Préambule
Au fil des années, et cela depuis plusieurs décennies, les institutions de l’enseignement supérieur enjoignent, progressivement, et de manière de plus en plus pressante, aux enseignantes-chercheures et enseignants-chercheurs (EC) d’accroître leur visibilité internationale. Il est normal que les EC se préoccupent de participer aux débats internationaux dans leurs disciplines. Cela se fait lors de colloques et au fil d’articles, non pas à des fins publicitaires, mais pour confronter et échanger points de vue et postures théoriques dans un souci d’amélioration de la qualité de leurs travaux. L’indépendance des EC, qui est indispensable et constitutive de leurs fonctions, rend toute pression pour influencer ce processus non seulement inutile, mais surtout inappropriée.
La place de la langue anglaise
Dans ces injonctions, le plus discutable est probablement l’impensé selon lequel cette visibilisation ne pourrait se faire qu’en anglais. Dans le domaine de l’enseignement, les EC sont bien conscients de la nécessité, pour les étudiants, de lire des travaux en anglais, comme dans d’autres langues selon les domaines, voire d’écrire ou de s’exercer à la traduction. Mais ce n’est pas aux instances politiques de décider et d’imposer des cours en anglais. C’est l’enseignant qui doit décider de l’opportunité de proposer des cours en langue anglaise, comme cela peut se faire, par exemple, en droit international, ou dans d’autres langues. Quant à l’argument qui veut justifier l’imposition de cours en anglais pour attirer les étudiants étrangers, il ignore que ce qui attire nombre d’entre eux en France est précisément la pratique de cours en français, et ce qui n’est pas courant ailleurs (culture, références, théories…), par exemple aux États-Unis.
Par ailleurs, nombre de collègues, dans tous les pays, sans doute plus dans les humanités qu’ailleurs, se préoccupent de cette hégémonie de l’anglais au détriment d’autres langues et champs de connaissance, et du risque de voir s’appauvrir un discours scientifique – et donc une pensée – faute de moyens linguistiques appropriés, celui-ci exigeant une maitrise qui ne saurait se limiter à une compétence linguistique ordinaire, fût-elle très bonne.
Le filtre des traditions intellectuelles et formats éditoriaux des civilisations anglophones
Le problème de l’évaluation des articles soumis à des supports et des publications de langue anglaise est d’abord politique. Au fil de la longue histoire des sciences humaines et sociales (SHS), des traditions intellectuelles liées à des langues et cultures se sont transmises et se sont influencées, confortées dans un dialogue contradictoire. Les héritages des traditions[1]française, allemande, états-unienne… constituent autant de façons différentes et fécondes d’aborder les phénomènes des sciences humaines. Les échanges contradictoires entre ces traditions constituent une richesse stratégique pour les SHS en général, et les sciences du langage en particulier. Parmi les plus grands linguistes et philosophes du langage du XXesiècle (pour ne rien dire des travaux antérieurs, grecs, arabes, indiens…) on compte un nombre aussi considérable de Français, d’Allemands, d’Italiens et de Russes (pour ne citer qu’eux) s’exprimant chacun dans sa langue que de Britanniques ou d’États-Uniens s’exprimant en anglais. Renoncer à ces sources et aux langues dans lesquelles elle se sont exprimées au profit du seul anglais, c’est perdre toute chance de contribuer utilement à la recherche mondiale dans nos disciplines.
Les formats éditoriaux des revues disciplinaires ne sont pas les mêmes selon les traditions culturelles, et, tel article qui sera accepté sans difficulté dans une revue française sera sans ambages rejeté dans une revue en langue anglaise, non sur des critères de qualité scientifique mais de formats éditoriaux souvent liés à des traditions philosophiques et culturelles et à des conceptions différentes de la recherche ; ou encore parce que des épistémologies, des problématiques pourtant pertinentes sont inconnues ou méconnues, ou tout simplement pas « bankable ».
Y a-t-il une meilleure façon de faire de la science ?
Ainsi, dans la situation actuelle, les choix de politique linguistique des organismes de recherche ne sont pas d’ordre méthodologique et épistémologique. L’essentiel des raisons sous-jacentes à ce qu’il faut bien appeler une lutte commerciale dans le champ des sciences sont géopolitiques, économiques, industrielles. On ne peut donc pas argumenter que la science, ou l’enseignement supérieur en langue anglaise soient de meilleure qualité et ces politiques poussent à un appauvrissement progressif de la recherche à travers la raréfaction des composantes culturelles des sciences, résultat d’une politique à courte vue.
Des risques de discrimination
Comme l’ont argumenté des EC des Sciences de gestion (Le Monde, 20.02.2019) pour ce qui est de leur discipline, cette situation fait peser de réels risques de discrimination sur l’activité des EC, puisque, sans que cela puisse être corrélé à la qualité des travaux, les chercheurs francophones sont désavantagés dans cette concurrence.
La promotion d’une diversité linguistique et culturelle plus large
De nombreux travaux en SHS ont montré que, dans ce domaine, la diversité linguistique et culturelle est un ferment fécond. Il faut donc réfléchir, au-delà de la concurrence anglais-français, à la place des langues du monde dans le concert scientifique, sans que cela signifie seulement favoriser la publication dans toutes les langues du monde, problème auquel se voit souvent réduite cette question.
Cet appel a vocation à alerter les autorités nationales et internationales de la sphère francophone et des différents milieux x-phones et à les inciter à promouvoir le principe de la richesse de la diversité linguistique dans les SHS en général, et pour les sciences du langage en particulier, à l’instar de la déclaration DORA (Lien : https://sfdora.org/) pour ce qui est de la bibliométrie. Cet appel vise aussi à inciter ces autorités à concevoir en concertation avec des enseignants chercheurs un plan de soutien à la recherche francophone et à sa diffusion, premier pas vers une ambition plus large qui pose la question de contributions culturellement et linguistiquement diversifiées au nécessaire débat contradictoire transversal.
« Mode d’emploi » de ce texte
Ce texte se veut un moyen de susciter la réflexion et l’action. D’une part, il est en ligne sur le site Mesopinions.com (Lien : https://www.mesopinions.com/petition/art-culture/manifeste-reconnaissance-principe-diversite-linguistique-culturelle/63600) pour toutes celles et tous ceux qui veulent lui manifester leur soutien par une co-signature. D’autre part, nous donnons l’autorisation à quiconque souhaite le diffuser, publier, traduire, de le faire, toute modification devant être explicitement signalée comme telle. Nous encourageons les revues scientifiques et la presse généraliste, en ligne ou non, francophones ou dans d’autres langues, à le publier dans leurs pages.
Premiers signataires
Didier de Robillard
Professeur, Université de Tours, sociolinguiste des contacts de langues et de la francophonie. Co-éditeur de Le français dans l’espace francophone, co-auteur de Ile Maurice, une francophonie paradoxale
Sylvie Wharton
Professeure, Sociolinguistique et Didactique des Langues, Aix Marseille Université, Dernier ouvrage paru : Sociolinguistique du contact. Dictionnaire des termes et concepts (co-direction).
Marc Arabyan
Professeur honoraire des universités, directeur des éditions Lambert-Lucas. Dernier ouvrage paru : Des lettres de l’alphabet à l’image du texte
Véronique Castellotti
Professeure émérite, université de Tours, Dernier ouvrage paru : Pour une didactique de l'appropriation. Diversité, compréhension, relation
Patrick Charaudeau
Professeur émérite, université de Paris XIII, chercheur au CNRS-LCP-Irisso. Derniers ouvrages parus : Le débat public. Entre controverse et polémique; Grammaire du sens et de l'expression(réédition).
[1]Ces héritages doivent évidemment être soumis à la critique historique, notamment pour les traditions francophones, qui ne peuvent pas maintenant occulter leur passé pour se faire soudain les chantres de la diversité, ceci faisant partie du travail de la diversité linguistique et culturelle, pour toutes les traditions, anglophones comprises.
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