Lire l'article sur l'Expresso du 7 novembre 2017
« Le masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle », stipulait le grammairien Beauzée en 1767. C’est bien pour fortifier la domination des hommes sur les femmes qu’a été édictée la règle grammaticale selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin. Une telle vision du monde est-elle encore acceptable ? En ce cas, n’est-il pas indispensable d’abandonner la règle qui depuis des décennies l’institue dans l’esprit des élèves? Présidente de l’Association Française pour l’Enseignement du Français (AFEF), Viviane Youx éclaire son soutien au manifeste aujourd’hui lancé. Une telle évolution lui parait facile à mettre en place pour « lutter contre le sexisme linguistique » qui passe par l’Ecole. Et par là, chaque enseignant•e de français est aussi amené•e à réfléchir sur les contenus et le sens même de l’enseignement dispensé.
Pourquoi l’AFEF soutient-elle l’appel à abandonner la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » ?
L’AFEF milite depuis longtemps pour que l’orthographe s’adapte aux évolutions de la langue ; avec la règle de l’accord de proximité, l’enjeu moral est de mettre en évidence les stéréotypes sexistes qui sont appliqués dans les accords grammaticaux. Le terme « sexiste » n’est, dans ce cas, pas exagéré, puisque l’accord prioritaire du masculin s’est imposé seulement au XVIIIème siècle parce que, comme l'explique le grammairien Beauzée en 1767, « le genre masculin [était] réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. » Cet argument, qui fait sourire aujourd’hui, est pourtant bien celui qui a servi pour imposer une règle qui, pour être récente, ne nous en parait pas moins immuable. La question des genres grammaticaux n’est pas universelle, certaines langues n’en comportent pas, d’autres comportent aussi un neutre. La langue française est une langue à genres grammaticaux, la répartition des mots entre féminin et masculin est souvent aléatoire, différente de ce qu’elle est dans d’autres langues. Mais justifier la supériorité de l’un sur l’autre des genres grammaticaux par un argument qui prône une telle inégalité entre hommes et femmes relève d’un sexisme primaire, que nous dénonçons depuis plusieurs années déjà.
Par quoi remplacer cette règle ? Selon quelles modalités et avec quels profits, vous demanderont sans doute des enseignant•e•s du primaire et du secondaire ?
Cette règle serait certainement une des plus faciles à modifier pour lutter contre le sexisme linguistique. Pour changer cette convention (qui englobe le féminin dans le masculin), il suffit, quand les deux genres sont juxtaposés, d’autoriser à nouveau l’accord de proximité, qui accorde l’adjectif avec le plus proche des noms qu’il qualifie. Si on enseigne aux enfants que cet accord est plus égalitaire, mais qu’ils peuvent trouver les deux accords écrits, cet apprentissage ne coutera pas beaucoup d’efforts aux élèves, ni à leurs enseignant•e•s. Il est certes plus facile de commencer au primaire, comme pour l’application de l’orthographe rectifiée, mais il n’est jamais trop tard, ce type de convention peut être révisé à tout âge sans trop de difficultés.
En voulant changer une telle règle, certain•e•s vous accuseront de remettre en question les traditions, les normes académiques, les « bons usages » : que leur répondez-vous ?
La langue a toujours changé, les « bons usages » évoluent, la langue s’adapte régulièrement, souvent par économie, pour répondre à ce qui est moins couteux pour les usagers ; mais aussi pour répondre aux évolutions sociales, de nouveaux termes apparaissent pour désigner de nouveaux métiers, de nouveaux outils. La féminisation des noms de métier répond à cet impératif : on s’offusque de la féminisation des métiers considérés comme nobles, il serait normal qu’il y ait des agricultrices, mais les autrices passent mal (terme soutenu par Françoise Nyssen, ministre de la culture), comme les rectrices et les professeures. C’est encore très récemment que des femmes ont pu imposer de se faire appeler « Madame la Ministre ». Une autre rupture dans les conventions fait couler beaucoup d’encre actuellement : l’écriture inclusive, qualifiée de « péril mortel pour la langue » par l’Académie française. Sachons raison garder ! Certaines prises en compte du féminin dans le mot sont simples, avec le point médian, comme dans « enseignant•e•s », et peuvent s’imposer facilement, d’autres, qui modifient la structure du mot, risquent de ne pas résister par difficulté de lisibilité.
De manière générale, quel regard portez-vous précisément sur ce mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
Ce mouvement accompagne un large mouvement social. Ce n’est pas la même chose, en arrivant dans une classe ou dans n’importe quelle assemblée, de saluer par « bonjour à toutes et à tous », ou « bonjour à tous et à toutes » au choix du locut•eur•rice (exemple d’écriture inclusive plus difficile à lire), que de dire : « bonjour à tous », ce qui implique que toutes les filles et femmes présentes se rangent derrière les garçons et les hommes. Pour que les stéréotypes évoluent, l’école doit montrer l’exemple, et un traitement égalitaire des filles et des garçons suppose que toutes et tous soient pris en compte, les filles en intégrant qu’elles sont capables de jouer un rôle social qui ne soit pas limité par les traditions, les garçons en assimilant les normes d’une société égalitaire qui leur donne une place avec les filles, à côté d’elles, mais pas en position de surplomb.
L’AFEF vient de consacrer une journée de réflexion à la dimension politique du métier d’enseignant•e de français : en quoi une question comme celle du sexisme, celui de la langue ou celui des corpus d’œuvres, éclaire-t-elle selon vous la singularité de ce travail qui est aussi un engagement ?
L’enseignant•e de français a partie liée avec les valeurs ; en enseignant les langages, nous sommes constamment en prise avec le vécu des élèves, leur expression, leurs affects, leur identité. Nous avons souligné l’abus dans la corrélation entre la question des genres grammaticaux et celle du genre et du sexe. Dans la littérature de jeunesse, dans les films et séries, les stéréotypes sexistes, après une régression favorisée par les prises de conscience post-soixante-huit, ont à nouveau augmenté depuis vingt ans. Il a fallu une pétition d’une collègue de lycée, Françoise Cahen, pour que la profession, et le ministère, s’alarment de l’absence récurrente d’autrices au programme de lettres de terminale. Malgré des programmes très ouverts au lycée, les corpus ont du mal à s’élargir pour s’ouvrir à la diversité de la production littéraire. Pour les siècles passés, même si on arrive à exhumer quelques autrices méconnues, le corpus restera foncièrement inégalitaire. Pour l’époque contemporaine, notre engagement politique en matière de corpus d’œuvres répond à plusieurs exigences : ouvrir nos élèves à la diversité littéraire d’écrivain•e•s du monde, francophones et pas seulement français•e•s, mais aussi traduit•e•s ; leur enseigner la littérature avec différentes portes d’entrée, la lecture d’œuvres contemporaines et de littérature de jeunesse en synergie avec des œuvres classiques, par l’écriture créative et collaborative, par des activités de prise de parole. Notre finalité n’est pas de faire de tous les élèves des étudiant•e•s de lettres, mais de les outiller, par les différents langages, pour devenir des adultes responsables, équitables, engagé•e•s. Par la littérature, support privilégié pour comprendre le monde et se comprendre, mais aussi par la lecture documentaire, la tenue de débats, l’écriture d’argumentaires : c’est une formation de l’humain que permettent les langages.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
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