Argumentaire élaboré à la suite du laboratoire d’idées du 9 juin 2012
"L'enseignement du français : quels changements...maintenant ?"
(une demande d’audience a été envoyée au Ministère)
Le groupe réuni le 9 juin (laboratoire d’idées à l’initiative de l’AFEF) a soulevé un certain nombre de questions qui traversent l’enseignement du français et sur lesquelles notre association[1] s’est toujours engagée, avec la préoccupation majeure d’améliorer les conditions dans lesquelles les élèves apprennent, et l’objectif constamment réaffirmé de démocratiser l’accès au savoir.
Les propos tenus par Monsieur Vincent PEILLON, Ministre de l’Éducation Nationale, devant les représentants des principales associations d’enseignants, lors de l’ouverture du Forum des Enseignants Innovants, nous donnent à espérer un réel changement pour l’école, que nous appelions de nos vœux et dont nous sentons qu’il peut être en germe dans les perspectives qu’il a ouvertes.
En préambule, nous souhaitons souligner que les conditions d’exercice du métier d’enseignant se sont fortement dégradées. Les professeurs se sont sentis méprisés par une transformation majeure de la formation initiale, comme si le métier d’enseignant ne nécessitait aucune formation spécifique, les simples partisans d’une didactique élaborée grâce aux recherches sur notre discipline n’étant rien moins que taxés de « pédagogisme ». Et, pire encore, diverses études et enquêtes nous donnent le sentiment de produire de l’échec, ce qui, non seulement accentue le découragement, mais surtout nous met en désaccord profond avec les valeurs démocratiques qui nous animent.
Parmi les raisons de cette dégradation, nous constatons que, depuis 2008, les programmes de français de l’école et du collège sont devenus peu lisibles, marqués par le mythe d’un passé glorieux, sans véritable fondement scientifique pour garantir les choix opérés. Les contenus en augmentation, tant par leur quantité que par leur degré d’abstraction, l’empilement des notions ne tiennent compte ni des besoins des élèves, ni des éléments de connaissance sur les processus d’apprentissage apportés par les recherches en didactique et en psycholinguistique. Notamment, la progression et le temps nécessaires pour construire un réel apprentissage ne sont pas pris en considération.
Dans ce contexte général, notre discipline nous semble particulièrement atteinte : les programmes de français ont manifestement subi des pressions idéologiques qui flattaient certaines attentes sociales autour du français ; chacun, dans notre pays, parce qu’il parle le français, croit pouvoir juger de la manière de l’enseigner. Combien de disciplines subissent autant d’ingérence dans leurs méthodes et contenus ? Combien peuvent se targuer d’une telle notoriété médiatique, là où nous préfèrerions nettement que l’on pointe les moyens de faire progresser les élèves ?
Pour entrer dans le cœur de notre discipline, cinq points nous paraissent particulièrement problématiques : la question du temps, l’articulation entre programmes et socle commun, la progressivité des apprentissages dans les programmes, la question de la littérature et celle de l’étude de la langue.
1. La question du temps.
Les enseignants de français se trouvent face à une injonction paradoxale de devoir faire acquérir des contenus de plus en plus nombreux dans un temps en constante diminution. Le collège a connu un grignotage continuel de l’horaire de français, cette discipline que l’on dit centrale ne disposant plus que de 4h30 par semaine en sixième. En primaire, la diminution du temps dévolu à une somme de contenus identiques incite les enseignants à adopter des démarches transmissives : règle-application (pour l’étude de la langue), au détriment d’une véritable construction réfléchie des savoirs. Là où les démarches d’apprentissage exigent du temps, des programmes plus lourds et des contenus plus exigeants rendent leur tâche impossible. Connaissances et compétences se construisent dans la durée et demandent d’être formalisées pour que les élèves, par des moments réflexifs, puissent faire régulièrement le point et évaluer leur progression. Comment lutter contre l’émiettement actuel ? Certains apprentissages nécessitent une répétition quotidienne, d’autres gagneraient à être concentrés dans des temps globalisés que ne permettent pas les rythmes qui nous sont actuellement imposés. Nous aurions besoin que soit fixé ce qui est objet d’apprentissage en classe, et ce que les élèves peuvent faire seuls, sans étayage de l’enseignant ; quand les programmes de français de collège de 2008 renvoient la lecture de l’œuvre intégrale hors de la classe, par «une lecture complète préalablement effectuée par l’élève », nous voyons bien qu’il s’agit de gagner du temps en classe, mais alors, la lecture n’est-elle pas objet d’enseignement ? Quels sont les élèves qui peuvent ne pas être pénalisés par autant d’implicite à l’œuvre dans les programmes ? Certainement pas ceux que nous voyons quotidiennement. De quel accompagnement les élèves ont-ils donc besoin pour que tous puissent développer leurs compétences de lecture et devenir progressivement des lecteurs autonomes ?
2. L’articulation entre programmes et Socle commun.
Pour la première fois dans l’histoire, les enseignants sont mis devant deux textes de cadrage différents, Programmes et Socle commun de connaissances et de compétences (voire trois quand ils doivent également se référer au CERCL, Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues en raison de la présence de primoarrivants dans les classes). Il n’y aurait pas lieu de s’en alarmer si ces textes engageaient les enseignants dans une direction claire et cohérente. Mais à l’exception des programmes de lycée professionnel qui montrent que l’articulation avec le Socle commun est possible, les programmes de primaire et du collège ne témoignent pas d’une telle cohérence : le mot « compétences » y prend des sens différents, se confondant parfois avec « connaissances » ; et, dans les programmes de français, peut-être encore plus que dans d’autres disciplines, des contradictions apparaissent avec le Socle commun. Les compétences du socle sont-elles à prendre comme des maxima ou des minima ? Par exemple, l’item « Manifester par des moyens divers sa compréhension de textes variés » peut être lu de façon extrêmement exigeante ! En effet, on ne définit en français ni « plancher » ni « plafond », contrairement à d’autres disciplines où les compétences du socle sont clairement identifiées par les programmes. Et ce flou, hélas, nous montre que les exigences sont amenées à fluctuer selon les territoires, n’allant pas dans le sens de la plus large adhésion à la logique du Socle commun. Ce même flou se retrouve dans la validation des compétences du Livret personnel de compétences : combien d’items faut-il exiger pour valider une compétence comme la maitrise de la langue ? (compétence n° 1) La totalité ? La moitié ? Par exemple, au palier 2, qu’entend-on par « distinguer les mots selon leur nature » ? S’agit-il des classes variables ou de toutes les natures de mots ? Qu’évalue-t-on exactement ? A partir de quel seuil peut-on considérer l’item comme validé ? Cette évaluation doit-elle se faire en contexte ? Quel en est le suivi ?
Tous ces points, qui posent la question des priorités, au premier comme au second degré, appellent à une relecture des programmes en cohérence avec le Socle commun.
3. La progressivité des apprentissages.
Les programmes de 2008 ont visiblement été conçus degré par degré, sans souci de cohésion ni de hiérarchisation. Ainsi les difficultés en lecture constatées chez les élèves de 6ème ont des sources multiples, constat qui devrait conduire à établir des priorités autour de la lecture et de la compréhension. Or, dans les programmes du primaire, l’accent n’est pas mis sur la compréhension, mais sur les notions de grammaire dont l’accumulation est telle que les enseignants y consacrent énormément de temps au détriment de l’acquisition de la lecture et de l’écriture, beaucoup plus fondamentales pour l’avenir de l’élève que des pseudo-connaissances sur la langue abordées prématurément. Les programmes affirment comme allant de soi le passage du « simple » au « complexe », alors qu’une réflexion plus approfondie serait nécessaire pour indiquer aux enseignants les niveaux de formulation qu’il est possible d’utiliser successivement. Par exemple, il faut du temps pour que des élèves de cycle 2 conçoivent la notion de pluralité. Structurer d’emblée, dès la fin du CE1, l’apprentissage des marques de nombre avec le risque d’une structuration par la règle : « Pour écrire le pluriel d’un nom on met s, x ou rien » constitue pour les élèves un obstacle, voire une source supplémentaire d’erreur. Alors qu’un enseignement-apprentissage efficace commencerait par installer la notion de nombre et la généralité de la marque s durant la totalité du cycle 2, comme le montrent les recherches de plusieurs didacticiens du français, bizarrement oubliés dans le récent dépliant sur l’orthographe publié début mai.
Repenser les programmes du premier et du second degré sous l’angle d’une progressivité des apprentissages permettrait de gagner du temps en installant plus surement et durablement les compétences des élèves.
4. La littérature
La littérature, par la place qu’elle peut tenir, suscite chez les enseignants de français une autre inquiétude, et ce à deux niveaux.
4.1. Disparition de la littérature de jeunesse
Au primaire, l’inscription remarquée de la littérature, et notamment de la littérature de jeunesse, dans les programmes de 2002, qui avait constitué une réelle avancée au regard de la recherche en didactique, a été gommée en 2008. L’accessibilité de la littérature de jeunesse et la qualité littéraire avérée de ce secteur éditorial en pleine expansion permettent de faire se multiplier les expériences de lecture pour les élèves et de développer leur autonomie de lecteurs, promue dans les Programmes de 2008 pour le collège. Or au collège justement, si le mot littérature est peu présent dans les programmes, ceux-ci en sont malgré tout imprégnés, dans une vision figée de la littérature patrimoniale, comme allant de soi. C’est ne pas se poser la question de la réception des lecteurs, alors que les études qui se succèdent montrent la diminution constante du nombre de lecteurs parmi les jeunes. L’accès de tous au patrimoine littéraire, y compris par la littérature de jeunesse, nécessite que devienne prépondérante la réflexion sur les pratiques de lecture, et en particulier son lien avec les pratiques d’écriture ; la formation à la lecture littéraire implique la construction d’un lien particulier avec le texte, fait d’identification et de distanciation, que permet notamment la littérature de jeunesse dont la réhabilitation dans les programmes nous semble une urgence.
Précédemment, des listes de lecture indicatives avaient été fournies, dont aucune évaluation d’impact n’a été conduite. Les enseignants gagneraient beaucoup à être aidés, non seulement par des corpus indicatifs, mais aussi par des indications sur la façon de traiter ces corpus et de travailler le littéraire en primaire ou au collège. Proposer à nouveau des documents d’accompagnement apporterait à ce sujet un éclairage précieux.
4.2. Un risque de dilution dans l’interdisciplinaire ?
Notre deuxième niveau d’inquiétude concernant la place de littérature vient d’une relative dilution interdisciplinaire. Dans le Socle commun, il est certes justifié d’intégrer la littérature dans la culture humaniste, par le rôle qu’elle joue dans la compréhension, la pensée symbolique, la citoyenneté, mais à la condition qu’elle garde sa place centrale dans l’enseignement du français. L’Histoire des Arts nous pose d’autres questions telles que la dissociation entre lecture d’œuvres et pratiques, une vision trop diachronique de la littérature, une répartition difficile de la lecture de l’image entre disciplines. Nous sommes pourtant bien convaincus de l’intérêt d’un travail interdisciplinaire véritable, dont la mise en place nécessiterait un temps de travail entre disciplines.
5. L’étude de la langue
5.1 Une progressivité nécessaire
Les programmes de 2008, tant en primaire qu’au collège, ont opéré un retour vers la grammaire dite traditionnelle, au mépris des travaux des linguistes et didacticiens. La question de la nomenclature grammaticale, comme celles des démarches, des notions, des progressions, met en évidence le conflit de références entre grammaire rénovée et grammaire traditionnelle, toutes deux présentes dans les programmes. Par exemple, au CE1, la question des articles vs déterminants retarde considérablement la compréhension des élèves : alors qu’ils manipulent très bien les déterminants et savent remplacer « les » par « ces », pourquoi introduire la catégorie « articles » et créer de la confusion ? Il reste certes nécessaire de distinguer les différents types d’articles, mais en prenant en compte la capacité d’abstraction des élèves, dans le cadre d’une progression.
5.2. Une approche disciplinaire et réflexive spécifique
L’apprentissage, en français, nécessite une conceptualisation de la langue, ce qui suppose, chez les enseignants, des savoirs spécialisés, des démarches d’analyse et une technicité spécifiques, compétences professionnelles qui leur permettent d’apprendre aux élèves à observer la langue de manière réfléchie. Le vocabulaire qu’emploient les enseignants de français n’est donc pas plus technique que celui des autres disciplines, et si certains ont pu être accusés de jargonner, peut-être plus par méconnaissance et par manque de formation, nous sommes toujours surpris que seul le cours de français soit au centre de l’imagerie populaire de l’école. Il n’est pas besoin d’en rajouter en entretenant chez les parents le fantasme de la transparence et l’illusion d’un effacement total des frontières entre l’école et la famille.
5.3. La prise en compte de l’orthographe rectifiée
Dans cette même perspective, la prise en compte de l’orthographe rectifiée devrait dépasser le stade de l’éventualité. Alors qu’elle est donnée comme la référence dans les programmes de primaire de 2008, ni les textes officiels, ni les manuels, ni les supports à destination des élèves ne la respectent. C’est l’étape indispensable pour que l’on puisse songer à une réforme plus radicale de l’orthographe qui s’impose si nous ne voulons pas laisser toute une partie de notre population sur le côté.
Nous jugeons nécessaire que l’étude de la langue fasse l’objet d’une commission de réflexion, voire d’une conférence de consensus prioritaire.
Les résultats des évaluations internationales montrent que l’École a fort à faire si elle ne veut pas se satisfaire de voir croitre les inégalités. Le projet de donner plus de moyens à l’école primaire n’aura un effet que si les enseignants ont une vision plus claire des objectifs à poursuivre. C’est pour tous les élèves qu’il nous faut avoir de l’ambition. Nous avons bien conscience qu’une révision complète des programmes demande à être pesée soigneusement, et qu’un bouleversement trop rapide serait couteux en temps, en énergie et en argent. Nous restons cependant hésitants quant à un simple toilettage : les uns jugent qu’un allègement et une amélioration de la cohérence soulageraient tout le monde, les autres pensent qu’en repoussant une véritable refondation l’on s’interdirait de réussir. Toujours est-il que l’ensemble des problèmes qui se posent à l’école fait ressortir la nécessité d’une véritable formation. Enseigner est un métier qui s’apprend, une réflexion sur le type de formation initiale et continue à mettre en place s’impose, sans vouloir purement et simplement revenir au passé, dont il faut tirer les leçons.
[1] L’AFEF, depuis sa fondation en 1967 sous le sigle AFPF, rassemble des enseignants de français, de la Maternelle à l’Université
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