle, il a plus développé le concept d'imitation prestigieuse dont les pouvoirs sont plus forts que ceux de l'éducation. Ce qui se transmet à l'école, dans les familles, est de peu de poids par rapport à l'imitation prestigieuse. Qu'est-ce qui est digne d'être imité ? Qu'est-ce qui a du prestige ? L'école transmet des normes, mais s'agit-il de normes désirables ? L'éducation a à voir avec l'imposé, la discipline du corps ; l'imitation prestigieuse avec le désir d'être désirable.

 

Viviane Youx

Soumis par   le 01 Avril 2014