Copie au Ministre de l'Education nationale
Le 3 mai 2020
Monsieur le Premier Ministre,
Nous prenons la liberté de vous écrire, dans cette période troublée et anxiogène, pour vous exprimer le désarroi des professeurs de français en lycée, de leurs élèves et de leurs parents, qui déplorent de ne pas être entendus à propos de l’oral de l’Épreuve anticipée de français en classe de première. La décision du Ministre de l’éducation de le maintenir comme seule épreuve d’examen en présentiel nous a surpris, dès la première annonce, tant nous anticipions que la tenue de cet oral serait compliquée, voire irréalisable, dans les conditions sanitaires et matérielles indispensables à la protection et à l’équité. Nous avons lancé alors une pétition contre le maintien de cette épreuve, dont le nombre de signatures a dépassé les 57 000 et ne cesse d’augmenter. La persistance du Ministère à maintenir cette épreuve plonge nos collègues dans une forte appréhension, augmentée du sentiment de n’être ni écoutés ni entendus.
C’est parce que, comme professionnels responsables, nous croyons en cette épreuve orale, et en ses qualités formatrices aux plans langagier, culturel, social et civique, que nous nous inquiétons d’un déroulement qui ne garantirait pas qu’elle se tienne dans des conditions satisfaisantes pour tous. Or ces conditions sont loin d’être remplies.
La question sanitaire est première actuellement, et nous savons gré à votre gouvernement d’en avoir fait la priorité. Mais nous voyons mal comment la sécurité sanitaire pourrait être assurée dans le cadre d’un oral où les professeurs seraient en contact rapproché avec un nombre important de candidats. Les uns et les autres porteront des masques, imaginons alors la fatigue des professeurs en fin de journée, quand ils auront écouté pendant huit heures des élèves qui, souvent peu à l’aise à l’oral, auront parlé d’une voix faible derrière un masque, et qu’ils devront encourager, relancer, en parlant eux aussi derrière un masque. Et toute tentation de se rapprocher pour entendre mieux leur fera courir un risque supplémentaire.
La question technique nous interpelle aussi. Comment est-il possible d’organiser matériellement cet oral ? Comment les professeurs vont-ils établir les listes de textes et les soumettre aux services du rectorat dans les temps ? Au mieux, les lycéens retourneront dans leurs établissements en juin, si la décision en est prise le 2 juin. Dans ce cas, ils devront reprendre un travail présentiel dans toutes les disciplines, retrouver un rythme et des contacts qu’ils ont perdus, et par groupes très réduits par rapport à leur classe habituelle. On peut donc imaginer le nombre d’heures de français dont ils pourront bénéficier début juin, avant les dates de l’oral. Et les professeurs de français devront-ils alors faire porter tous leurs efforts sur la préparation de l’oral, ou finir le programme de textes qui n’a pas pu être bouclé avant le 15 mars, tout en continuant à enseigner à distance pour ceux qui ne seront pas présents ?
Car, si la continuité pédagogique a pu permettre à deux tiers ou trois quarts des lycéens de continuer à travailler l’écrit, aucune préparation à l’oral n’a pu avoir lieu. À la mi-mars, les professeurs n’avaient pas eu le temps d’y préparer correctement leurs élèves. Ils avaient pu donner des notes d’oral comme d’écrit, préparer les épreuves écrites qui demandent un entrainement réitéré, travailler une partie des œuvres et textes pour l’examen, mais ils n’avaient pas pu organiser de bac blanc durant lequel les élèves auraient pu se tester après entrainement. Quant au quart ou au tiers des élèves qui ont décroché malgré les efforts de leurs enseignants, il sera bien trop tard début juin, si les cours reprennent, pour qu’ils puissent rattraper l’enseignement qui leur a manqué pour passer l’oral dans des conditions d’équité indispensables à la justice sociale qui est un des piliers de notre nation.
Pourquoi faut-il absolument que cet oral de français ait lieu ? Et pourquoi lui seul ? Ces questions taraudent les professeurs et les élèves dont l’angoisse est augmentée par la nouveauté du programme de 1èreet la nouvelle définition de l’épreuve orale sur laquelle personne n’a de recul.
Les élèves vivent le sentiment d’injustice d’une forme de double peine, ils subissent une réforme de programmes insécurisante entre la 2nde et la 1ère, et en plus sont les seuls à avoir un examen maintenu alors que tous les autres voient leur contrôle continu validé. Et ils vont arriver à cet oral dans un état d’impréparation particulièrement stressant : fallait-il en rajouter aux stress qu’ils subissent déjà, sanitaire, mais aussi dû à l’isolement à un âge où les camarades et la socialité sont un besoin particulièrement vif ?
Quant aux professeurs, ils cumulent une nouvelle insécurité devant une épreuve didactique que n’a validée aucune expérience, et l’angoisse d’envoyer à l’examen des élèves impréparés. Ils ont fait le maximum dès le début du confinement pour s’adapter à une situation inédite, inventer des formes de communication et d’enseignement à distance auxquelles ils étaient peu ou pas préparés, comme l’ensemble de leurs collègues. Mais, en plus, comme professeurs de français, ils doivent transiger avec leurs valeurs professionnelles en envoyant à une épreuve nouvelle des élèves qu’ils n’ont pas eu le temps de préparer. Combien feront le choix de rester chez eux, au risque de pénaliser les élèves qu’ils auraient dû interroger à l’oral ? Combien feront le choix de mettre en danger leur sécurité sanitaire et psychologique pour répondre à l’injonction de maintenir un oral dont ils ne comprennent pas l’impérieuse nécessité ?
Monsieur le Premier Ministre, nous vous demandons d’écouter et d’entendre les professeurs de français qui vous appellent, dans leur écrasante majorité, à supprimer cet oral de français en Première pour cette année 2020.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Premier Ministre, en l’expression de notre profond respect.
Viviane YOUX,
Présidente de l’AFEF
Copie au Ministre de l’Éducation nationale.
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