Le reportage diffusé à la fin du journal de 20 h le 15/11/05 a provoqué, chez de nombreux enseignants, stupeur et colère. Comme eux, je suis très surpris de constater que les journalistes de votre chaîne persistent à inviter des enseignants peu scrupuleux et sous-informés lorsqu’il s’agit d’évoquer l’apprentissage de la lecture.
Comment en effet apporter crédit à Madame Boutonnet, dont les écrits colportent à l’envi rumeurs et ragots sur les conditions de cet enseignement ? Les journalistes de votre antenne ont-ils un carnet d’adresses si limité qu’ils se croient obligés d’interviewer des enseignants dignes de figurer dans les plus mauvaises émissions de télé-réalité de vos concurrents ? Pourquoi ne pas inviter des maîtres informés qui pourraient apporter des éclairages sérieux et complets sur les apprentissages réellement menés à l’école primaire ?
Madame Boutonnet est connue pour ses prises de positions rétrogrades, pour ne pas dire réactionnaires. Elle se plait à jouer les martyrs, prétendument persécutée par l’institution scolaire, alors même qu’elle œuvrerait pour le salut des jeunes élèves de banlieue. En fait, il n’en est rien, cette enseignante n’a jamais été inquiétée. De fait, elle n’a ni l’étoffe d’un Jean Moulin persécutée par les vilains responsables de l’Éducation nationale, ni véritablement le charisme. Et si l’on veut bien perdre quelques minutes à lire son ouvrage (Journal d’une institutrice clandestine, Fayard, 2003), on constatera que ses propos consistent à égrener poncifs et calomnies, et que sa pensée reflète assez bien l’ennui qui doit animer sa pédagogie.
Concernant l’apprentissage de la lecture au cours préparatoire (du cycle 2) de l’école primaire, les programmes et instructions en vigueur sont clairs ; il y est explicitement précisé que "Pour identifier des mots, l’apprenti lecteur doit avoir compris le principe qui gouverne le codage de la langue écrite en français : les lettres ou groupes de lettres (graphèmes) représentant le plus souvent des unités distinctives de la langue orale (phonèmes) assemblées en syllabes" (Qu’apprend-on à l’école primaire, programme du ministère de l’Éducation nationale, XO-editions, 2002, p. 72). Suivent 14 pages qui détaillent les conditions et modalités de cet apprentissage, et notamment le passage suivant qui met en garde les maîtres de ce cycle : "Certaines méthodes proposent de faire l’économie de l’apprentissage de la reconnaissance indirecte des mots (méthodes globales, méthodes idéo-visuelles…) […] On considère souvent aujourd’hui que ce choix comporte plus d’inconvénients que d’avantages" (Ibid., p. 78). Comme on le voit, les principes issus de la méthode globale sont écartés. Pourquoi dès lors Madame Boutonnet se présente-t-elle – et ses quelques collègues visiblement manipulées – comme le dernier rempart face à une administration qui prônerait LA méthode globale ? En fait, cette méthode, régulièrement présentée comme l’apanage des maîtres progressistes, n’a jamais été réellement pratiquée. Elle a été mise au point dans les années 1920 par un médecin pédagogue belge, Ovide Decroly, et reprise dans les années 1960 par quelques-uns de ses collaborateurs ; mais elle n’a eu, en France, qu’un succès très limité et éphémère. Les enquêtes menées à cette époque montrent que moins de 20 % des maîtres de CP l’ont utilisée, et encore sur une période très courte ; la plupart l’abandonnant en cours d’année, pour revenir à des méthodes alphabétiques plus classiques.
Si Madame Boutonnet s’était quelque peu renseignée et avait suivi de façon moins "clandestine" sa formation initiale, elle aurait au moins appris cela. Plutôt que de donner la "mauvaise" parole à ces enseignants, la rédaction de votre journal devrait inviter, interviewer ou filmer les nombreux enseignants qui savent à la fois intéresser leurs élèves en conduisant des apprentissages attrayants et adaptés, en s’appuyant notamment sur des textes littéraires et documentaires motivants et récents, et maintenir la rigueur nécessaire à la maîtrise du système alphabétique du français. Il n’y a pas de contradiction entre une pédagogie moderne, intelligente, adossée aux résultats des recherches les plus actuelles, et une pédagogie combinant pertinence et précision méthodologiques. Il ne manque pas d’enseignants – exerçant dans des banlieues difficiles ou ailleurs – capables de montrer leur savoir-faire professionnel sans avoir recours à des manuels dépassés, qui sont autant de vieux grimoires pédagogiques, exhumés de greniers où ils auraient dû rester pour cause de textes indigents, de vocabulaires dépassés et d’exercices souvent parcellaires et erronés.
De fait, si les auteurs de ce reportage avaient pris quelques précautions, ou tout simplement s’ils avaient exercé la plus élémentaire déontologie, ils n’auraient pas colporté de telles contre-vérités.
Mais comble d’ignorance, il faut aussi entendre, dans le dernier commentaire de la journaliste, le chiffre très fantaisiste de 30 % d’élèves entrant au collège sans savoir lire. Et pourquoi pas 40 ou 50 %… ! À cette surenchère médiatique, la rédaction de France 2 ne se grandit pas. De fait, là aussi, la journaliste de ce reportage aurait dû vérifier les données fournies, pourtant très officiellement, par le ministère de l’Éducation nationale, à partir des évaluations passées par tous les élèves de sixième. Ces chiffres montrent, depuis plus de dix ans, que 15 % des élèves sont réellement en "grande difficulté" de lecture (14,9 % très exactement, selon l'"Étude spécifique relative aux élèves en difficulté en lecture à l’entrée en sixième", parue dans Les Dossiers n° 112, du ministère de l’Éducation nationale, 1999). On est loin des 30 % avancés par cette journaliste ! Certes, ces 15 % d’élèves repérés en difficulté constituent un public encore trop important, mais au moins ceux-là peuvent-ils, aujourd’hui, poursuivre ou reprendre leur apprentissage de la lecture, au collège et dans les structures spécialisées mises en place. Ce n’était pas le cas des 70 % élèves qui, dans les années 1950, sortaient de l’école primaire sans pouvoir entrer au secondaire, et surtout des 50 % qui n’avaient pas réussi le Certificat d’études primaires. Comment dès lors être nostalgique de cette époque, il faut être amnésique pour regretter cette école qui formait en moins grand nombre et moins bien des élèves lecteurs, susceptibles de suivre des études secondaires.
Au nom de tous les enseignants malmenés dans ce reportage, je vous en conjure, arrêtez de reproduire de tels propos qui mêlent démagogie et nostalgie, et ne font que reproduire des discours convenus, tronqués, et pur tout dire indignes. Aujourd’hui, comme hier, nous n’avons pas besoin d’une telle désinformation. Il serait préférable d’interviewer et de filmer des enseignants modernes et compétents plutôt que d’ouvrir vos micros et vos caméras à ceux qui prétendent "sauver les lettres" et l’école, alors qu’ils ne désirent que nous vendre du papier.
Le 19 novembre 2005
Jacques David
Professeur de français à l’IUFM de Versailles
Rédacteur en chef de la revue Le français aujourd’hui
Conseiller scientifique à l’Observatoire national de la lecture
Madame Boutonnet est connue pour ses prises de positions rétrogrades, pour ne pas dire réactionnaires. Elle se plait à jouer les martyrs, prétendument persécutée par l’institution scolaire, alors même qu’elle œuvrerait pour le salut des jeunes élèves de banlieue. En fait, il n’en est rien, cette enseignante n’a jamais été inquiétée. De fait, elle n’a ni l’étoffe d’un Jean Moulin persécutée par les vilains responsables de l’Éducation nationale, ni véritablement le charisme. Et si l’on veut bien perdre quelques minutes à lire son ouvrage (Journal d’une institutrice clandestine, Fayard, 2003), on constatera que ses propos consistent à égrener poncifs et calomnies, et que sa pensée reflète assez bien l’ennui qui doit animer sa pédagogie.
Concernant l’apprentissage de la lecture au cours préparatoire (du cycle 2) de l’école primaire, les programmes et instructions en vigueur sont clairs ; il y est explicitement précisé que "Pour identifier des mots, l’apprenti lecteur doit avoir compris le principe qui gouverne le codage de la langue écrite en français : les lettres ou groupes de lettres (graphèmes) représentant le plus souvent des unités distinctives de la langue orale (phonèmes) assemblées en syllabes" (Qu’apprend-on à l’école primaire, programme du ministère de l’Éducation nationale, XO-editions, 2002, p. 72). Suivent 14 pages qui détaillent les conditions et modalités de cet apprentissage, et notamment le passage suivant qui met en garde les maîtres de ce cycle : "Certaines méthodes proposent de faire l’économie de l’apprentissage de la reconnaissance indirecte des mots (méthodes globales, méthodes idéo-visuelles…) […] On considère souvent aujourd’hui que ce choix comporte plus d’inconvénients que d’avantages" (Ibid., p. 78). Comme on le voit, les principes issus de la méthode globale sont écartés. Pourquoi dès lors Madame Boutonnet se présente-t-elle – et ses quelques collègues visiblement manipulées – comme le dernier rempart face à une administration qui prônerait LA méthode globale ? En fait, cette méthode, régulièrement présentée comme l’apanage des maîtres progressistes, n’a jamais été réellement pratiquée. Elle a été mise au point dans les années 1920 par un médecin pédagogue belge, Ovide Decroly, et reprise dans les années 1960 par quelques-uns de ses collaborateurs ; mais elle n’a eu, en France, qu’un succès très limité et éphémère. Les enquêtes menées à cette époque montrent que moins de 20 % des maîtres de CP l’ont utilisée, et encore sur une période très courte ; la plupart l’abandonnant en cours d’année, pour revenir à des méthodes alphabétiques plus classiques.
Si Madame Boutonnet s’était quelque peu renseignée et avait suivi de façon moins "clandestine" sa formation initiale, elle aurait au moins appris cela. Plutôt que de donner la "mauvaise" parole à ces enseignants, la rédaction de votre journal devrait inviter, interviewer ou filmer les nombreux enseignants qui savent à la fois intéresser leurs élèves en conduisant des apprentissages attrayants et adaptés, en s’appuyant notamment sur des textes littéraires et documentaires motivants et récents, et maintenir la rigueur nécessaire à la maîtrise du système alphabétique du français. Il n’y a pas de contradiction entre une pédagogie moderne, intelligente, adossée aux résultats des recherches les plus actuelles, et une pédagogie combinant pertinence et précision méthodologiques. Il ne manque pas d’enseignants – exerçant dans des banlieues difficiles ou ailleurs – capables de montrer leur savoir-faire professionnel sans avoir recours à des manuels dépassés, qui sont autant de vieux grimoires pédagogiques, exhumés de greniers où ils auraient dû rester pour cause de textes indigents, de vocabulaires dépassés et d’exercices souvent parcellaires et erronés.
De fait, si les auteurs de ce reportage avaient pris quelques précautions, ou tout simplement s’ils avaient exercé la plus élémentaire déontologie, ils n’auraient pas colporté de telles contre-vérités.
Mais comble d’ignorance, il faut aussi entendre, dans le dernier commentaire de la journaliste, le chiffre très fantaisiste de 30 % d’élèves entrant au collège sans savoir lire. Et pourquoi pas 40 ou 50 %… ! À cette surenchère médiatique, la rédaction de France 2 ne se grandit pas. De fait, là aussi, la journaliste de ce reportage aurait dû vérifier les données fournies, pourtant très officiellement, par le ministère de l’Éducation nationale, à partir des évaluations passées par tous les élèves de sixième. Ces chiffres montrent, depuis plus de dix ans, que 15 % des élèves sont réellement en "grande difficulté" de lecture (14,9 % très exactement, selon l'"Étude spécifique relative aux élèves en difficulté en lecture à l’entrée en sixième", parue dans Les Dossiers n° 112, du ministère de l’Éducation nationale, 1999). On est loin des 30 % avancés par cette journaliste ! Certes, ces 15 % d’élèves repérés en difficulté constituent un public encore trop important, mais au moins ceux-là peuvent-ils, aujourd’hui, poursuivre ou reprendre leur apprentissage de la lecture, au collège et dans les structures spécialisées mises en place. Ce n’était pas le cas des 70 % élèves qui, dans les années 1950, sortaient de l’école primaire sans pouvoir entrer au secondaire, et surtout des 50 % qui n’avaient pas réussi le Certificat d’études primaires. Comment dès lors être nostalgique de cette époque, il faut être amnésique pour regretter cette école qui formait en moins grand nombre et moins bien des élèves lecteurs, susceptibles de suivre des études secondaires.
Au nom de tous les enseignants malmenés dans ce reportage, je vous en conjure, arrêtez de reproduire de tels propos qui mêlent démagogie et nostalgie, et ne font que reproduire des discours convenus, tronqués, et pur tout dire indignes. Aujourd’hui, comme hier, nous n’avons pas besoin d’une telle désinformation. Il serait préférable d’interviewer et de filmer des enseignants modernes et compétents plutôt que d’ouvrir vos micros et vos caméras à ceux qui prétendent "sauver les lettres" et l’école, alors qu’ils ne désirent que nous vendre du papier.
Le 19 novembre 2005
Jacques David
Professeur de français à l’IUFM de Versailles
Rédacteur en chef de la revue Le français aujourd’hui
Conseiller scientifique à l’Observatoire national de la lecture
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