Soi comme objet biographique, par François Dubet


Tous les ans, les éditeurs reçoivent des milliers de manuscrits dans lesquels des individus racontent leur vie, des vies qui, à priori, n'ont rien d'exceptionnel. D'autres milliers de personnes toutes aussi "banales" livrent leurs secrets les plus intimes aux radios et aux télévisions pendant que des millions d'auditeurs et de téléspectateurs, mi-fascinés, mi-voyeurs, s'accrochent à ces témoignages.

On peut toujours dénoncer une sorte de "bêtise" ambiante, souligner que cette production massive d'autobiographies n'égale ni Les Confessions de Rousseau, ni Les Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, mais force est de constater que l'exercice qui consiste à raconter sa vie a quitté le cercle fermé des élites de la culture. Chacun se donne le droit de parler de soi afin de mieux se connaitre et surtout, afin de se faire reconnaitre par les autres dans sa singularité. Peu importe que toutes ces singularités soient recons-truites et se ressemblent étrangement, peu importe que la plupart de ces récits de soi ne relèvent d'aucun travail esthétique et littéraire, nous avons affaire là à ce que les sociologues appellent un fait social. Mieux vaut le prendre au sérieux et ne pas douter de la sincérité de ceux et de celles qui y participent.

On pourrait d'abord se féliciter de ce que les autobiographies sont devenues une sorte de droit démocratique et ne sont plus réservées à cette frange très limitée de la population qui avait le temps, les ressources et la liberté d'esprit de se consacrer à soi. Chacun peut trouver le temps et le culot de se prendre pour Montaigne, de sortir de son personnage social afin de se demander ce qu'il est vraiment afin de maitriser sa vie par l'histoire de sa vie : comment suis-je devenu ce que je suis et comment me suis-je fait ce que je suis ? Les journaux intimes s'exposent comme les corps se dénudent, les confessions n'ont plus besoin de directeurs de conscience et chacun reconnaitra un peu de soi dans l'histoire des autres.

L'extension de ce style littéraire se fait aux dépends d'une littérature plus volontiers centrée sur des personnages construits comme autant de types sociaux et il semble que, dans ce domaine, le cinéma et la littérature d'aventure aient pris le relais du récit, de l'intrigue, du suspens et de la description de mondes sociaux. Pourquoi cette évolution, cette mode de la confession publique et des jeux de miroir qu'elle provoque ?

Longtemps, nous avons vécu dans des sociétés rigides, closes, où la vie des individus se présentait comme un destin : professions héritées des parents, mariages convenus et arrangés, religions imposées' La trame romanesque jouait alors sur un ressort essentiel, celui du héros qui voulait s'arracher à l'emprise de ces destins. Le plus souvent, de Tristan et Iseult à Madame Bovary en passant par La Princesse de Clèves, la passion amoureuse déchirait les rôles sociaux pour le plus grand malheur des amants et la subjectivité ne pouvait s'affirmer que contre la société. Parfois, c'est l'ambition, le désir de réussir qui portait le héros à se construire et à se détruire comme sujet ; c'est le ressort de L'Éducation sentimentale. Parfois encore, c'est la créativité artistique qui arrache Jean-Christophe à la médiocrité de son destin. Dans tous ces cas, le sujet n'émerge que dans des conditions exceptionnelles et le lecteur est conduit, comme Emma Bovary elle-même, à rêver, à se vivre comme un sujet par procuration.

Aujourd'hui, le monde n'est plus rempli de héros parce que chacun est, de plus en plus largement, "obligé d'être libre" et de se construire soi-même. En dépit du poids des déterminismes sociaux, il reste que nousconstruisons notre avenir professionnel à l'école, que nous choisissons plus ou moins nos religions et nos croyances, que nous pensons que l'amour est le seul fondement du couple' Bref, nous sommes tenus de construire une grande part de notre identité. Dès lors, nous subissons moins le sens de notre vie que nous ne sommes tenus de le construire pour une grande part.

On sait que les lycéens et les collégiens font ' plus que les adultes souvent ' l'expérience de cette épreuve. Ils sont "obligés" de donner du sens à leurs études, ils sont "obligés" d'avoir des projets, ils sont "obligés" de grandir dans le jeu des amours et des amitiés, ils sont "obligés" de se mesurer aux autres dans les performances scolaires et les relations du groupe d'amis. Aussi, ils peuvent s'identifier aux héros traditionnels pour s'évader des épreuves, mais ils peuvent aussi se connaitre à travers la manière dont les autres racontent, plus ou moins bien sans doute, la manière dont ils se sont fabriqués. Ils cherchent moins des modèles et des figures idéales que des formes de rapport à soi, que des aventures inté-rieures marquées du sceau de l'authenticité. Ainsi, toutes les histoires vraies ou qui ont l'air vrai, toutes les vies qui paraissent maitrisées, ont-elles plus de chances de provoquer les effets de miroir par lesquels, en me racontant leur vie, les autres me parlent de moi.

Alors, que peut faire l'école en la matière ? Elle ne doit certainement pas essayer d'entrer dans la mécanique de cette construction de soi ; les enseignants ne sont ni des directeurs de conscience ni des psychologues cliniciens. Le plus utile est sans doute est de montrer que le récit est construit, reconstruit, qu'il n'est jamais qu'un effort pour se saisir ou pour saisir celui dont on raconte la vie, sans être la vérité de cette vie. Le sujet individuel n'existe pas en dehors de l'effort qu'il accomplit pour se saisir ; c'est en se cherchant qu'il est authentique. Quand il croit s'être trouvé, quand la biographie, plus encore l'autobiographie, dresse la statue d'un personnage, elle ment. Bref, il faut aider à mettre la vie en récit, tout en montrant que ce récit n'est jamais qu'une illusion indispensable.

François DUBET

Soumis par   le 21 Février 2006