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Le français au collège… le poids des copies
« Un jour un monsieur alla rechercher du travail. Parce que il était pauvre. Il pouver pas payer le loyer donc il sont enlève l’étricité ect. Il regarda le journal et il voyait une place pour la cuisine. Le monsieur appella la dame et lui bon voilà je pourait travaillait avec vous. Lui a dit d’acord vous commence demains a 9. Lendemain matin la dame ce posé des question. Le monsieur dit je m’escuse pour mon retard, je ne les pas fait exprès, c’est mon réveil qui n’a pas sonné dit sa le monsieur. Le dame dit je m’en contre ficher de tes histoire. Tu est renvoyer. Mais madame. Il y a pas de madame. Le monsieur sortir triste. Il voit sa famille qui vient et tu as quoi je suis renvoyer de mon boulot parce que j’été en retard. La femme du monsieur disa c’est pas grave mon chérie vient on rentre a la maison. Les enfants disa il y a quoi non non rien marcher on rentre a la maison. »
Voilà la première rédaction que Pascaline m’a remise en ce début d’année.[i] Le sujet était, après un travail initié par l’observation d’un extrait de Zazie dans le métro, de Raymond Queneau, Imaginez une histoire dans laquelle un personnage dira : « Jmèskuzpourmonrtar. Jlépaféhexpré, cémonréveilkapaçoné. » Cette transcription[ii] avait été élaborée collectivement dans un exercice précédent.
Un problème de maitrise de la langue, certes…
Il s’agit d’un « premier jet ». Cette rédaction m’a bien embarrassée, d’abord parce que je ne savais par quel bout la prendre pour aider Pascaline à l’améliorer lors de la production de son « deuxième jet ». En effet on y trouve à la fois :
- Des approximations du lexique oral (« il sont enlève l’étricité »).
- Une méconnaissance de la syntaxe avec certaines « phrases » : subordonnée sans principale (« Parce que il était pauvre. »), carence de la ponctuation en particulier lorsqu’il y a dialogue et il y en a beaucoup car pour Pascaline dire ou ne pas dire, c’est faire : le centre de son texte n’est-il pas entre « c’est mon réveil qui n’a pas sonné » et « Tu est renvoyer » ?
- Une orthographe syntaxique calamiteuse, en particulier pour ce qui concerne les formes verbales mais aussi les accords, les homonymies. Par contre l’orthographe lexicale n’est pas si défaillante. On peut penser que pour Pascaline, la langue ne fait pas système, qu’elle n’est pas du tout entrée dans la dimension métalinguistique. La langue sert à dire, dire c’est agir. Point barre. L’écrit ne sert qu’à transcrire la parole.
On retrouve également des classiques comme le pronom « ils » utilisé sans antécédent et dont le référent implicite est une arbitraire et incompréhensible sphère de pouvoir.
Mais une parole essentielle, à ne pas étouffer, à encourager :
Pourtant mon embarras n’était pas lié à la seule abondance d’erreurs qui faisait que je ne savais quelle piste pointer pour un travail linguistique. L’autre pan essentiel de la problématique à laquelle j’étais confrontée est que ce texte, même en l’état, est porteur d’un message essentiel, existentiel. De nombreuses « erreurs » sont d’ailleurs expressives.
Ce texte est très marqué par l’oralité. Comme beaucoup d’habitants du quartier où se trouve le collège, Pascaline a un débit assez saccadé, marqué par de multiples accents d’intention. La subordonnée isolée, « Parce que il était pauvre. » est certes une « faute » contre la norme, c’est aussi un effet que l’on pourrait attester chez des écrivains reconnus : elle met ainsi en exergue une clé pour l’interprétation de son écrit : la misère qui frappe de nombreuses familles, sans trancher la question de la prééminence de son lien de causalité avec le caractère vital de la recherche d’un emploi ou de son lien à la perte de la source d’énergie essentielle dans la société contemporaine : l’électricité. Dès la première ligne les fils de la tragédie sont noués.
Ce texte dit très fort la frustration d’un ressenti d’arbitraire. L’intériorisation de l’injustice sociale s’exprime avec le « ils » anonyme qui décide de couper l’électricité bien sûr. Elle se manifeste aussi dans la confrontation entre cet homme, ce père de famille et la « dame » dont dépend sa possibilité de subvenir aux besoins de sa famille. Le pater familias, figure tutélaire de l’autorité, à laquelle l’école aimerait pouvoir en appeler, se retrouve contraint de s’excuser devant une femme (c’est sans doute un facteur aggravant, même si cette idée ne me plait pas !) qu’il vouvoie, à laquelle il s’adresse poliment, à laquelle il présente une excuse de gamin qui ouvre une brèche sur sa sphère privée. Face à lui, il a une femme despotique qui le tutoie et l’écrase : « Le dame dit je m’en contre ficher de tes histoire »
Arrive une autre femme, une force tranquille, une « mère courage qui se déplace toujours entourée de sa couvée, qui n’accuse pas, qui console l’époux humilié et qui, par son silence, son absence de récriminations, protège ses enfants contre les agressions du monde adulte : « Les enfants disa il y a quoi non non rien marcher on rentre a la maison. » Le jour de la rentrée, Pascaline arborait avec fierté sa nombreuse fratrie (j’ai d’ailleurs déjà eu dans ma classe quatre de ses ainés) ; cette appartenance à une tribu est sans doute une force, l’union contre l’adversité apporte un peu de la sécurité que la précarité sociale refuse.
Plus que des problèmes linguistiques, c’est de l’authenticité de cette parole qu’est né mon dilemme.
En effet j’ai été très marquée par un stage avec Dominique Bucheton et ce qu’elle dit de la nécessité, pour construire l’élève comme sujet scripteur, de se poser en lecteur et non, perpétuellement en correcteur-censeur. Elle reprend et développe cette idée par exemple dans Écrire en ZEP[iii].Or le texte a des propriétés essentielles, caractéristiques pour moi de la littérature : il exprime de façon sensible (et pudique) l’humanité. Il m’a touchée dès la première lecture par l’évocation simple d’un tableau familial qui prend à contrepied les représentations traditionnelles des familles populaires et qui prend à contrepied la représentation dominante dans l’établissement à l’égard de cette famille en particulier où l’on croit généralement que ses enfants « ne sont pas éduqués ». Ce que montre ce texte, c’est que ces enfants sont aimés, protégés… Ce qu’il dit aussi, c’est que, à travers le vécu familial, ils apprennent à « se blinder » contre la dureté de leur vie. Et ce « blindage », il me va falloir le franchir sans violence.
A l’analyse d’autres caractéristiques du propos de Pascaline me frappent, non plus au niveau émotionnel, mais intellectuellement. Sans en avoir l’air, Pascaline s’est engagée dans son texte. C’est d’ailleurs le seul qui ne soit pas une histoire de galopin arrivant en retard au collège ou à l’école !
Une réécriture à quatre mains
Pascaline est la seule dont la copie ne portait aucune trace de ma lecture et aucune consigne de réécriture. En aparté, je lui ai expliqué mon embarras face à une histoire très riche qui me touchait mais qui était écrite avec plein d’erreurs à corriger. Je lui ai proposé que nous en fassions la réécriture ensemble, ce qu’elle a accepté.
En fait ma démarche s’inscrit dans la droite ligne des propositions de Dominique Bucheton dans l’ouvrage cité ci-dessus. J’ai appliqué un principe qu’elle qualifie de paradoxal : « plus l'élève commet de fautes, moins il y a de rouge sur sa copie... et plus les remarques se dirigent vers quelques priorités clairement identifiées, même s'il faudrait dire bien autre chose. » Comme nos relations à Pascaline et moi sont « tumultueuses », je ne veux pas prendre le risque d’un écrit mal interprété. Tout passera dans un dialogue apaisé où j’avancerai pas à pas, pour être sure de ne laisser planer aucun malentendu. Une fois ce principe acquis, il m’a fallu créer les conditions pour pouvoir être avec elle, exclusivement, et… avec les autres.
Dans un premier temps, avec la classe, un travail collectif a donc été effectué sur une rédaction, de même longueur que celle de Pascaline, qui présentait des travers habituels : quelques petits accords pour l’orthographe, un ou deux temps verbaux à revoir, un ou deux implicites à lever, l’organisation par des paragraphes à effectuer et surtout la ponctuation du dialogue amorcée mais à parachever. Ce travail effectué collectivement grâce au vidéoprojecteur, devait donner des billes à chacun, permettre d’élaborer quelques fiches, et éclairer les consignes de réécriture.
Dans un second temps, pendant que ses camarades effectuaient leur réécriture de façon autonome, à partir de consignes, d’annotations et en s’entraidant (celui dont le devoir avait été corrigé collectivement passant de groupe en groupe, au service de tous), je me suis assise à côté de Pascaline, j’ai posé mon portable devant elle, où son texte était transcrit tel qu’il figure au début de ce billet.
Spontanément, Pascaline a commencé à corriger de l’orthographe. Le premier travail que j’ai fait avec elle a été de choisir les passages à la ligne pour structurer les différents moments de l’histoire. Cela a impliqué une réflexion sur ce qu’elle souhaitait donner comme impressions : l’urgence, la malchance, la tristesse partagée. Ensuite elle a éclairci le début pour rendre plus clair le cercle vicieux de la pauvreté. Pour parvenir à verbaliser ses intentions, le dialogue a été essentiel, mon travail consistant à formuler les effets produits par différents choix. Il ne restait guère de temps pour la suite, j’ai donc choisi de prendre beaucoup en charge le travail orthographique et linguistique, ceci pour concentrer l’attention de Pascaline sur la mise en forme du dialogue.
« S'intéresser aux attitudes du sujet écrivant, c'est du point de vue du geste d'évaluation, repérer toutes les conduites de retour sur le texte, les rendre visibles (bannir l'effaceur !) et en même temps les socialiser (banaliser, organiser le dialogue écrit ou oral avec le maitre ou les pairs pour travailler et reprendre un texte) », écrit aussi Dominique Bucheton. J’espère que cette heure aura permis à Pascaline d’amorcer la construction d’une représentation de l’attitude du sujet écrivant. Je n’ai pas d’illusion : je me suis trouvée dans la situation sur le haut plateau iranien, qui sème son blé sans savoir ni si ni quand il pourra germer. J’espère être capable de créer d’autres occasions pour que cette attitude indispensable à la construction de ses compétences se cultive, s’ancre et permette de donner sens aux connaissances que je m’efforce d’enseigner / faire apprendre.
« Accepter des normes c'est accepter d'appartenir à une communauté. C'est en cela que nous postulons qu'un rapport au savoir est toujours socialement construit. » Enseigner l’écriture en ZEP implique à mon sens de respecter les défenses que nos élèves et leurs familles sont obligés de se construire. Ceci ne signifie pas accepter un statu quo mais ne pas abattre le fragile échafaudage qui leur permet de tenir avant de leur avoir permis de construire sur des assises plus solides et sans les couper de leurs racines familiales. Il faut savoir entrer dans une « négociation » interculturelle pour que les savoirs soient appropriés.
En guise de conclusion voici le résultat final :
« Un père de famille nombreuse recherchait du travail. Parce qu’il était pauvre, il ne pouvait pas payer le loyer et toutes les autres charges. On lui a donc coupé l’électricité, l’eau… et on menaçait de chasser sa famille de son logement. Un jour, enfin, en regardant les petites annonces dans le journal, il vit une place en cuisine. Le monsieur appela immédiatement la patronne du restaurant et lui proposa de travailler avec elle. « D’accord, vous commencez demain à neuf heures. »
Le lendemain matin, la dame se posait des questions en ne le voyant pas. Le monsieur arriva en courant et dit : « J’meskuzpourmonr’tard. Jlaipaféheksprè. Cémonréveilkapaçoné ». Le dame fut implacable :
« Je m’en contre fiche de vos histoires. Vous êtes renvoyé.
- Mais madame…. essaya-t-il de se défendre.
- Il n’y a pas de madame… » répliqua-t-elle en lui montrant la porte.
Le monsieur sortit désespéré par tant d’injustice : ce n’était tout de même pas de sa faute si, privé d’électricité, son réveil ne fonctionnait pas. Il vit sa famille qui venait au devant de lui.
« Eh ! Tu as quoi ? s’exclama sa femme en le voyant pour la première fois aussi malheureux.
- Je suis renvoyé de mon boulot parce que j’étais en retard.
- C’est pas grave, mon chéri, viens, on rentre a la maison.
- Il y a quoi ? demandèrent les enfants.
- Non, non, rien. Marchez ! On rentre à la maison », s’exclamèrent en chœur les parents. »
Ce texte a été distribué à l’ensemble de la classe.
Parmi les camarades de Pascaline, la majorité n’avait pas assez de ressources pour s’en sortir vraiment bien en autonomie et il n’y a pas une tête de classe suffisante pour « remplacer » le professeur. Par ailleurs je ne pouvais passer plus de trois heures de l’emploi du temps sur cette rédaction.
J’ai donc admis l’éventualité chacun ait ultérieurement son tour pour corriger un texte en monopolisant (ou presque) l’attention du professeur.
[i] Ce travail d’écriture s’insérait dans une séquence où l’on travaille sur le code écrit et le code oral : « On le dit, mais est-ce que ça s’écrit ? ».
[ii] Nous travaillons entre autre sur la différence entre écrire et transcrire. Cette différence est très intéressante pour travailler la norme d’une façon non (moins) normative. Une séance suivante, au cours de laquelle nous avions observé un document tiré de leur livre d’histoire, La Pierre de Rosette, nous a d’ailleurs conduits à analyser un nouveau couple : transcrire et traduire.
[iii] Ecrire en ZEP, BUCHETON D., CHABANNE J.C., © Delagrave –CRDP de Versailles, 2002
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