Parcours de formation en ZEP, roman autobiographique
La proximité de la prochaine rencontre-débat organisée par l’AFEF le 13 octobre m’a incitée à jeter un regard rétrospectif sur les 14 années passées dans un collège qui accueille les élèves de la ZUP voisine, un collège déjà stigmatisé lorsque j’y suis arrivée en septembre 1997. Sous l’impulsion de deux principaux dynamiques, les enseignants étaient très accoutumés au travail d’équipe, y compris à la co-animation de cours ou d’« ateliers », et investis dans une démarche de formation continue. Je l’étais aussi, mais ma quête de formation s’est trouvée orientée par des rencontres, plus ou moins problématiques, avec des élèves de ces milieux populaires. Chacun d’eux, à travers ses difficultés et ses réussites spécifiques, a fait évoluer mes interrogations, ma quête d’explications et de pistes à explorer, ma démarche de formation permanente.
L’année épique : « Alexandre » et « Homère[1] »
Je passerai vite sur cette année. J’y ai pris conscience très progressivement de la dimension cognitive de la difficulté scolaire, particulièrement à travers un dispositif concernant deux classes de sixième dans lesquelles ont été répartis une douzaine d’élèves signalés comme en très grande difficulté et précédemment suivis par le RASED. Il permettait aux deux enseignants de maths, aux deux enseignants de français de travailler chaque semaine durant deux heures avec la documentaliste en organisant à leur gré les groupes et les activités. Avec un collègue de maths, nous faisions réaliser, par groupes, des affiches sur une thématique qui importe peu, mais elles devaient obéir à des critères formels très précis et contraignants (cf. annexe1). Une marge de 1cm devait cadrer l’ensemble de l’affiche. Pour la créer (sans appuyer pour qu’elle ne laisse pas de trace sur le produit final – rude contrainte corporelle pour certains), il fallait réinvestir la propriété mathématique suivante : « Par deux points, il ne passe qu’une seule droite ».
Alexandre : « Ҫa ne marche pas votre truc » et de montrer comment il avait bien placé deux points situés à 1 cm du bord de la feuille. « Mais vous voyez, elle ne veut pas y aller ». Pour s’expliquer Alexandre pose soigneusement sa règle sur un des points et s’exaspère parce qu’elle ne passe pas d’elle-même par le second. Je découvrais comment, prise au pied de la lettre par un élève vraisemblablement habitué à la formulation à la deuxième personne de consignes procédurales (explication de mon co-enseignant professeur de maths), la formulation impersonnelle de bon nombre de règles et propriétés aboutit à une pensée magique.
Avec Homère, c’est ma propre violence que j’ai découverte, le jour où, parce que je refusais de le laisser vaquer tranquillement à ses travaux de gravure sur classeur, il m’a lancé « Tu vas voir ta gueule » et où ma main est partie toute seule. Pas fière de moi, c’est dans un premier temps mon contrôle de mes émotions que j’ai travaillé : difficile d’être crédible dans des discours sur la supériorité de la parole et de l’argumentation, quand soi-même on cède à une pulsion violente dès qu’un conflit vous surprend !
L’année « Karim »
Je connaissais Karim de l’année précédente où l’ampleur de ses difficultés avait provoqué en moi de spectaculaires crises de désespoir car je me sentais impuissante à lui éviter un futur d’illettrisme, que je risquais ainsi de programmer ! Et puis le « miracle » a eu lieu. Le travail sur moi et ma capacité à maitriser la situation pédagogique en contrôlant mes émotions est entre autre passé par une formation à la PNL[2] à la suite de laquelle je me contraignais à appliquer à mes appréciations générales les critères d’un feedback efficace. Fait d’un point de vue bienveillant, il poursuit une visée informative et non de jugement, il prend en compte la communication et l’atteinte de l’objectif. Il comporte trois temps : une remarque positive pour disposer l’interlocuteur à l’écoute, un conseil – deux maximum- et, à nouveau, une remarque positive pour la motivation.
Faire un feedback sur un travail de Karim était pour moi un véritable cauchemar car j’avais plus que du mal à trouver deux remarques positives. Un jour donc, en désespoir de cause j’ai terminé mon feed-back en le remerciant de ce que le graphisme de son travail était plus lisible qu’à l’ordinaire. J’avais vraiment l’impression d’avoir sacrifié à un rituel formaliste, vide de sens, et, vu le nombre de ratures, je craignais qu’il ne m’accuse de m’être payé sa tête. Or il n’en a rien été, au contraire. Les yeux brillants, il m’a demandé confirmation. Quand je lui ai confirmé cette appréciation, en pointant sur sa copie les mots lisibles, il était aux anges. A partir de ce moment Karim a rendu tous ses travaux écrits, il concentrait son attention sur la maitrise de sa main et, de façon pour moi totalement inattendue, cela a libéré sa capacité à penser. Les ratures, surcharges et autres marques de confusion ont tendu à disparaitre, des apprentissages se sont mis en route et Karim a pris davantage confiance en lui-même, en ses capacités.
Cette année-là aussi, le même Karim est à l’origine d’un de mes meilleurs souvenirs de classe. Pour préparer une séance d’étude de la langue sur les marques d’intensité dans un extrait du Livre des Merveilles, j’avais demandé aux élèves de recopier dans un dictionnaire la définition du mot « intensité ». En début de séance, Karim, interrogé, ne peut me lire ce qu’il n’a pas écrit ! Je monte en pression et lui de s’excuser : « Je ne l’ai pas trouvée », et moi d’être encore plus furibonde et lui : « je vous jure, j’ai cherché, mais dans mon dictionnaire, il n’y avait que la définition de physique ». Le calme et la sérénité reviennent. Je reporte provisoirement mon objectif didactique pour prendre le temps d’accorder de la considération à la détresse perçue dans la voix de Karim et à la tension suscitée par notre échange. Pendant une heure, dans un climat d’écoute réciproque splendide, nous avons parlé de la fonction et du fonctionnement du langage ! Comment il permet au témoin d’un accident d’évoquer l’intensité d’un choc sans rééditer sa violence, comment les mots peuvent avoir plusieurs sens, comment des glissements de sens peuvent se produire. Comment on imagine facilement que le mot « fil » ne peut qu’évoquer quelque chose de long et mince, alors qu’en persan les mêmes sons désignent un éléphant… Les mots « signifiants » et « signifiés » sont apparus, presque comme des évidences… Un atelier de philo-linguistique improvisé, et un vrai plaisir partagé d’intelligence. La séance sur les marques d’intensité, reportée, a été bien plus facile car, même si les procédés grammaticaux –techniques- demandaient de la durée pour être maitrisés, l’apprentissage grammatical apparaissait pour une fois pleinement légitime. Mes propos sur le droit à l’erreur ont gagné en crédibilité, j’ai été définitivement convaincue de la nécessité d’alimenter avec exigence ces belles intelligences.
C’est un troisième épisode, une séance au CDI consacrée au vocabulaire du temps, qui a réellement changé le statut de Karim dans la classe. Jusqu’alors il entrait dans la catégorie des pitres par pudeur en classe, et dans celle des futurs footballeurs professionnels par fatalité sociale. Ce jour-là, il a gagné ses galons d’« intello ». Après avoir constaté que le temps indiquait à la fois les phénomènes météorologiques (tempête, le temps qu’il fait…) et la durée, la succession, la chronologie (le temps qui passe…), nous avions remarqué une forte présence de mots à connotation mythologique ou religieuse convoquant Chronos, Vénus, Jupiter ainsi que la relation avec l’astronomie et nous nous interrogions sur la relation entre ces éléments. Et voilà Karim qui entame un récit à vous faire frissonner des terreurs de l’homme préhistorique confronté à un univers dont les dimensions et la puissance des phénomènes échappent à son entendement, un homme écrasé, menacé, qui se réfugie dans des explications mystiques et métaphysiques. Il ne restait plus qu’à porter ce récit à l’écrit.
Karim, qui plus tard est sorti du collège sans son brevet mais qui, depuis, a acquis ses diplômes dans l’enseignement professionnel, m’a enseigné la nécessité de faire confiance aux élèves, individuellement et comme groupe, à distinguer mes objectifs d’enseignement de la nécessaire construction d’objectifs d’apprentissage. La rencontre de Karim a orienté mes lectures professionnelles : j’ai commencé à m’intéresser aux sciences de l’éducation, à la métacognition et aux démarches susceptibles de donner aux élèves une prise sur leurs apprentissages en libérant l’expression de leur imaginaire et leurs affects mais aussi en les libérant de l’emprise de ceux-ci. Il me faudra encore du temps pour concevoir d’autres dimensions de leurs acquisitions hors de l’école et l’article de Marceline Laparra et Claire Margolinas dans le dernier numéro du Français Aujourd’hui, consacré à L’attention aux différences, article intitulé « Oralité, littératie et production des inégalités scolaires », me montre que j’ai encore du chemin à parcourir.
L’année de Fatima
Pour cette troisième année en « zone sensible », c’est une classe de troisième qui me revient en mémoire, et Fatima, une forte personnalité qui s’est imposée comme une sorte de porte-parole, exprimant à haute voix ce que pensent ses camarades, comme lors d’une séquence consacrée à l’étude de l’image au cours de laquelle j’ai proposé aux élèves la comparaison de deux photos de presse parues dans deux quotidiens politiquement fort différents et proposées dans le manuel Textes et méthodes de Nathan, p. 29 (annexe 2).
Les élèves ont assez aisément identifié le caractère argumentatif de ces images. Par contre un problème s’est posé sur le sens à leur donner : la photo publiée par Paris-Match a été perçue comme prenant le parti de ces cités de banlieue en se faisant le porte-parole de leur détresse et de leurs appels au secours. A l’inverse,celle publiée par Libération a été ressentie comme d’une froideur hostile. Ces deux titres n’appartiennent pas au champ culturel des élèves qui ne les situent pas sur l’échiquier politique et qui, en décembre 1999, au moment où cette séance a eu lieu, percevaient avec moins d’acuité qu’aujourd’hui l’enjeu politique de la situation des banlieues, du moins ne l’exprimaient-ils pas, on était plutôt dans le sillage de la vague « black, blanc, beur » qui a suivi le Mondial de football 1998.
On peut noter que les deux clichés sont pris de l’extérieur, ils représentent des points de vue étrangers à la cité. Les élèves qui vivent de l’intérieur les banlieues et leurs difficultés, ont été dans l’impossibilité de franchir la « digue » destinée à protéger l’environnement des dangers susceptibles de déferler à partir de ces immeubles, dans l’impossibilité de se distancier, dans l’impossibilité aussi de se situer à mi-distance pour opérer la balance argumentative entre les besoins de la cité et les peurs qu’elle suscite dans son environnement immédiat. Cet exemple illustre parfaitement le fait que des comportements –comme la crispation sur leurs points de vue, leurs a priori, leurs idées toute faites – répondent à un besoin qu’on pourrait qualifier de vital. Ils avaient beau revendiquer le fait d’être des « Auchs », (i.e. des « chauds », de ceux « qui vous mettent le feu »), ils ont besoin de sécurité et de défendre leur image… Cette année-là, j’ai commencé à réfléchir comment moudre mon grain à partir des travaux de chercheurs tels que Jean-Yves Rochex ou Elisabeth Bautier.
L’année Alison et Léa
Il y a eu aussi l’année de Alison et Léa qui m’ont poussée à me former sur la lecture et à découvrir le concept de littératie.
Un jour, Alison, élève de 4ème a explosé en classe : « Non, J’le lirai pas votre truc, et de toute façon je ne comprends rien à ce que je lis ; même quand c’est vous qui lisez je ne comprends rien ; et pourtant j’sais lire ! » Effectivement Alison « savait lire », ou plutôt elle savait déchiffrer, elle lisait même plutôt plus vite et plus correctement que la plupart de ses camarades. Mais elle n’avait pas intégré l’autre dimension de l’acte de lecture : la production de représentations mentales pour construire du sens. Sans doute aurait-elle eu besoin que l’adulte, le maitre ou la maitresse, l’accompagne sur ce chemin. Encore aurait-il fallu pour cela que l’enseignant ait conscience de cette dimension de la lecture, or les enseignants, professeurs des écoles ou des collèges, ignorent souvent cette dimension fondamentale de l’acte de lecture que les psychologues cognitivistes nomment la fonction imageante. En tous cas, je n’en avais pas conscience et, surtout, je devais imaginer des façons de la travailler !
A l’inverse, beaucoup se font les chantres de la « lecture-plaisir », seule lecture valide à leurs yeux. Or cette lecture où le sujet s’abolit totalement[3] est à l’opposé de la prise de distance qui permet de faire du texte un objet d’analyse dont on tire des savoirs.
« Je n’ai pas aimé ce livre car, à aucun moment je n’ai pu rentrer dedans. », écrit Samira à propos de Les Mots de Jean-Paul Sartre. Certes, mais l’enjeu, en classe de troisième, l’étude de l’autobiographie en tant que genre textuel, et le travail attendu, était l’observation dans le livre de faits d’écriture précédemment observés dans un groupement d’extraits avec comme objectif final la capacité à manipuler en production de texte l’écriture autobiographique, sujet récurrent lors de l’examen. Un des objectifs du collège en matière de lecture est sans doute de passer de l’aimer lire relégué dans la sphère privée à l’aimer apprendre (en particulier lors de lectures) et plus encore de passer de l’aimer se reconnaitre à l’aimer connaitre c’est-à-dire découvrir l’étrange(r).
Cette « lecture plaisir » peut même devenir un obstacle lorsque le lecteur investit le texte de ses propres interprétations, l’investissant alors de croyances et valeurs en opposition avec celles véhiculées par l’école.
Ainsi Léa, autre élève de troisième, avait choisi dans un autre contexte, de lire Les petits enfants du siècle de Christiane Rochefort. Elle a adoré ce livre parce qu’elle était « à fond dedans et que ça finissait bien ». La jeune héroïne, enceinte, était épousée par le père de son enfant. Or l’interprétation scolairement admise veut que ce soit une fin tragique. Non pour des raisons de morale mais parce que cette ainée de famille très nombreuse qui oubliait dans les devoirs scolaires la grisaille et la dureté de son existence dans son HLM de Sarcelles au milieu des années 60, est rattrapée par son destin social et qu’elle va vraisemblablement reproduire ce que fut la vie de sa mère.
Mais que dire à Léa dont tout ce qu’elle m’avait donné à connaitre de sa vie dans la cité présentait des similitudes avec celle du personnage de Josiane ? Au point que je l’ai retrouvée quelques années plus tard au détour d’un étal du marché de quartier. Elle avait arrêté ses études pour se marier, avait un petit garçon mais… venait de divorcer. Il y a eu avant et après Mai 68, avant et après le MLF[4]
Alison, Léa mais aussi tous ceux, bien plus nombreux, qui avaient des difficultés avec le déchiffrage –qu’ils n’aient pas achevé leur maitrise des correspondances grapho-phonétiques ou que, englués dans des stratégies alphabétiques, ils n’accèdent pas au sens- nous ont poussés, mes collègues de toutes disciplines et moi-même,à approfondir notre formation dans ce domaine en rentrant en contact avec le laboratoire Langage et Handicap de l’Université François Rabelais.
Après il y a eu des Bilal grâce auxquels j’ai découvert la faille ou l’Himalaya qu’affrontaient les élèves pour lesquels le français est langue seconde et choisi de me former dans ce domaine pour mieux les accompagner dans leur intégration à la classe et leurs apprentissage. Après il y a eu… Constamment de nouvelles voies de questionnement s’ouvrent devant moi. J’en suis arrivée à la conviction que si, dans le cadre de la Rénovation à venir, on voulait vraiment donner aux élèves des milieux populaires des enseignants susceptibles de les accompagner, de les guider vers la réussite, si on voulait vraiment faire de l’école un instrument de démocratisation, on donnerait aux enseignants de ces quartiers obligation et carte blanche pour se former, avec la contrainte de régulièrement produire des écrits –individuels et/ou collectifs- sur le rapport et l’impact de ces formations sur leurs pratiques. Obligation parce que sans formation permanente on devient plus tôt qu’ailleurs un enseignant en difficulté c’est-à-dire un enseignant qui met ses élèves en difficulté. Et carte blanche car les pilotes ignorent tout de ce qui se passe dans les soutes et que la relation pédagogique est faite d’un ensemble d’interactions personnelles qui ne se planifient pas dans les bureaux. Contrainte de produire des écrits pour mettre à distance et mettre en travail afin de décontextualiser aussi bien les constats que les apprentissages afin de les transformer en savoir-faire et de partager ceux-ci. Contrainte d’écrire parce que c’est aussi ce qu’on impose à nos élèves, contrainte d’écrire parce qu’ainsi l’évaluation de la formation cesse d’être de la suspicion et alimente la connaissance des besoins et des ressources de l’école.
Dominique Seghetchian
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