Pour la majorité des gens, la littérature jeunesse est une immaculée conception destinée à des catégories d'âges : 6-9 ans, 11-13 ans… Des livres à porter selon sa taille et son poids. C'est un territoire que seules quelques bonnes femmes parcourent, un pays oublié sur une carte imaginaire, un outil qui ne sert pas. Pourtant, au fil des ans, il faudrait être aveugle pour ne pas voir gagner en superficie les rayons jeunesse dans les librairies. Mais plus cette littérature envahit, enrichit, moins on en parle. Moins on s'en soucie. Moins on la considère.
Les quotidiens ont depuis longtemps abandonné toute velléité critique la concernant, les universitaires bâillent dès qu'on ose évoquer son existence et dans les familles, si on veut que l'enfant lise, on se fout bien de savoir quel livre il a entre les mains. Difficile dans ce contexte de ne pas comprendre une décision telle que celle bientôt prise par le conseil général du département de Seine-Saint-Denis.
Au temps des restrictions budgétaires, c'est la culture qui apparaît luxueuse, élitaire, non prioritaire. Au temps d'une culture méprisée, c'est la littérature jeunesse dont on peut se détourner comme si elle n'avait jamais existé. La situation est cruelle, elle est alarmante, elle n'est pas surprenante.
Alors quoi, il y a des luttes plus urgentes, non ? Non. Parce que c'est ce département qui abrite le plus grand salon français de littérature jeunesse, le salon de Montreuil, et qu'en ne reconduisant pas les subventions habituelles, la collectivité publique se désengage de toute une politique du livre à destination de la jeunesse. Dans cette affaire, le salon de Montreuil et les activités qu'il organise tout au long de l'année sont menacés, dénigrés, balayés. Laisser faire c'est renoncer au combat exaltant entrepris il y a une trentaine d'années pour faire émerger l'idée que le livre pour enfants n'est pas un sous-livre rédigé par des non-écrivains. Laisser faire, c'est penser qu'il n'est pas nécessaire de former des adultes spécialistes de la littérature jeunesse, qui sauront être les passeurs entre les livres et les enfants. Parce que, ne nous trompons pas, ici comme ailleurs, les livres exigeants ne sont pas les plus accessibles.
Une masse de livres idiots fait barrage entre l'enfant et la vraie littérature. Et les parents bienveillants font rarement des bons prescripteurs de livres pour leurs enfants, préférant toujours lire une histoire douce et tendre à une histoire teigneuse et sèche. Les parents lisent comme ils s'habillent le matin, ils ne peuvent s'empêcher de finir chaque phrase à la manière dont on remonte une fermeture Eclair. La littérature jeunesse, quand elle est de la littérature, n'est pas une protection, c'est une découverte. Penser que le livre pour enfant est finalement une affaire domestique, une affaire privée, familiale, c'est méconnaître dangereusement l'intérêt et le pouvoir de la littérature jeunesse. Oui, le roman jeunesse est un lieu de rencontre entre l'enfant et l'adulte, mais ce qui est passionnant, c'est que cet adulte est un étranger pour l'enfant.
Dans une société qui a tendance à faire de l'enfant une victime de l'adulte, la littérature jeunesse offre une autre voie, joyeuse et optimiste, où l'adulte n'est plus celui qui menace mais celui qui révèle. Il y a tant d'a priori, de lieux communs, d'ignorance autour de la littérature jeunesse pour ne pas soutenir coûte que coûte tous ceux qui ont pour projet d'éclaircir cette friche. Il y a tant de modernité, de vraie politique, d'émotions dans les livres jeunesse qu'il est temps non seulement de réclamer une stabilité financière pour les actions menées par toutes les associations dédiées aux livres jeunesse, mais d'organiser enfin une ample réflexion autour de cette littérature, de ces acteurs, ces passeurs, ces lecteurs. Un enfant touché par la littérature est un adulte sur qui nous pourrons compter.
Christophe Honoré est cinéaste
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