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L’enseignement n’est pas un simple modelage technique des cerveaux. Le nouveau Conseil scientifique de l’Education nationale ignore les sciences de l’éducation et les didacticiens.
Pas le temps de souffler ! Le ministre envoie sans l’ombre d’une concertation une annonce ou une réforme par mois. La trêve des fêtes à peine achevée, la «Blanquer-Dehaene-mania» reprend de plus belle : maxi photos, double page, longue interview du professeur Stanislas Dehaene, spécialiste de neurosciences désigné pour diriger le Conseil scientifique de l’Education nationale (CSEN) !
La composition sidérante de ce conseil de 21 membres vaut le détour. Il a pour mission de piloter la politique du ministère pour la recherche en éducation, l’innovation et l’expérimentation. S’agit-il d’un gag ou d’une OPA ? La pluridisciplinarité annoncée y chausse les lunettes très étroites de deux ou trois domaines scientifiques et ignore tous les autres !
Mis à part un spécialiste de mathématiques théoriques et deux ou trois spécialistes de l’évaluation, des statistiques et du management éducatif, l’essentiel des troupes appartient à des champs très connectés : les recherches fondamentales ou appliquées, relevant des travaux des neurosciences (les bases cérébrales des opérations fondamentales du cerveau), de la psychologie cognitive (la mémoire, l’acquisition du langage, l’intelligence, le raisonnement, la résolution de problèmes, la perception ou l’attention, etc.), les travaux cliniques sur les pathologies et leurs applications-remédiations. Mais on ne trouve aucun didacticien de la lecture-écriture, des mathématiques, du sport, de l’histoire ou de la biologie. Aucun sociologue reconnu de l’éducation. Aucun spécialiste de la communication scolaire.
Cinquante ans de travaux ignorés, méprisés, balayés d’un revers de manche. A la poubelle, on reprend tout. «On» va créer des sous-commissions pour réfléchir à nouveau ! La guerre des étoiles pour la conquête de l’espace scolaire a commencé !
Pourtant, depuis cinquante ans, les didacticiens travaillent sur les pratiques scolaires, observent les élèves, les enseignants, les contenus enseignés, s’intéressent aux familles, aux contextes sociaux. Ils croisent leurs analyses pour décrypter les bons fonctionnements, les bugs de l’école, ses évolutions. Ils permettent aujourd’hui d’analyser finement les gestes professionnels complexes des enseignants : ceux qui favorisent la mise en route d’un questionnement ou l’inhibent, ceux qui réveillent ou non les mémoires, encouragent à la persévérance ou la désespèrent. Ceux qui apprennent à penser ensemble ou simplement à répéter, etc. Des convergences se dessinent : l’extrême importance des interactions langagières, l’éthique de la relation à l’école pour le développement de la pensée, la culture familiale.
Mais le plus inquiétant, ce sont les élèves, le regard de leurs familles sur leurs résultats et le mépris abyssal du travail enseignant. Que nous proposent Stanislas Dehaene et ses équipes à titre de modèle pour les apprentissages ? La folie selon laquelle l’apprentissage serait d’abord et surtout l’affaire d’un simple modelage technique du cerveau, avec des «outils», des «protocoles» ; la frénésie de tests vendus par des «experts». Leur visée : «étiqueter», «cataloguer» les enfants.
Alors testons les élèves ! Ouf, ils ont réussi, et toute la famille est soulagée. Malheur ! Ils ont «raté», n’ont pas compris ce qu’on leur demandait ou ont refusé de répondre par peur de se tromper ! Et la galère de l’échec commence. Un désordre fonctionnel, «neuronal», diraient nos amis cognitivistes, s’est produit, une aire du cerveau ne s’est pas allumée ! Vite, vite, remédiation, répétitions, mise à l’écart dans le petit groupe de ceux qui ne comprennent pas assez vite, stigmatisation, image d’eux-mêmes dégradée, cervelle bloquée. Souffrance.
Faut-il pour autant crier haro sur les neurosciences ? Certainement pas. Mais elles sont récentes et les travaux depuis dix ans vont si vite que les affirmations péremptoires d’hier sur la perte des neurones et le vieillissement du cerveau ont été radicalement contestées par les instruments d’imagerie cérébrale. Et ce n’est pas fini ! Les images montrent le miracle réjouissant de la plasticité cérébrale : de nouveaux neurones et synapses réparent ou remplacent en partie des aires cérébrales défaillantes, ou les reconfigurent.
Il faut patience garder, automatiser le plus possible des opérations mentales de bas niveau pour libérer de l’espace pour des résolutions plus complexes. Il faut faire attention aux émotions négatives et encourager les positives. Les neurosciences peuvent aujourd’hui le prouver. Mais par innovation, intuition et recherches, nombre de ces observations ont déjà été intégrées dans la culture des enseignants. Enseigner n’est pas modeler, contrôler, évaluer les cerveaux. C’est un métier au service d’élèves, des personnes singulières, pour leur apprendre à apprendre, à parler, à travailler, à penser et à vivre ensemble. Les évolutions nécessaires de l’école, une des plus importantes institutions de la République, ont besoin de démocratie, d’écoute, de respect, de collaborations de l’ensemble des communautés de recherche s’intéressant aux questions d’éducation, et tous les acteurs : enseignants de terrain, cadres, associations diverses. Ce ne peut être l’affaire d’un groupuscule et de quelques décrets.
Lire aussi : Enseigner n'est pas une science, Roland Goigoux, Libération 4 février 2018
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