La pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse


Colloque organisé par le CRILJ, les vendredi 8 et samedi 9 février 2019

La pauvreté à l’œuvre

dans la littérature pour la jeunesse

 

Colloque organisé par le CRILJ[1], les Vendredi 8 et samedi 9 février 2019, Auditorium de la bibliothèque Marguerite Duras, 75020 Paris

 

 

Rapaport

Cette rencontre se situe dans une série d’actions menées en 2018-2019, par le Centre de recherche et d’information sur la littérature de jeunesse (CRILJ) qui posent à la fois, la question des représentations de la pauvreté dans les livres écrits à destination des enfants et des jeunes, et celle des conséquences des situations de misère et de précarité sur la jeunesse. Une brochure La pauvreté dans la littérature pour la jeunesse : fictions et réalités a été conçue par le CRILJ pour accompagner et faciliter les actions de médiation programmées sur ce thème.

 

Elle fournit un éventail de titres abordables aujourd’hui par des enfants et des adolescents mais aussi des extraits de textes célèbres évoquant les « pauvres d’hier et d’aujourd’hui », et le questionnaire utilisé lors de l’enquête qui sera évoquée plus loin (2ème journée). 

Malgré quelques défections de dernière minute, la richesse du colloque est telle que nous n’en donnerons ici qu’un petit aperçu. On pourra découvrir bientôt un compte-rendu complet, avec une bibliographie remise en forme, sur le site du CRILJ. 

 

Petit-gris

 

 

Matinée du vendredi

 

André Delobel (secrétaire général du CRILJ) ouvre le colloque en citant un poème de Jehan Rictus, L’hiver, in Les soliloques du pauvre « L’en faut, des pauvres ! »

 

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Françoise Lagarde (présidente du CRILJ) : Peu de recherches sont faites quant aux rapports de l’école et de la pauvreté, malgré l’actualité. Il faut dépasser le barrage de la gêne, de la honte, et ne pas détourner le regard devant cet aspect du réel.

La réalisation de la brochure La pauvreté dans la littérature pour la jeunesse : fictions et réalités a pour but de développer chez les enfants la capacité à s’identifier à ceux qui vivent dans la détresse, leur « donner des outils qui permettent un peu de penser l’impensable.[3] »  

 

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Jean-Paul Delahaye, anciennement IGEN et directeur de la DEGESCO : Ce que la pauvreté fait à l’école, ce que l’école fait de la pauvreté.

Plusieurs travaux de l’auteur ont porté sur ce thème : rapport de 1992, puis rapport de 2015 Grande pauvreté et réussite scolaire : le choix de la solidarité pour la réussite de tousremis à Najat Vallaud-Belkacem. Malgré les efforts de plusieurs associations comme ATD quart monde (voir plus loin, 2èmejournée), ces problèmes ne sont pas assez pris en considération.

 

Qu’est-ce que la pauvreté ?

Simone Weil a dit que « pour devenir invisible », il n’existe pas de moyen plus simple que de devenir pauvre. Il ne s’agit pas seulement de difficultés financières, mais d’une fragilisation liée à un délabrement social. 

L’UNICEF note une aggravation de la situation pour les 6-18 ans vivant dans la précarité : ils sont de plus en plus marginalisés, moins associés à la vie collective que les autres enfants. Les critères de définition de la grande pauvreté varient selon les observateurs. Pour l’observatoire des inégalités, qui classe dans ce groupe les couples avec 2 enfants aux revenus inférieurs à 1400 euros par mois (c’est à dire inférieurs de 40 à 50 % au revenu médian), elle concerne 1 enfant sur 10.

Cette population est distribuée très inégalement sur le territoire français, avec une forte opposition entre certaines banlieues ou zones rurales et des « ghettos de riches[4] »

 

Ce que la pauvreté fait à l’école

De fait, l’école est devenue un organisme au service des pauvres, lieu de solidarité où s’élaborent au quotidien des solutions de premier recours. La précarité implique de multiples problèmes de disponibilité pour les apprentissages, pourtant la pauvreté reste un tabou. 

En effet, les enfants issus de familles en grande précarité ne peuvent pas entrer sereinement dans les apprentissages, comme le montrent bien des témoignages. Comment apprendre sereinement quand on est mal logé ? (bruit, absence d’intimité, et puis « Les jeunes n’ont pas d’espace à leur domicile pour faire vivre ce qu’ils apprennent à l’école. ») Comment apprendre sereinement quand on est mal habillé ? Quand on est mal nourri ? 

Il arrive aussi que ces élèves ne puissent pas participer aux voyages scolaires (le moins cher possible, c’est encore trop pour eux). Si on s’organise pour payer leur séjour à l’étranger lors d’un échange linguistique, par exemple, que fait-on du voyage retour du correspondant étranger ? Ce n’est qu’une des humiliations constantes, que tous les enseignants ne mesurent pas. Ainsi à Arras, malgré une dotation substantielle, égale pour tous, certaines écoles demandaient aux familles jusqu’à 37 euros supplémentaires de fournitures scolaires.

Comment apprendre sereinement quand on est mal soigné ? 

 

Ce que l’école fait à la pauvreté 

Contrairement aux idées reçues, il n’y a aucun lien automatique entre pauvreté et éducation. L’école progresse à certains points de vue : on est passé de 13-14 % de bacheliers en 1970 à près de 80 % ; de 40 % de sortie du système scolaire sans diplôme en 1978 à 10 % en 2014. Aujourd’hui, 44 % des élèves sortent du système avec un diplôme d’études supérieures. Nous n’avons pas à rougir de ce qui a été fait dans ce pays. 

Des problèmes subsistent cependant : 

  • Les inégalités se sont déplacées : 90 % des enfants de cadres ou enseignants passent leur bac « à l’heure », contre 40 % d’enfants d’ouvriers. 75 % des enfants de cadres ou enseignants suivent les filières générales, 70 % des enfants d’ouvriers la voie professionnelle. Au pays du « vivre ensemble », on maquille en « élitisme républicain » ce qui n’est de fait qu’un élitisme social.
  • En SEGPA, 84 % des élèves proviennent de familles de catégories socioprofessionnelles (CSP) défavorisées
  • D’après PISA 2012, en mathématique, la France obtient des résultats moyens. Mais 50 % des élèves à l’heure, en 2nde générale et technologique, obtiennent des résultats équivalents à ceux de tête, la Corée ou le Japon ; 25 %, en 2nde pro ou 3ème« à l’heure », obtiennent des résultats honorables ; 25 %, en retard, obtiennent des résultats comparables à ceux de la Turquie, du Chili ou du Mexique… C’est un système qui fonctionne bien pour 75 % de la population, pas pour les autres, avec des écarts inquiétants, au-delà de ce que Ferdinand Buisson appelait « les exceptions consolantes ». Or, ces écarts s’aggravent, avec en 2012 un effondrement en mathématique (la France se situe à la dernière place).

La France est le pays dans lequel l’origine sociale pèse le plus lourdement sur le devenir scolaire. 

 

Ce qui reste à faire  

Jean Jaurès disait en 1906 que « Quiconque ne rattache pas le problème scolaire ou plutôt le problème de l’échec à l’ensemble du problème social se condamne à des efforts ou des rêves stériles. »

Il faudrait une aide sociale à la hauteur des besoins, des bourses plus importantes (elles sont passées en en 2016-17 de 360 euros par an au maximum à 450, ce n’est pas assez !), sans compter le taux anormal de non-recours aux droits. Les fonds sociaux ont été divisés par 2,3 entre 2011 et 2012, baisse qui n’a pas encore été rattrapée. 

Il faudrait lutter contre la ségrégation sociale entre établissements : 12 % des élèves étudient dans une école où ne sont scolarisés, presque exclusivement, que des élèves défavorisés. À l’inverse, on trouve 3 fois moins de boursiers dans le privé que dans le public.

Le travail personnel est une source majeure d’inégalités, or on consacrait en 2017 18,80 euros par élève à l’accompagnement éducatif en zone prioritaire. En même temps, le budget consacré aux colles des élèves en classe préparatoire faisait passer le surcout par étudiant à 843 euros... L’exonération fiscale des cours privés coute au budget du pays 300 milliards par an… On assiste à un « ruissellement à l’envers » : qui sont vraiment les assistés ?  

Pour passer d’une logique du tri à la réussite de tous, il faudrait :

  • donner une réelle priorité à l’école primaire (contrairement à nos voisins, nous consacrons davantage au lycée) ;
  • mieux former les enseignants à l’hétérogénéité et à la connaissance des élèves de milieu populaire ;
  • être plus attentif aux transitions entre les différents niveaux d’enseignement ;
  • développer les pratiques pédagogiques fondées sur la coopération et l’explicitation ;
  • évaluer de façon à encourager et à donner des repères communs ;
  • choisir les rythmes scolaires dans l’intérêt des enfants, et non pour le confort des adultes ;
  • développer l’ouverture culturelle et numérique ;
  • mettre en place une orientation indépendante ;
  • manifester de la confiance envers les initiatives des équipes ;
  • mener une action résolue pour faire vivre la coéducation.

Les résistances à la démocratisation de la réussite scolaire sont fortes, mais cette évolution est indispensable : les humiliations laissent des traces. C’est le pacte républicain qui est en jeu. Et puis les inégalités freinent la croissance… 

 

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Max Butlen (MC université de Cergy-Pontoise, chargé de missions aussi prestigieuses que diverses, toujours en liaison avec les questions de lecture et de littérature de jeunesse), se fait l’interprète de Muriel Tiberghien (formatrice spécialisée en littérature de jeunesse), qui n’a pu participer au colloque, Littérature de jeunesse et pauvreté : panorama des thématiques des 50 dernières années.

L’étude porte sur 220 livres, romans, contes, contes revisités, livres d’images, documentaires et BD. On constate un intérêt grandissant pour les enfants misérables au XIXèmesiècle, mais il faut attendre le début du XXIèmesiècle pour que se fasse jour la préoccupation de trouver une nouvelle façon de parler de la misère aux enfants, qui tienne compte en particulier de l’afflux de migrants qui focalise des réactions contradictoires. Il s’agit, à travers ces ouvrages, de favoriser la visibilité de la pauvreté. C’est une invitation à construire des réponses personnelles, à s’informer, à s’impliquer… 

On peut dès à présent consulter la liste de ces ouvrages, qui sera remise en forme pour figurer sur le site du CRILJ. 

 

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Frédérique Dutilleul (bibliothécaire) : Mots, graphisme, regards choisis , dans les albums, pour parler de la pauvreté aux enfants.

Pour les images projetées, voir le site du CRILJ ultérieurement. 

 

 

Après-midi du vendredi

Isabelle Valque-Reddé(professeure documentaliste et formatrice), Dire la pauvreté de Victor Hugo à nos jours : quand le langage s’appauvrit. 

Lecture attentive de plusieurs romans de Victor Hugo (Claude Gueux, Notre-Dame de Paris, Les Misérables) à la recherche des vocables utilisés pour évoquer les pauvres, la façon dont on les désigne (la canaille, la piétaille, la populace…), ou dont on décrit la façon dont ils sont vêtus, logés, etc.  On peut évoquer rapidement la fréquence des privatifs (in-, dé-, ex-, sans : sans aveu, sans abri, sans le sou…) ou le nombre et la force des mots commençant par le son/G/ : gâcher, gadoue, galère, galérien, galetas, galoche, galopin, gamin, gargouille, gars, Gavroche, guenille... 

Pour les citations et listes de mots, voir le site du CRILJ ultérieurement. 

 

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Guillemette Tison(MC de l’université d’Artois, secrétaire de rédaction des Cahiers Robinson), La pauvreté dans les romans scolaires de la troisième République.

Nous avons l’occasion de découvrir une forme peu connue, mi-littérature, mi-manuel scolaire, alors que les ouvrages en question, souvent réédités jusqu’en 1950, ont influencé durablement l’entrée dans la lecture à l’école primaire. Le Tour de France par deux enfantsa ainsi connu 400 rééditions. 

Ces romans jouent souvent sur une opposition pauvres/privilégiés, considérée comme une évidence, le résultat d’une fatalité sociale. Quand deux enfants de milieux différents se rapprochent chacun reste à sa place. On voit apparaitre des personnages-types comme le mendiant, le chemineau, le ramoneur, le saltimbanque. On valorise le travail, le souci de dignité, l’épargne, « fruit visible de la prévoyance ». Face aux clivages sociaux, la charité d’abord très présente s’efface peu à peu, dans les ouvrages du XXèmesiècle, au profit de la solidarité. 

Pour les compléments et citations, voir le site du CRILJ ultérieurement. 

 

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Soizic Jouin (conservatrice des bibliothèques, directrice de la bibliothèque Chaptal à Paris) : Des petites filles pauvres qui ne sont pas de pauvres petites filles dans la littérature de la fin du XIXèmeau début du XXèmesiècle.

Dans les romans de cette époque, on trouve beaucoup d’héroïnes confrontées à la pauvreté, des petites fiLa porte ouvertelles pauvres qui deviennent riches, ou l’inverse. La pauvreté n’y est pas idéalisée ; elle permet souvent une prise de conscience. Les riches, évidemment sinistres et rigides, évoluent grâce aux héroïnes, qui donnent plus qu’elles ne reçoivent… On peut dénoncer avec E. Lockhart, dans son roman Trouble vérité, « les niaiseries de ces romans où pauvreté va avec générosité ». On peut noter aussi que tous ne méritent pas cette critique, en particulier le beau roman de Colette Vivier, La porte ouverte

 

Pour les nombreuses références, voir le site du CRILJ ultérieurement. 

 

 

 

 

 

 

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Francis Marcoin (professeur de littérature française, anciennement directeur de l’Université d’Artois, directeur de publication des Cahiers Robinson), Vivre dans la gêne chez Paul Berna : tout près et très loin de la misère. 

 

Dans Le cheval sans tête, le plus célèbre des romans de Paul Berna, la pauvreté n’est pas abordée frontalement : on n’y parle pas « des pauvres », expression qui chosifie ceux qu’elle désigne ; simplement on y raconte l’histoire de gars qui sont pauvres. Ici, pas de discours surplombant. Les héros mènent une vie modeste, mais non misérable. Cf. Les Français par eux-mêmes, physiologie morale du XIXèmesiècle, paru en 1841 : « La misère a ses degrés » : la gêne (la pauvreté frappe à sa porte) ; la pauvreté (privation des commodités) ; l’indigence (privation du nécessaire) ; la mendicité (misère qui conduit au crime).

Dans Le cheval sans tête ouLe piano à bretelles, qui lui fait suite,les héros sont « de petits pauvres, mais pas des enfants de margoulins ». Après guerre, le travail ne manque pas, leur situation médiocre est acceptée avec une certaine philosophie. Ils côtoient ce qu’on appellerait aujourd’hui des marginaux (ferrailleurs, brocanteurs, chiffonniers…), ce qui montre la richesse des relations sociales. A cause de ses personnages, des gens du peuple, le roman est étiqueté « roman populiste », comme Hôtel du nord ou Le Mur[5]

La France est alors beaucoup plus pauvre qu’aujourd’hui (ainsi le cheval à roulettes qui donne son titre au roman a été victime d’un bombardement), mais les écarts sociaux sont beaucoup moins importants qu’aujourd’hui. 

Paul Berna a écrit par ailleurs, sous le nom de Paul Gérard, des romans policiers (série noire à la française), ainsi que des romans d’anticipation. Ses romans pour la jeunesse sont édités dans la collection Rouge et or, assez chère, qui se veut élégante, destinée aux enfants de classes aisées ou à des cadeaux précieux pour les classes moyennes. Il est contemporain d’autres séries célèbres, comme celles d’Enid Blyton. L’auteur le plus proche de lui est cependant Erich Kästner, qui met en scène dans Émile et les détectivesdes enfants qui ne suivent pas toujours les conventions. 

Couronné par un jury d’enfants (au Salon de l’enfance), Le cheval sans tête reçoit un accueil critique plutôt froid : on lui reproche, comme à Hector Malot, un langage jugé argotique, alors qu’il s’agit plutôt, à travers les inventions verbales, d’une affirmation de noblesse. 

La bande à Gaby vit du côté de « la rue des petits pauvres », à Louvigny triage, un « patelin de banlieue », avec décor d’entrepôts, d’ateliers, d’aiguillages… Les femmes font des ménages, préparent les repas. Les enfants lorgnent dans les boulangeries les « polonais » (puddings gluants). Parmi les dix enfants de la bande, Marion (dont la veste d’homme portée sur une jupette inspirera Pullmann pour La croisée des mondes) recueille des chiens abandonnés, galeux, pelés… On pourrait critiquer politiquement ce pittoresque de la pauvreté qui présente un monde plus ou moins idéalisé. Rien à voir tout de même avec Vacances en scooterou Vacances à la ferme, dans la collection bleue…

Les romans qui suivent deviennent peu à peu plus sombres avec la modernité : si Le piano à bretelles est un symbole de la classe ouvrière, Le carrefour de la piese déroule au bord de la N7 et Le kangourou volant à Orly.  Le logement évolue lui aussi, avec le statut ambigu du HLM[6]progrès, hygiène, confort / perte d’un monde à l’échelle humaine). 

 

Cheval sans tête

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Matinée du samedi

 

Gaëlle Le Guern Camara (professeur de lettres modernes et de théâtre au collège Jean Vilar de La Courneuve, co-auteure de manuels scolaires) Le Petit Poucet à l’épreuve du temps, du conte traditionnel au théâtre contemporain pour la jeunesse. 

 

Dans la classification Aarne-Thompson des contes-types que l’on peut trouver dans les collectes de contes,Le Petit Poucet se rattache au groupe AT 327, contes qui ont en commun « des enfants abandonnés dans la forêt », avec pour invariant la pauvreté. 

Mais celle-ci est-elle vraiment un thème fondateur ? Si les contes se rattachant à ce schéma sont très nombreux, le vecteur principal en est Charles Perrault (à la source de toutes les réécritures, y compris celle de Grimm, Hansel et Gretel). La petitesse du héros n’arrive que dans un 2èmetemps mais devient une constante. La pauvreté correspond à un manque qui met l’action en mouvement, ce qui n’était pas le cas dans la tradition orale (Furon Furette, marâtre ou Fillon Fillette, prédateur). On peut rattacher ce motif à la grande famine de 1794, où la disette due aux mauvaises récoltes est aggravée par l’augmentation des impôts. Un dialogue pathétique montre des parents désemparés, qui ne peuvent supporter de voir leurs enfants mourir de faim. Plus loin, l’évocation d’une dette dont le paiement est réclamé par le Seigneur constitue une mise en cause des puissants. Perrault décrit de fait une déchéance des parents, sans formuler de jugement moral. Au contraire chez les frères Grimm, c’est la marâtre qui décide de l’abandon.

Dans les versions simplifiées du conte, le motif de la pauvreté, plutôt abstrait, est réduit, la famine est absente des illustrations (ou peu présente). 

Il resurgit sous une forme différente dans L’Enfant Océan, de Jean-Claude Mourlevat, réécriture romanesque où les 7 enfants naissent dans une famille connue des services sociaux. Il ne s’agit pas ici d’un abandon mais d’une fugue.

On constate depuis quelques années la multiplication des réécritures théâtrales avec 15 parutions ces 12 dernières années.En attendant le Petit Poucetest une réécriture de Philippe Dorin, parue en 2002 ; Bled, de Daniel Danis, est paru en 2009 ; les 2 textes ont en commun une approche poétique. 

En attendant le Petit Poucet, outre le conte éponyme, renvoie à La Bohêmed’A. Rimbaud et à En attendant Godotde S. Becket. Les personnages principaux, le Grand et la Petite, évoquent Hansel et Gretel. Les petits cailloux du conte deviennent un personnage, le petit caillou, compagnon de la Petite. Dans cette histoire, la mère est morte, l’ogre absent (seule apparait sa maison).

Dans Bled, la famille se compose à peu près comme celle du conte. Le Petit Poucet part seul, envoyé par sa mère à la recherche d’un logement. Le décor de la forêt devient celui d’une banlieue défavorisée, avec une famille d’immigrés menacée d’expulsion. On voit la délinquance (violence des jeunes), l’omniprésence de la faim (« Si tu as faim, mange ton poing »), avec des scènes hallucinatoires, et l’injustice sociale soulignée par la confrontation avec les boutiques. Dans la maison dans la forêt, Bled sera en paix avec lui-même, il devient son propre refuge. 

La critique sociale est forte aussi dans En attendant le Petit Poucet, dont les personnages ont tout perdu dans un pays en guerre. Ces réfugiés ne trouvent place nulle part : « Va-t-en, le voilà mon nom... » « Pour mourir, la terre est à tout le monde ». Cette violence est traitée avec un grand réalisme, suscitant une angoisse que la forme théâtrale aide à désamorcer. 

 

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Rolande Causse(écrivaine, fondatrice de l’association La Scribure qui se consacre à la pratique d’ateliers de lecture-écriture et à la mise en place d’évènements comme le Festival livres enfants-jeunes de Montreuil en 1984), Lire vraiment « On est tous dans la gadoue » suivi de « Jack et Guy » de Maurice Sendak. 

Sendak

Rolande Causse retrace la biographie de Maurice Sendak, récit chaleureux et riche d’anecdotes concernant en particulier l’aspect plastique de son imaginaire. Elle nous livre ensuite une analyse extrêmement fine de cet album déroutant. Le texte est celui de nursery rimes très connues aux USA. La conception de l’album a été déclenchée par la vision de pieds dépassant d’une boîte en carton, dans une rue proche d’une luxueuse avenue de New York. Les héros sont habillés de haillons, affrontent deux énormes rats qui emportent un chaton et un bébé noir ficelé, sous le regard d’une énorme lune omniprésente. 

Au-delà des images violentes et de la dénonciation de l’injustice, on voit s’affirmer la capacité des enfants à survivre : tous ensemble, ils vont créer un monde moins horrible... 

Voir les détails de l’intervention sur le site du CRILJ. 

 

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Un enfant de pauvres[7],paroles d’illustratrice : en l’absence de l’auteur, Gwen Le Gac, est interrogée sur sa collaboration avec Christophe Honoré. 

 

Plusieurs albums sont déjà sortis de cette collaboration chez Actes sud : Le terrible six heures du soir, La règle d’or du cache-cache, et L’une belle, l’autre pas

Un enfant de pauvres,le dernier paru, a été illustré dans des conditions différentes des précédentes, puisque l’auteur a livré à l’illustratrice un texte achevé. Un enfant de pauvres

Le héros du livre, Enzo, raconte comment, avant de devenir champion de surf, il est devenu un enfant de pauvres. Comment, alors qu'il avait huit ans, les objets ont commencé à disparaitre chez lui, lampes, chaises, vases, tapis, livres... Ses parents lui ont expliqué qu'ils n'avaient plus de travail. Puis c'est son père qui est parti. Sa mère a vendu tout ce qu'il leur restait et ils sont allés vivre chez une amie, au bord de la mer. Enzo s'est mis à voler un peu, pour se rassurer. Il raconte aussi l'amour d'Éthel et la découverte du surf. 

La première page, suivie d’un retour en arrière, montre le héros sorti d’affaire, ou presque : c’est une façon de rendre supportable au lecteur (à partir de 9-10 ans) la confrontation à la violence de la pauvreté. 

Gwen Le Gac montre comment elle a travaillé, d’abord inspirée par une couleur, le bleu ; elle fait partager les cartes mentales successives, puis les photographies dont elle s’est servie. Elle explique comment ces photos familiales se sont imposées à elle et comment elle les a retravaillées. 

On trouvera un aperçu de son travail sur le site du CRILJ, ou sur le site de la bibliothèque Françoise Sagan, où elle a animé un atelier, et ensuite dans le CR du colloque. 

Voir les détails de l’intervention sur le site du CRILJ. 

 

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Échanges avec Sophie Bordet-Pétillon pour ses ouvrages documentaires, notamment Le petit livre pour parler des sans-abri écrit avec Xavier Emmanuelli (Bayard jeunesse 2018)

Sans-abri

Sophie Bordet-Pétillon, anciennement journaliste au Petit quotidien, travaille à des documentaires sur des thèmes variés. Le livre en question est une réédition enrichie de l’album précédent, Pourquoi les gens vivent dans la rue ?

Le principe de la collection, Les petits livres citoyens, est de partir de vraies questions d’enfants sur des faits de société auxquelles des spécialistes apportent leurs réponses.  Sophie Bordet-Pétillon témoigne du fait que Xavier Emmanuelli, fondateur du SAMU social, a répondu avec beaucoup de justesse, à hauteur d’enfant de 8-12 ans. Les questions sont collectées lors de rencontres dans des écoles, où il est difficile de trouver un accueil à propos d’un tel thème. Pour ce livre, 4 lieux différents et un point de Dans la ruedépart, l’album Dans la rue[8]. Les questions collectées, souvent inattendues, sont parfois complétées par l’auteur (ici, seulement 5 ou 6 questions sur 30), pour ne pas laisser dans l’ombre un aspect qu’elle juge important. 

Le livre comporte des paroles de sans-abri. Il est largement illustré, par Rémi Saillard, pour apporter un peu de légèreté au propos. Sur un thème proche, Pourquoi y a-t-il tant d’injustices ? a connu plusieurs rééditions, ce qui n’est pas si répandu en littérature de jeunesse : il a trouvé son public. Il ne faut donc pas se laisser arrêter par la difficulté du thème à traiter. 

Voir les détails de l’intervention sur le site du CRILJ. 

 

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Carole Desbarats (représentante de l’association Les enfants de cinéma qui depuis 1994 mène une réflexion sur le cinéma et le jeune public) : comment représente-t-on la pauvreté au cinéma ? 

 

L’association met à la disposition des enseignants 95 films. Le dispositif qu’elle a fait vivre, École et cinéma, est remis en cause par le ministère. Il s’agit de le remplacer par un autre dispositif qui devra « voir plus grand », la question étant de savoir si cette augmentation peut se faire sans nuire à la qualité des films proposés. 

Beaucoup de films ont une vision contestable de la pauvreté, présenter celle-ci honnêtement demande un effort. Par exemple Etienne Chatilliez, dans La vie est un long fleuve tranquille, montre du côté des Groseille des décors aux couleurs exagérées… De même, la jeune fille élevée par les Duquesnoy (à la suite de l’échange accidentel de bébés) adopte un maquillage outrancier, comme si le mauvais goût était biologiquement déterminé ! Les films donnent souvent de la pauvreté une image « ripolinée », héritière de la littérature du XIXe siècle Hugo, Dickens...)

Des extraits de quelques films du catalogue vont être projetés et commentés : 

 

Le Kid, Charlie Chaplin, 1921. Dans ce film, la pauvreté est un vrai sujet, outre l’enfance (Chaplin vient de perdre un enfant peu après sa naissance). Il montre le dénuement et ce Le kid peut faire avec : une forme de « travail » (même s’il s’agit d’escroquerie), une réelle affection, un vrai souci d’éducation. Beaucoup de choses passent sous cette peinture de la pauvreté parce qu’on rit avec ceux qui en sont victimes.

 

 

Aniki-boboAniki-bobo, Manoel de Oliveira, 1942. Dans le premier film de M. de Oliveira, tourné à Porto, la pauvreté est un enjeu majeur. Mais sous le régime salazariste, il est impossible de dénoncer. On montre plus le milieu populaire que la pauvreté subie, par exemple les enfants se baignent dans l’eau sale du port, mais la caméra ne pointe pas les déchets qui y surnagent.

 

 

La petite vendeuse de soleilLa petite vendeuse de soleil, Diop Mambety, 1998. Même quand on vise le réalisme, on hésite à filmer des enfants lourdement handicapés, qui mendient dans un bidonville… C’est pourtant ce que fait ce film. Comme le disait Suzanne Lebeau, on peut faire lire des choses terribles aux enfants, à condition qu’il y ait un espoir possible.

On peut voir des choses qu’on ignorait, sans repartir désespéré.

Voir les détails de l’intervention sur le site du CRILJ. 

 

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Françoise Lagarde(CRILJ) et Yvanne Chenouf (AFL) restituent les résultats de l’enquête conduite au 4èmetrimestre 2018 lors des actions de médiation mises en place à Paris et en région : ce que pensent les jeunes lecteurs de la pauvreté.

 

Il ne s’agit pas d’une étude scientifique, avec échantillon représentatif, les résultats de ce sondage sont donc simplement indicatifs. 200 questionnaires ont été remplis, dont 60 en tête à tête, et les enfants y ont répondu avec sérieux.

Il est impossible de rendre compte ici de cette intervention, constituée pour la plus grande partie de résultats chiffrés, commentés au fur et à mesure. On en trouvera l’intégralité sur le site du CRILJ. 

 

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Interrogeons les associations : table ronde qui réunit, autour d’Isabelle Valque-Veddé, Marie Aubinais(ATD Quart Monde), Hasmig Chahanian (IBBY-France) et Hedi Condroyer (Secours populaire français). 

 

Quelle est l’actualité de la vie de votre association ? 

  • Hedi Condroyer (SPF), le grand débat (priorité à prendre en compte, avec le « dire pour agir », y compris un carnet spécialement destiné aux enfants) et la campagne de donations, qui se poursuit jusqu’au 16 Mars.
  • Hasmig Chahanian (IBBY-France) : la BNF réunit des groupes de métiers différents, prépare pour le 4 avril 2019, le 2èmecongrès régional à la foire de Bologne . Préoccupation particulière pour les langues en Europe (multilinguisme). Accueil des enfants migrants en bibliothèque : listes d’ouvrages en arabe, dari, farsi, pachto et ourdou, voir le site IBBY Europe, qui fournit une sélection « Comment choisir des livres ? »
  • Marie Aubinais (ATD Quart Monde) : lutte contre la pauvreté, plus précisément grâce à l’accès de tous au droit, y compris à la culture, pour avoir la parole. Il ne s’agit pas de pallier la misère, mais de l’éradiquer : travail de terrain, sensibilisation, aspects politiques, croisement des savoirs (par exemple sur les indicateurs de pauvreté, travail commun chercheurs-pauvres). Actualité plus précise : la jeunesse, les classes de relégation, les gilets jaunes. Les 26 et 27 janvier, rencontre autour du thème « L’enfant acteur de sa vie » à Lille, sensibilisation d’étudiants en journalisme, et session de formation aux bibliothèques de rue[9].
  • Hasmig Chahanian (IBBY-France) : autre actualité, le décès annoncé ce jour de Tomi Ungerer, prix Andersen 98. Cette année, pour le prix international Hans Christian Andersen, 2 candidats français sont proposés : l’auteur Marie-Aude Murail et l’illustrateur François Roca. 
  • Hedi Condroyer (SPF) signale aussi l’opération « Copains du monde », mouvement d’enfants acteurs de la solidarité, et le documentaire récemment diffusé, Pauvres de nous, qui témoigne du travail d’animateurs-collecteurs et de bénévoles.
  • Hasmig Chahanian (IBBY-France) : autre actualité, en l’absence de structure culturelle sur l’ile de Lampedusa, projet proposé en 2012 parl’Italie à Ibby-Europe : 79 pays ont accepté de fournir des « livres tout en images » (dits abusivement « albums sans texte » ou « silent books » en 3 exemplaires (1 à Lampedusa, 1 à Rome et 1 dans une valise itinérante). Les livres sont pris en mains par les enfants eux-mêmes. L’opération a déjà connu 3 éditions (2013, 2015 et 2017)
  • Hedi Condroyer (SPF) rappelle que comme chaque année, une « campagne vacances » se déroulera de juin à août, avec diverses activités (par exemple le 15 août, emmener 5000 enfants à la mer). Divers partenariats , par exemple avec les éditions Rue du monde, qui offrent des livres aux enfants : « Pas de vacances sans livre » . D’autres projets culturels, qui varient selon les fédérations. Partenariat avec l’Italie à l’occasion du séisme : aide d’urgence, et bibliobus.

 

Un livre qui vous a particulièrement marqué·e ? 

  • Hasmig Chahanian (IBBY-France) en cite deux : Flon-Flon et musette, d’Elzbieta et Les petits bonshommes sur le carreau, d’Olivier Douzou et Isabelle Simon (souvenirs de l’époque où elle était libraire à Beyrouth).
  • Marie Aubinais(ATD Quart Monde) cite Petit chat noir a peu du soir, Bayard ed. 
  • Hedi Condroyer (SPF) cite Les contes philosophiques de la diversité, d’Evelyne Lagardet et Michel Tubiana, pour résister aux normes corporelles et au harcèlement scolaire. 
  • On renvoie aux travaux de Michèle Petit, qui magnifie ces initiatives. 
Fin Flon-flon

 

 

[1]  Centre de recherche et d’information sur la littérature de jeunesse.

[2]  Bon de commande sur le site du CRILJ, www.crilj.org(3 euros + frais de port),

[3]  Elzbieta, décédée en octobre 2018, à propos de son album Petit gris, Pastel 1995. 

[4]  Jérôme Fourquet, rapport remis à la Fondation Jean Jaurès en février 2018.

[5]  JP Sartre accepte d’ailleurs le prix du même nom, alors qu’il refusera le prix Nobel. 

[6] Cf. Saint-Marcoux, Mon village au bord du ciel

[7]Actes sud junior 2016. 

[8]Olivier Tallec, Clémentine Frémontier, Xavier Emmanuelli, Le baron perché ed., 2006. Kamel, Jean-Claude, Marie, la famille L. Quatre situations d'exclusion différentes, quatre histoires vraies recueillies et mises en images pour montrer que vivre dans la rue n'est jamais un choix d'homme ou de femme libre.

[9]Principes, qui se déclinent localement : proposer un lieu mobile, en extérieur, trait d’union vers la bibliothèque ; rencontre avec des livres et autour du livre ; objet de plaisir partagé à partir d’un enfant qui choisit le livre, formant comme un halo vers d’autres enfants ; dynamique culturelle en lien avec bibliothèque, associations, mairie, école...

Soumis par   le 23 Février 2019