Une dictée comme exercice, comme support de réflexion, non comme finalité…


de Dominique Seghetchian

Prologue 

Si mon propre parcours ne m’avait convaincue de l’importance de maitriser l’orthographe française quand on vit en France, une anecdote personnelle aurait suffi à m’en persuader. J’ai été amenée à fréquenter ces hauts-lieux du rejet que sont trop souvent les services des étrangers des Préfectures. L’histoire se déroule à la Préfecture de Nanterre dans les années 80, à une époque où régnait sur le département un futur Ministre de l’Intérieur qui, en1993, mettrait fin au droit du sol. Avec la jeune mineure que j’accompagne, cela fait deux heures que nous attendons notre tour de poser une question afin d’assurer la régularité de son séjour et ce devant un écriteau ainsi libellé « Mesdames et messieurs, vous êtes prié de… ». Arrive notre tour, mais un de ses collègues vient inviter l’employée à une pause café et nous voici renvoyées dans la file d’attente sans autre forme de procès et sans un mot poli. Je signale donc à cette personne que nous sommes, dans la salle, un certain nombre qui tout en étant étrangers – ou non, n’accepterions pas d’officier à l’abri d’une FAUTE (car oui, dans ce contexte, c’est une faute moins orthographique qu’humaine) sur une règle aussi rebattue que « le participe passé conjugué avec l’auxiliaire être… ». Branlebas dans la fourmilière : « Qui a fait ce panneau ? » (était-ce vraiment la bonne question ?). Deux minutes plus tard, nous avions notre réponse administrative et sortions, tête haute.

 

Moins évaluer qu’assurer une progression

Armée de la conviction que ma mission est de donner à des personnes et (futurs) citoyens du pouvoir sur leur vie, j’ai recherché comment déplacer l’accent de l’évaluation-sanction (positive ou non) d’un niveau vers l’appréciation d’un travail et d’un apprentissage de l’orthographe.  Apprentissage et appréciation qui doivent être l’affaire d’abord de l’apprenant, si possible de sa famille ou de son environnement de travail (par exemple le bénévole d’une association qui passe à la maison…), mon travail étant de guider, d’accompagner et de veiller à ce que ce travail soit – tout comme l’entrainement à la mémorisation – régulier.

C’est dans ce contexte que j’ai mis en place la grille figurant en pièce jointe (grille d’analyse orthographique et d’évaluation de la progression). Bien des points peuvent sembler discutables :

-        la mention d’un travail possible avec les orthophonistes (cela a correspondu à de vrais échanges sous couvert de l’autorisation parentale et du désir de l’élève),

-        l’utilisation des mots désinence et radical, ce qui ne m’empêchait pas d’utiliser aussi base verbale,

-        les catégories 4 et 5, de fait peu utilisées, le travail se faisant plus souvent sur les accords que sur leurs marques, mais que j’ai gardées parce qu’elles ont permis de beaux moments de réflexion, notamment sur le genre : père prend un e tout comme mère ; oncle de même que tante ; mais sœur n’en prend pas alors que frère… La réaction qui parle si haut et si fort aujourd’hui de « théorie du genre », devrait revendiquer une profonde réforme pour que l’orthographe française soit enfin genrée ! utile aussi pour travailler sur la pronominalisation par exemple.

Ces catégories sont issues d’un article de vulgarisation des travaux de Nina Catach dans une revue que je n’ai hélas pas conservée. Le gros bataillon des erreurs est lié à l’usage des conjugaisons hors accord avec le sujet (type 10) – en particulier le son [e] et encore plus dans les régions ou pour les personnes qui ne font pas de différence dans leur usage entre les finales [e] et [Ɛ] ; puis les homonymes grammaticaux (type 11) : le fait que la confusion la plus difficile à « éradiquer » soit la confusion entre d’une part « qui le » et d’autre part « qu’il(s) » ou « qu’il(s) le » est révélatrice du lien profond qui unit l’orthographe avec la syntaxe et, à travers elle, la compréhension ; le troisième gros bataillon sera constitué par l’accord des participes passés (9), enfin, particulièrement en ZEP, par la connaissance de l’orthographe lexicale (2).

 

Focaliser l’attention sur le raisonnement orthographique

Ce n’est pas l’outil, la grille, qui fait progresser, mais la démarche à laquelle elle sert de support, essentiellement une démarche de mobilisation.

Nous faisons une dictée, celle-ci est rendue avec les erreurs codées en marge et une note ainsi formulée : x/20 = x’/10. Chacun doit transposer dans sa grille, le type d’exercice (dictée 1a (2a, 3a, etc.), le nombre d’erreurs de chaque type et le nombre total, et un ensemble vide sur les types d’erreurs qu’il n’a pas faites. Le texte imprimé de la dictée est joint et les élèves sont invités à préparer au brouillon LA JUSTIFICATION DE L’ORTHOGRAPHE EXACTE des mots sur lesquels ils ont fait une erreur. Je prends ensuite 1 heure pour répondre à leurs questions de façon à faire ressortir la variété des explications/raisonnements possibles :

Pourquoi 2n à camionnette : radical camion + suffixe –ette ; on remarque qu’avec la même finale au radical savon donne savonnette, maison donne maisonnette, Marion a un rapport avec marionnette et même, au masculin, on trouve bâton/bâtonnet, garçon/garçonnet. On peut dire que, devant le suffixe –et/-ette, le n des mots terminés par –on double. Je peux même ajouter que présentement, il ne me vient pas d’exemple où cela ne marche pas mais que peut-être il y en a qu’il faudra étudier si on en rencontre (une démarche de recherche suppose l’ouverture, et la dédramatisation : le professeur n’est pas humilié de ne pas se montrer omniscient). On pourra peut-être même finir par parler histoire de la langue, dénasalisation…

« J’en ai entendu parler » : pourquoi  parler se termine-t-il par –er ? – Comment l’as-tu écrit ? –a.i.s. On réfléchira à ce qu’indique cette terminaison, on changera de personne : « Nous en avons entendu ? » puis on rappellera pourquoi  –er dans « J’en ai entendu parler .

Quand une question renvoie à un type d’explication déjà donné, je ne réédite pas mais renvoie à cette explication qu’il faudra adapter au nouveau contexte (on peut s’entrainer à la transposition).

En une heure, je n’ai jamais atteint les 20 justifications. La classe a ensuite quelques jours avant de me remettre les « corrections » ainsi conçues et accompagnées de la première dictée. Chacun peut prendre à son compte celles de mes justifications qui correspondent à ses erreurs, s’entraider est encouragé de même que me questionner… Ce travail de réflexion sur l’orthographe sera noté sur 20. La dictée sera refaite (dictée 1b, 2b, 3b etc.) suite à ce travail et à nouveau notée sur 10, les erreurs reportées sur la grille. La note sur 40 (dictée a + réflexion sur l’orthographe + dictée b) est divisée par 2, on peut partir de 0 et finir avec 15.

 

Une évaluation vraiment formative

L’essentiel de la gestion de la grille est dévolu aux élèves, et, au bout de deux dictées (un mois), ils sont invités à en faire un commentaire. Chacun d’entre eux va déterminer avec moi « un contrat » : prise en compte de la totalité du texte dicté ou non, choix négocié d’un « contrat » pour l’élimination d’un ou deux types d’erreurs (on commence par celles que l’élève se sent capable d’éliminer le plus rapidement –c’est l’occasion pour moi de raconter l’histoire des Horace et des Curiace…).  Ceux qui ont le plus de facilité vont apprendre à devenir tuteurs (ceux qui guident mais ne font pas à la place de). Par la suite, des passages de rédaction pourront être introduits dans la grille et le travail.

Ces grilles me sont remises avant le conseil de classe et servent à faire le bilan de la progression. Élèves et parents y trouvent rapidement leur compte hors ZEP, et en 8 ans, une seule élève est restée figée sur une représentation d’une langue qui ne fait pas système. En ZEP, c’est plus compliqué : le travail sur la représentation systémique est plus long, il faut beaucoup plus de temps pour convaincre de travailler sur l’orthographe exacte et pas sur l’autojustification d’erreurs (j’ai mal entendu, erreur d’inattention…), pour restaurer l’estime de soi, mettre en confiance et rendre à l’élève la confiance dans ses propres ressources. Mais quelle joie quand vous arrive cette remarque surprenante : « Je sais conjuguer, mais quand c’est pas il, je ne sais plus » qui vous conduit à un travail sur les différences entre les premières et secondes personnes d’une part et les troisièmes d’autre part… et que les rébarbatifs tableaux de conjugaison trouvent une place dans la lecture et l’écriture. Quelle joie quand, dans un bilan, un élève écrit qu’il s’est senti intelligent, en train de penser ou quand une autre, plus attirée par l’EPS que par le français, vous dit « Madame, en fait, vous êtes notre coach » !

 

En guise de conclusion

Je n’ai jamais étudié la psychologie et ne saurais fournir l’explication scientifique du constat suivant : le type de travail expliqué ci-dessus demande une maturité cognitive que les élèves commencent à acquérir à partir de la quatrième. Ce n’est pas qu’une question de préacquis en termes de connaissances, mais par exemple de capacité à placer le mot dans un environnement plus large que son groupe –GN ; sujet-verbe, c’est-à-dire à prendre en compte « spatialement » une phrase complexe voire un texte, à mettre en relation l’écriture et la réflexion en cours avec celles qui les ont précédées. Avant, d’autres stratégies sont nécessaires (voir par exemple http://www.cahiers-pedagogiques.com/Faire-progresser-les-eleves-en-dictee-C-est-possible).

Dominique Seghetchian

 

Soumis par   le 03 mai 2014