A méconnaitre la place de Tzvetan Todorov dans la recherche universitaire, l’on pourrait être tenté de prendre son ouvrage, La littérature en péril, pour un bel exemple des positions que l’AFEF ne peut pas tenir. Certains journalistes ne se sont pas privés de jouer ce jeu dangereux qui a semé le trouble dans nos rangs. T. Todorov évoque d’ailleurs avec amertume ce jeune collègue-auteur qui, après l’avoir interpellé sur le danger du technicisme dans les classes de banlieue, terminait en lui faisant la leçon sur l’appui indispensable des outils pour intéresser les élèves… La présentation de Jean Verrier, qui retraçait son itinéraire intellectuel, a été fort pertinente pour donner à comprendre l’évolution de Tzvetan Todorov, depuis sa contribution à l’introduction du formalisme en France jusqu’à son parcours humaniste très engagé. Et c’est bien cet humanisme que T. Todorov met en avant pour attaquer l’enseignement de la littérature tel qu’il l’observe en France.
Soyons clairs, son ouvrage ne s’appuie pas sur une étude scientifique de l’enseignement français. Le projet de son livre se fonde sur un constat d’inquiétude : la conception de la littérature telle qu’elle se perpétue dans notre société présuppose une solution de continuité entre le monde réel et le monde construit par l’œuvre. Or, dans la Bulgarie de son enfance, T. Todorov a connu une situation diamétralement opposée : le discours diffusé par les organes d’information ne reflétait pas la réalité, mais constituait une pure fiction. Au lieu de s’intéresser aux journaux et à la radio comme en Europe de l’ouest, les jeunes de son age faisaient la queue devant les librairies où ils pouvaient se procurer à bon marché les grands auteurs classiques de tous les pays : la fiction, facilement accessible dans les grands classiques, permettait seule de s’approcher de la vérité de la condition humaine. Cette situation ancrait le sentiment que la littérature n’est pas séparée du monde, mais qu’elle constitue, au contraire, un discours essentiel qui nous révèle le monde et nous-même. Or la littérature qui s’écrit actuellement en France semble extrêmement éloignée de cette conception. Les auteurs qui essaient d’échapper au formalisme semblent condamnés au nihilisme d’un monde abominable, livré à la barbarie quotidienne (« Le Jansénisme sans la grâce ») ou au solipsisme d’auteurs tournés vers eux-mêmes dans une quête d’une posture philosophique extrême qui les met face à un vide de complaisance.
Si l’on en revient à l’enseignement, il est très difficile à observer dans la très grande diversité des pratiques. Il est plus facile d’observer les Instructions officielles qui servent à donner le ton. La fonction de T. Todorov au Conseil National des Programmes lui a donné un observatoire privilégié mais pas un poids suffisant. Il faut faire un pas de plus vers l’élaboration du sens : qu’est-ce que la littérature nous apporte sur le monde ? Les élèves ne se sentent pas concernés si l’enseignement n’apporte qu’un savoir sur comment lire les textes littéraires ; c’est la connaissance de l’humain, un meilleur savoir sur l’être humain qui peut les interpeller. On fait comme si l’œuvre ne parlait plus du monde. Les sujets du bac depuis quelques années ne permettent pratiquement plus de s’évader de l’analyse textuelle.
En disant cela, T. Todorov ne prétend pas renier le structuralisme ; la critique qui l’a précédé privilégiait l’histoire littéraire, le sens du texte n’était pas prioritaire. Il s’agissait alors d’arrêter d’être enfermés dans des siècles et dans une littérature nationale. Le structuralisme a permis d’introduire des outils de lecture qui étaient des instruments, des moyens ; jamais à l’époque on n’aurait pensé qu’ils deviendraient le seul objet d’enseignement, et ce n’est certainement pas ce que visaient les universitaires qui ont fait entrer le formalisme dans les études de lettres. Mais il faut souligner la difficile tâche de l’enseignant du secondaire : à l’université, il reçoit des cours sur les approches linguistiques, sociologiques, la connaissance des différents courants ; dans sa classe, il doit convertir ce savoir universitaire en un enseignement dont la fonction essentielle est la formation de l’humain. Or, les lieux sont peu nombreux où il peut faire cette conversion, et quand il se retrouve seul et démuni la tentation techniciste est facile et rassurante.
Aucun reniement donc de la pensée structurale si elle est un moyen de faire accéder à l’humain. Sans vouloir entrer dans le débat des méthodes d’enseignement qui ne sont pas son propos ni son domaine de compétence, T. Todorov trace quelques orientations essentielles :
- Il faut renoncer à toute idée de retour en arrière.
- Sur la question de l’utilité : certes, l’école ne doit pas se soumettre à l’entreprise, mais elle ne peut pas non plus se permettre d’être coupée de la vie, du monde ; la littérature relève de l’utile, du nécessaire ; il est hostile à l’idée que la littérature est un élément de distinction ; elle est de l’ordre du nécessaire, autrefois rempli par les récits oraux. Elle est aussi utile que toutes les sciences sociales, mais plus agréable. La littérature se situe au sein des sciences humaines.
- Sur les méthodes, mettre en avant :
- la lecture (y compris par la littérature de jeunesse qui permet un accès-plaisir) ;
- les pratiques d’écriture (telles l’écriture d’invention) ;
- les textes : ne pas s’en tenir à la littérature française ; aux grands auteurs de l’identité française (que tout élève devrait connaître) il faut ajouter les grands textes de la culture européenne ;
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l’enseignement de la littérature devrait former avec l’histoire et la philosophie un pôle des humanités pour coordonner une histoire de la pensée
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