Le 12 octobre 2018
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil supérieur des programmes,
Je me permets de vous faire parvenir les préconisations de l’AFEF pour les programmes de français du lycée, après la présentation du rapport du groupe d’experts, lors de la réunion qui s’est tenue avec vous le 4 octobre 2018.
M. Raucy, pilote du groupe, nous a présenté un projet de programmes, dont nous avons souligné certains points intéressants, notamment autour des orientations prises pour l’étude de la langue, la progressivité des points à aborder, et la démarche à adopter. L’accent mis sur la lecture, le carnet de lectures et de formation, les écrits d’appropriation personnelle et leur variété, les pistes de prolongements artistiques et culturels et de travail interdisciplinaire, nous semblent des avancées notables qui tiennent compte des recherches didactiques.
Mais nous avons aussi posé des questions auxquelles n’avons pas obtenu de réponse convaincante et au sujet desquelles nous vous demandons la plus grande vigilance. Elles laissent en effet présager des dérives importantes élèves dans les classes, comme le pointent de très nombreux collègues qui réagissent en masse depuis la publication de notre compte-rendu de réunion.
- L’approche de la littérature par genre et par période historique, si elle part d’un choix louable de contextualiser les œuvres, risque, nous disent nos collègues, de produire un saucissonnage par genres majeurs, et l’insistance sur les périodes classiques risque de rendre plus difficile aux enseignants l’appui sur la littérature contemporaine et vivante pour aider les élèves à entrer dans une littérature classique plus éloignée de leur univers. Et l’approche découpée par genres, qui nous rappelle la « tradition Lagarde et Michard », nous semble peu susceptible de donner aux élèves le gout de la littérature que permettraient des croisements transversaux entre genres et siècles, entre contemporains et classiques. Par exemple, où va trouver place la littérature francophone (encouragée par les programmes) qui comme l’essentiel de la littérature contemporaine et vivante à laquelle elle appartient n’est pas forcément normée ni enfermée dans un genre ?
- De même la question de la réception contemporaine des œuvresclassiques n’est pas abordée par les projets de programmes, et elle ne peut pas se réduire (comme il nous a été répondu) à la lecture des élèves, tous les travaux contemporains sur les œuvres montrent bien qu’une œuvre ne se lit ni ne se comprend aujourd’hui comme lors de sa publication. Cette dimension de la réception contemporaine des œuvres est essentielle à prendre en compte pour donner du sens à la lecture des œuvres classiques.
- Les quatre œuvres imposées partent certainement de la bonne volonté de fonder une culture commune. Mais elles vont aussi ouvrir le champ à une abondante production éditoriale parascolaire, qui vont alimenter une lecture des œuvres « unifiée » du côté d’un discours officiel, face auquel une authentique réception des élèves aura peu de chances d’être prise en compte, et le professeur qui voudrait formuler d’autres hypothèses aura du mal à s’imposer. L’argument de prescrire des œuvres pour circonscrire mieux le champ des questions de la dissertation à l’écrit ne tient plus pour l’oral, où l’on risque de renforcer encore le fait que les élèves arrivent avec des fiches apprises par cœur qu’ils débiteront quel que soit l’extrait proposé.
- L’analyse linéaire d’un extrait d’une quinzaine de lignes d’une des œuvres au programme ne permettra nullement de construire le sens du texte ; elle ouvre la porte à la paraphrase, au mot à mot, sans que l’élève déploie une compréhension du texte et de l’œuvre, comme s’il suffisait de décoder les mots et les phrases pour dégager les explicites et implicites de l’œuvre. Elle ne permet pas, comme ce nous fut répondu, de retrouver les mouvements du texte sur un extrait aussi court. Et elle n’empêchera aucunement que les élèves soient confortés dans la récitation de fiches apprises par cœur et recyclées en fonction de tout extrait qu’ils pourront rencontrer. La didactique de la littérature travaille depuis de longues années sur les formes d’analyse qui permettent appréhension, compréhension et appropriation d’une œuvre littéraire, s’appuyant notamment sur l’expérience sensible d’un sujet-lecteur, et nous sommes effarés de voir comment ce travail est méprisé, ignoré, et balayé sans argumentation scientifique à lui opposer.
- Les points de langue à étudier en classe, et à l’oral de l’examen, devront être très cadrés par les textes et par les recommandations faites aux examinateurs ; le projet de programmes ne prévoit pas de leçon de grammaire systématique : alors pourquoi maintenir ce titre, La leçon de grammaire, qui risque d’entrainer des dérives. Sans l’exclure ponctuellement, le projet de programme préconise plutôt des points réguliers faits à l’occasion de la lecture d’un texte. Mais on connait trop les facilités de l’exhaustivité grammaticalepour ne pas craindre des débordements en classe et à l’examen.
- Rien n’est dit sur l’apprentissage de l’écriture, sur les processus d’écriture. Les multiples et intéressants exercices d’écriture proposés dans le cadre des écrits d’appropriation personnelle sont présentés comme des produits, sans qu’aucune indication ne soit donnée sur les procédures, les cheminements, les allers-retours qui constituent le processus qui permettra de rédiger ces exercices. On nous rétorquera que les programmes ne s’occupent pas du comment ; ils le font dans L’étude de la langue au lycée, l’attention à l’écriture est-elle moins urgente ?
- Nous regrettons au plus haut point l’abandon annoncé du sujet d’invention, ou d’une écriture littéraire basée sur une partie d’invention, pour les exercices de l’EAF, malgré la mobilisation de la communauté enseignante et scientifique.
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les membres du CSP,
Nous avons grand espoir que, dans l’intérêt des cohortes de lycéens qui fréquenteront le lycée dans les années qui viennent, vous sachiez tenir compte de nos préconisations. Ce qui se joue dans ces programmes aura des répercussions à long terme sur le niveau culturel et les capacités de lecture littéraire des jeunes citoyens que nous sommes en train de former. Ces répercussions peuvent les aider, ou non, à faire vivre une société juste et équitable que nous appelons de nos vœux.
Veuillez croire, Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs, en l’expression de notre respect.
Pour l’AFEF, Viviane Youx, présidente
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