Programmes de français : Un déni de démocratie et de pertinence


Café pédagogique 6 mai 2024

 

Une consultation nationale sur les projets de programmes des cycles 1 et 2 a été lancée le 16 avril pour un retour des organisations représentatives le 3 mai, une clôture le 13 mai et une entrée en vigueur en septembre 2024. Le calendrier précipité suggère combien le destin des futurs élèves de maternelle et de primaire a été tracé à l’avance. Dans quel sens ? L’Association Français pour l’Enseignement du Français partage sa réponse à la « consultation ». Le verdict est sans appel : « L’AFEF rejette totalement ces projets de programmes qui sont élaborés dans un déni de démocratie. Ils ne correspondent pas aux besoins des professeurs, sont en désaccord total avec la didactique du français, et nous paraissent très dangereux tant ils mettent sourdement en place un élitisme précoce, par un processus de mise à l’écart des plus faibles. »

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Observations de l’AFEF sur les projets de programmes cycles 1 & 2 

L’AFEF, réunie en CA le 27 avril, a lu les projets de programmes des cycles 1 & 2 en français et a retenu un certain nombre d’observations. Elle insiste sur le fait que ces textes nous sont envoyés comme des projets, mais sont titrés « programmes » sans aucune concertation avec les organisations représentatives.
 

1. Sur le changement des programmes 

a. L’AFEF ne comprend pas à quelle nécessité répond ce changement de programmes. Les programmes de 2015 issus d’une large consultation, très consensuels, ont déjà été modifiés en 2018 et 2020 pour le cycle 2 et en 2020 et 2021 pour le cycle 1. Faut-il déjà les changer ? Ne faudrait-il pas plutôt les améliorer sans soumettre à nouveau les professeurs à ces changements incessants de programmes qui les épuisent. Résultat : les plus chevronnés continueront comme avant à faire ce qu’ils savent très bien faire, les plus jeunes seront angoissés et perturbés par un nouveau changement inutile. La seule raison avancée (la scolarisation à 3 ans) est un argument très faible au regard de la scolarisation massive en maternelle qui existait déjà avant. La raison qui nous apparait en filigrane est celle de répondre à un afflux de contractuels non formés, auxquels on offre un programme-catalogue à déployer point par point, qu’ils n’auraient qu’à appliquer au pied de la lettre, sans le retour réflexif et la liberté pédagogique qui définissent la profession d’enseignant.

b. L’AFEF ne comprend pas le changement de modus operandi dans la construction des programmes. Depuis la mise en place d’un Conseil supérieur des programmes, avant de diffuser un projet dont on sait qu’il sera peu modifié, les associations disciplinaires, interdisciplinaires et les syndicats étaient invités à les discuter, faire des propositions, des modifications… C’est ce qui a été fait pour les programmes de 2015 des cycles du socle commun, c’est aussi ce qui a été fait de 2017 à 2019 pour les programmes de lycée et de lycée professionnel ; là, aucune consultation des organisations représentatives n’a eu lieu ; cet infléchissement de méthode est un déni de démocratie, et cette pseudo consultation a posteriori ne saurait masquer une absence de consultation préalable.

 

2. Sur la conception des programmes 

a. Les textes semblent au premier abord respecter les cycles imposés par la loi d’orientation de 1989, mais leur découpage par année, avec des objectifs précis à chaque palier, anéantit l’intérêt des cycles qui est de permettre aux enfants de progresser à des rythmes différents. De plus, les cycles sont adossés au socle commun, qui disparait aussi, aucune référence au socle commun n’est inscrite, alors que sa maitrise à 16 ans, est toujours affirmée sur le site du Ministère, associée au rappel des 4 cycles qui permettent de le maitriser.

b. Les programmes français, à tous les niveaux, commencent dans leur préambule par un exposé de leurs finalités et valeurs, le sens de l’école, la place de l’école dans la société, la place des parents dans l’école, l’ouverture au monde, la formation d’une culture. Dans le préambule de ces projets, cet exposé n’apparait pas, et les programmes sont détachés du contexte social et familial dans lequel ils s’insèrent. C’est d’autant plus inacceptable dans les cycles 1 & 2 où le lien avec les familles est fondamental, dans un contexte de fortes inégalités scolaires largement corrélées aux inégalités sociales. Un préambule fondé sur des valeurs a aussi pour objet de rappeler combien l’apprentissage est une question de désir, d’affects, aussi bien chez l’enfant que chez l’enseignant qui s’emploie à susciter et déployer le désir de ses élèves par ses propres affects et engagements.

c. Pour le cycle 1, le terme générique « français » constitue un abus de langage dommageable par rapport à ce qu’on peut attendre d’un enfant de cet âge ; le programme de 2015 alignait « les cinq domaines d’apprentissage » sur les capacités des enfants entre 3 et 6 ans, et non sur ce qu’ils seront censés apprendre aux cycles suivants. Ce terme générique « français » ne correspond pas à ce que les enfants sont supposés développer à cet âge, qui est plus de l’ordre du développement des langages, du corps, de la pensée, des interactions, du rapport au monde par une culture de l’oral et de l’écrit.

d. La méconnaissance de l’école qui apparait dans ces projets est profondément inquiétante. Elle réside d’abord dans une ignorance du développement de l’enfant, émotionnel, physique et intellectuel, et des étapes à respecter, qui ne se franchissent pas de manière linéaire, mais circulaire, avec des avancées et des retours en arrière. Elle réside aussi dans une conception de l’apprentissage de vases à remplir : transmission-mémorisation-répétition-évaluation, dont la recherche a montré depuis de longues années qu’elle ne correspond pas à la réalité de la manière dont les enfants apprennent ; ces textes partent du principe que ce qui est enseigné est immédiatement enregistré, que l’on peut cocher une case sans y revenir… la réalité est bien différente. Un enfant peut mettre du temps pour confirmer un apprentissage, ce n’est jamais immédiat, et tous les enfants n’avancent pas au même rythme, une évidence qui n’est plus à démontrer.

e. Les textes, notamment au cycle 1, développent des process à appliquer, montrant une méconnaissance du petit enfant : on ne peut pas appliquer des process à des enfants de 3 ans. Ils ont besoin, pour entrer dans des apprentissages, de leur donner du sens, nécessaire pour installer des mécanismes. Il y faut du temps, des tâtonnements par différentes activités des allers-retours, des réussites d’un jour infirmées le lendemain, des recommencements.

f. Les exigences posées en face des objectifs d’apprentissage sont pour la plupart prématurées aux âges concernés ; et les nommer « réussites » ne change rien, les professeurs se sentent méprisés par ce qui leur est demandé, en totale discordance avec leur connaissance du développement des enfants qu’ils connaissent bien. Les textes leur indiquent, comme des nouveautés, de faire des choses qu’ils ont toujours faites, et leur imposent de faire des choses infaisables. Les attentes de fin d’année sont, pour le cycle 1, hors de possibilité pour 90 % des enfants. Et dans le découpage par années, comment évalue-t on ? Quelle observation est mise en place ? Au bout de combien de fois considère-t-on qu’une « réussite » est acquise ? Ces points ne sont pas éclaircis. De même, comment seront établis les « groupes de compétences », et selon quelle possible évolution ? Comment fera-t-on pour que ce ne soient pas des groupes fixes et figés, au détriment des plus démunis socialement ?

 

3. Sur le contenu des projets de programmes 

a. Les textes pour le français imposent un découpage en vocabulaire, syntaxe… inapproprié avant le cycle 3. Ils montrent une volonté de disciplinariser le langage en « français » dès la maternelle, or si on peut commencer à disciplinariser au cycle 2, progressivement, au cycle 1, les enfants sont dans une phase de développement où cette disciplinarisation n’a pas de sens.

b. Quelques points intéressants :

o L’éveil à la diversité linguistique, s’appuyant sur le système phonologique de l’enfant pour le faire entrer dans la langue française ;

o Certaines explicitations au cycle 2 avec la mention d’enseignement explicite qui serait cependant à moduler ; il est opérant uniquement s’il s’agit d’explicitation d’un raisonnement, de la verbalisation. Et nous mettons en garde contre la systématisation de l’explicitation si elle devient analyse systématique des savoirs de l’enfant, le but doit toujours être l’apprentissage, qui certes peut être analysé avant ou après, mais l’analyser pendant que l’enfant apprend est contreproductif et tend à bloquer l’apprentissage ; dans certains cas, l’explicitation empêche même d’entrer dans l’activité et l’apprentissage.

c. Les textes montrent des confusions importantes entre l’oral et l’écrit ; l’écrit ne peut pas être la norme de l’oral ; et le fait que les enfants parlent une langue orale différente de l’écrit leur permet de faire des passages. C’est un problème que l’on ne permette pas d’utiliser les différences d’usage de l’oral, à différencier des normes de l’écrit.

d. Nous ne voyons pas comment certaines répétitions, gourmandes en temps, permettent de développer du vocabulaire ; par exemple répéter « les mots de proximité (poule/roule/boule/moule) » ne sert à rien, en contexte un enfant ne se trompe pas et va corriger automatiquement, ces exigences de discrimination phonologique ne correspondent pas à la réalité, et les mots visés sont des mots que les enfants maitrisent à cet âge.

e. Les apprentissages sont présentés de manière très mécaniste : en « français » on n’apprend pas des morceaux isolés, tout est imbriqué dans un ensemble complexe ; l’apprentissage de la langue, de la littérature ne se découpe pas, on apprend un tout et non des morceaux qui s’ajoutent les uns aux autres. C’est peut-être différent dans d’autres disciplines, mais notre discipline « français » est trop complexe pour ce type de découpage. Et la didactique du français est totalement méconnue dans la conception que l’on trouve dans ces textes de projets de programmes.

f. En cycle 2, certes, on va vers une disciplinarisation progressive, et les attendus peuvent être plus précis ; mais pas avant le CE1. Le CP doit rester le lieu des langages qui sont trop souvent noyés dans le découpage disciplinaire du français lui-même, où la plupart des enfants ne font plus du tout de lien entre lecture, écriture, langue orale, littérature et encore moins grammaire ! Au CP, il faut donner aux enseignants la souplesse nécessaire pour qu’ils puissent naviguer et non cloisonner les apprentissages. Et là, les attendus qui sont indiqués ne correspondent pas à cet âge, ils sont bien trop élevés. De plus, les programmes, par leurs présupposés que la majorité des enfants ne maitrisent pas, sont stigmatisants ; par exemple en CE1 l’activité « Lors de l’étude d’une œuvre, il écrit la suite d’un passage », est inaccessible à un très grand nombre d’enfants de cet âge.

g. Le modèle d’écriture est un modèle ancien et descendant : « on discute, on écrit, on corrige », qui ne tient pas compte des recherches en didactique de l’écriture. L’écriture est ici réduite à l’acquisition d’outils à entasser, sans prendre en compte les processus d’écriture, et les différents usages et formes de l’écrit, pour comprendre, penser, essayer, se tromper, recommencer, imaginer… Les écrits sont divers et appartiennent à toutes les disciplines, (listes, questions, croquis, tableau), leur maitrise s’acquiert par étapes, collecte des représentations diverses, questionnement, formulations approximatives puis de plus en plus exigeantes, intégrant peu à peu un lexique spécifique aux différentes disciplines. Et l’obsession de la gestion des normes de l’écrit dans ces écrits en émergence, brouillons de pensée, ne doit pas inhiber toute autorisation à réfléchir le stylo à la main.

h. Les textes ne tiennent pas compte de tous les apprentissages invisibles, car tout n’est pas observable. L’enfant a besoin d’un bain de littérature pour former son langage et son esprit. Beaucoup d’acquisitions passent par des d’apprentissages souterrains qui développent différents types de compétences humaines. Notamment l’empathie, qui doit faire partie d’une formation générale de l’humain, et non être détachée et « enseignée » à côté. L’empathie se développe aussi à travers la culture littéraire, la littérature de jeunesse offrant à cet égard un matériau très riche, et la didactique de la littérature insiste sur l’empathie fictionnelle et offre une palette de dispositifs à ce sujet, très bien listés dans les programmes de 2015… ce qui est efficient puisque non amendé jusque-là…

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L’AFEF rejette donc totalement ces projets de programmes qui sont élaborés dans un déni de démocratie. Ils ne correspondent pas aux besoins des professeurs, sont en désaccord total avec la didactique du français, et nous paraissent très dangereux tant ils mettent sourdement en place un élitisme précoce, par un processus de mise à l’écart des plus faibles. Ce n’est pas à cet âge que se forment les élites. Et ceux qui auront été écartés auront beaucoup de mal à remonter la pente.

 

Viviane Youx

Présidente de l’AFEF

La consultation officielle

Dominique Bucheton : « Une copie à oublier »

Mireille Brigaudiot : « Une conception des enfants et de leurs manières d’acquérir le langage qui vient d’une autre planète »

 

Soumis par   le 06 mai 2024