Lire un premier compte-rendu sur le Café Pédagogique du 15 octobre 2012
Compte-rendu de l'AFEF relu par les intervenants
Lire le compte-rendu en format doc Lire la bibliographie en format doc
AFEF – Rencontre Débat du 13-10-2012.
«Langue pour communiquer et langue pour apprendre :
quelles exigences ? Quelles tensions ? Quelles possibles inégalités scolaires ?»
La rencontre est ouverte par Brigitte Marin, animatrice de la rencontre-débat, professeure des Universités en sciences du langage. Membre du CNU.
Elle rappelle la continuité de cette rencontre avec le n°174 du Français aujourd’hui « Penser à l’écrit ».
Elle présente les intervenants dont les travaux sont en synergie avec la question des inégalités scolaires :
Élisabeth BAUTIER, professeure en sciences de l'éducation, Université Paris 8, Laboratoire CIRCEFT-ESCOL
Jacques BERNARDIN, docteur en sciences de l'éducation, associé à l’équipe CIRCEFT-ESCOL de l’Université Paris 8 et président du GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle)
Tous deux représentent des points de vue très proches et vont entremêler leurs interventions.
Jacques BERNARDIN.
L’école opère une naturalisation des différences sociales faute de connaissance des modes de socialisation familiale et de leurs effets. Elle présuppose, au travers des pratiques enseignantes ordinaires, comme acquis par tous ce qui ne l’est que par quelques-uns : un certain nombre de compétences nécessaires aux apprentissages, acquises par les enfants des milieux culturellement favorisés dans le cadre familial, notamment un rapport particulier à la culture et au langage.
Il y a une invisibilité du saut cognitif à faire opérer aux élèves pour qu’ils s’emparent des apprentissages et une méconnaissance de la façon dont ils se positionnent différemment face à l’écrit.
Le réseau RE.S.E.I.D.A (Recherches sur la Socialisation, l'Enseignement, les Inégalités et les Différenciations dans les Apprentissages) parle de processus de différenciation passive quand la mise au travail est présupposée équivalente à la mise en travail et que les pratiques enseignantes sont dans l’illusion de la transparence : « Ces processus, parce que leurs acteurs ne parviennent pas à rendre saillants, à désigner, enseigner et faire construire explicitement ce qui relève des enjeux d’apprentissage, ou parce qu’ils n’ont pas conscience de l’importance ou de la nature de ces enjeux, conduisent à ce que soient requis (voire présupposés) de tous les élèves des savoirs, des « sauts cognitifs », des modes de faire, des mises en relation, des processus de décontextualisation ou de « secondarisation », qui ne sont pas ou guère enseignés, ni même parfois nommés ou désignés, qui ne sont souvent même pas thématisés comme devant être enseignés, construits avec et par les élèves, comme devant être au centre des préoccupations didactiques. » (J.Y. Rochex« La fabrique des inégalités scolaires : une approche bernsteinienne »). Les savoirs en jeu s’effacent derrière la tâche, et l’élève est laissé seul pour leur élucidation.
R.E.S.E.I.D.A. parle de processus de différenciation active dès lors que l’on porte un regard péjoré sur les capacités des élèves, quand des pratiques contribuent à creuser les écarts en prétendant les réduire : il est « …lié au souci réel qu’ont les enseignants ou les concepteurs de matériel pédagogique, de prendre en considération les différences qu’ils perçoivent chez leurs élèves et de « différencier » en conséquence les tâches, les exigences, les supports et les modes de travail, ou encore les modalités de cadrage, d’aide et d’interaction qu’ils proposent et adressent aux uns et aux autres. » (J.Y. Rochex, id.)
Jacques Bernardin livre ensuite un état des lieux de ce qui a contribué à la formation des élèves qui arrivent à l’école. Dans la socialisation à l’égard de l’univers du langage et de l’écrit qui s’effectue dans l’espace familial, trois pôles majeurs sont sources potentielles de différenciation.
Despratiques lectorales inégalement investies culturellement selon les univers sociaux.
Jacques Bernardin s’appuie sur les pratiques culturelles différenciées du lire-écrire telles qu’elles ont été analysées par Bernard Lahire[1].
Pour beaucoup d’enfants des milieux populaires, il s’agitde pratiques invisibles, dévalorisées et perçues comme inutiles.
Les pratiques de lecture sont invisibles comme le montrent les discours des élèves, le plus souvent de milieux populaires, dès la rentrée du CP. On constate qu’ils ont du mal à citer les supports écrits et leur utilité : « lire des trucs, des papiers, des choses dures » ; « papa ne lit jamais, maman elle n’a pas de livre ».
J. Bernardin invite cependant à la méfiance à l’encontre de la thèse du handicap socioculturel et invite à suivre Bourdieu qui parle d’« effet de légitimité » et de ce que l’on considère comme pouvant être déclaré lu : socialement, lire signifie lire un livre (un « vrai livre », de préférence un roman) et non pas un journal, un prospectus … donc de nombreuses situations de lecture pratiquées dans la famille sont oubliées. Il s’agit dans les milieux populaires de pratiques qui s’ignorent comme telles, elles s’effacent devant l’intention qu’elles servent. Bernard Lahire indique par exemple que les listes de lecture des enseignants sont impressionnantes alors qu’elles sont quasi vides dans les milieux populaires dans un premier temps.
Délégitimées, les pratiques apparaissent donc dévalorisées : dans les milieux populaires (qui ne représentent évidement pas des entités homogènes), il est souvent avancé que pour lire, il faut « avoir du temps », lire, c’est « ennuyeux », c’est « ne rien faire ». Ainsi présentée, la lecture est pourvue d’un coefficient négatif qui heurterait la culture du travail. De plus, en tant qu’activité solitaire, elle risquerait d’isoler du groupe, de rompre la cohésion du groupe et de heurter la culture du partage. Enfin, il s’agit d’une activité jugée féminine, d’intérieur qui exige de stopper ses activités. Quant aux hommes, ils disent préférer bouger, leurs activités s’effectuent en extérieur, ils veulent « faire des choses ». Ce qui est présenté dans les représentations populaires comme relevant de la passivité serait en fait une attente patiente, la capacité à s’abstraire du présent, la capacité de maitriser ses affects sur lesquels reposerait la différenciation avérée sur les effets de genre au détriment de la réussite scolaire des garçons.
Enfin, les pratiques de lecture sont perçues comme inutiles. On constate un invariant dans les milieux populaires : une certaine préférence est déclarée envers les textes « vrais », ancrés dans le réel, qu’il s’agisse de documentaires, de biographies ou autobiographies, de dictionnaires, d’encyclopédies. Lire est envisagé comme le moyen de connaitre des choses du monde, la réalité de la vie. Cela s’inscrit dans la volonté d’acquérir un savoir et dans un projet personnel de développement.
Des postures vis-à-vis du langage différentes selon les milieux sociaux.
Plus que les occasions d’interagir, c’est surtout le statut du langage et des interlocuteurs qui varie : dans les familles populaires on parle à l’enfant alors que dans certains milieux on parle avec lui, ce qui le pose comme sujet et contribue à une certaine sécurité langagière.
Par ailleurs, dans les milieux populaires, si la parole est fréquente, elle n’est pas séparée des pratiques qu’elle accompagne, dans des contextes partagés. Attachés essentiellement au contenu des échanges, les interlocuteurs n’accordent pas d’attention particulière à la forme ni à la précision de l’expression. Le langage s’oublie dans les situations. A contrario, dans les milieux culturellement favorisés, certaines pratiques langagières sont plus fréquentes. J. Bernardin évoque l’exemple d’une mère, enseignante, qui raconte que pour préparer ses enfants à l’entrée dans la scolarisation, il lui était fréquent à la maison de « délirer, de jouer avec les mots, d’inventer des choses » en y associant sa fille.
Quand l’école propose des « jeux de langage » qui sortent celui-ci de sa fonction sémantique usuelle et nécessitent de le considérer pour lui-même (dans ses aspects phonologiques par exemple), si certains enfants peuvent reconnaitre une pratique familière, d’autres ont le sentiment que l’on fait « n’importe quoi » avec le langage et interviennent en conséquence sur ce registre. Or, on sait que l’attention à l’égard du langage ne cesse d’être requis à l’école pour étudier le système écrit.
Des malentendus possibles face aux attentes de l’école en matière de pratiques langagières.
La pratique de l’écrit se caractérise par l’absence de l’interlocuteur pour réguler la compréhension. Ce qui oblige à « réinventer » l’autre, à construire pour le lecteur la signification d’un texte à l’état de lettre morte, à anticiper pour le scripteur les risques d’incompréhension. Là encore, c’est une posture langagière singulière à laquelle tous n’ont pas été également exercés, dans la clandestinité de l’espace familial. Certains enfants, lors des lectures du soir, de la consultation de livres, bénéficient dans leur milieu d’un accompagnement de la compréhension des récits par la pratique de commentaires, de récapitulations, par le fait de tisser des significations, d’anticiper, pratiques qui relèvent de véritables démarches discursives qu’ils vont retrouver à l’école, créant ainsi une connivence. Ceux qui n’y sont pas habitués auront du mal à se concentrer, ils peuvent même perdre le sens du texte quand ils « perdent » le personnage du fait d’une chaine référentielle qui ne fait pas sens pour eux. Par exemple, le Petit Chaperon rouge est susceptible d’être pris pour un nouveau personnage lorsqu’il est dénommé « la belle enfant ».
On relève divers malentendus sur l’acte de lire comme sur l’écriture.
Ainsi, lire se confond pour certains jeunes élèves avec commenter les illustrations ; pour d’autres à redire, répéter (les amenant alors à n’utiliser que la mémorisation) ; pour d’autres encore, lire ne consisterait qu’à déchiffrer, décoder, conception réductrice qui perdure jusqu’au collège. Plusieurs travaux – notamment ceux de R. Goigoux, auprès d’élèves de SEGPA - ont montré que les faibles lecteurs se caractérisent par une centration excessive sur le code, un déchiffrage intensif et exclusif, ils lisent de façon linéaire (l’écrit est traité comme une suite de mots et la compréhension d’un texte comme compréhension de chacun des mots qui le composent), ils négligent des indices clés (ponctuation, orthographe) et ont un contrôle insuffisant de leur activité.
Concernant l’écriture, en fin de primaire, ses usages sociaux ne semblent guère plus clairs que ceux de la lecture. En 6ème certains pensent qu’écrire signifie copier, calligraphier et que c’est facile. L’écrit est parfois perçu comme strict codage de l’oral, dans une vision mécaniste et linéaire de l’écriture (construire un texte relève, selon leurs propos, d’un simple assemblage de mots). On retrouve également les visions du don, de l’accouchement d’une pensée pré-élaborée (« ça sort tout seul », « c’est facile, il suffit d’écrire des phrases claires »)… A propos du brouillon, c’est-à-dire du travail de conception et de contrôle, on constate la prééminence d’un discours sur-normatif centré sur l’évitement des ratures et le souci de la correction orthographique. L’usage du brouillon doit ainsi correspondre à une norme graphique qui consiste à « faire propre », « corriger les fautes », conception aveugle à l’égard de la normativité propre à la situation langagière écrite, exigeant de faire avec l’absence de l’autre.
Élisabeth Bautier enchaine en présentant une analyse de pratiques enseignantes.
Pour montrer le saut à faire opérer aux élèves pour entrer dans les pratiques langagières de l’école, E. BAUTIER ouvre par un exemple qui fait apparaitre des différences considérables entre élèves. Une enseignante dans une commune favorisée de la banlieue parisienne donne une consigne volontairement large à des élèves de Cours Élémentaire : « Aujourd’hui, je voudrais que vous me parliez de l’eau, que vous me disiez comment on trouve l’eau». On note au passage l’ambigüité du verbe trouver, qui renvoie à deux usages à la fois : le sensible et l’expérientiel d’une part, la démarche cognitive, la réflexion, d’autre part.
Dans ce contexte, la majorité des enfants répondent prennent la parole. L’un évoque les trois états de l’eau : « il y a l’eau gazeuse, l’eau normale et l’eau en glace ». Un échange entre élèves s’engage. Un garçon montre qu’il sait utiliser le langage pour questionner : « Moi j’ai une question sur l’eau normale » ; il montre ainsi qu’il a déjà construit un rapport au langage lui permettant de questionner le monde. « Un jour, j’étais à la plage avec mon cousin. » Il convoque le souvenir d’une expérience passée. « On avait creusé un trou dans le sable et il y avait de l’eau. Normalement, elle fond ». Une correction est apportée par un autre élève s’engage entre pairs : elle « s’évapore » ? Mais une fillette dira : "l'eau de la piscine sent l'eau de javel" et un garçon : « mon père a chassé près d’une source ». Contrairement à leurs pairs, ces enfants s’en tiendront à cette seule intervention, qui appartient à la sphère de l’expérience personnelle, marquée par l’affectivité. Ces élèves sont issus de milieux plus populaires que les précédents. Ils semblent avoir été piégés par l’ambigüité de la consigne où le verbe trouver peut relever aussi bien du registre cognitif que du registre affectif (ce type de rapport au langage plus proche de la communication de l'expérience que de son analyse peut perdurer, même jusqu’à l’université, comme en témoigne l’intervention d’une étudiante, enseignante par ailleurs : « Piaget se trompe, puisque dans MA classe ça ne se passe pas comme ça », qui en reste au niveau de l’expérience). Quand on fait classe, il est difficile de se rendre compte des postures, des engagements, langagiers et cognitifs différents. Or les exigences sont devenues plus grandes et mettent certains élèves en difficultés et ce dès la maternelle. Elle en conclut que la réflexion sur le rapport à ces exigences, qui correspondent le plus souvent à celles liées à une culture fondée dans la familiarité avec l'écrit - mais que tous les élèves ne partagent pas - serait souhaitable dans la formation de tous les enseignants.
En effet, la mise en œuvre d’objectifs de plus en plus ambitieux dans l’école ne s’accompagne pas de mise en œuvre d’enseignements allant en ce sens, donc les écarts entre élèves semblent se creuser.
Pour expliquer cet aspect de sa réflexion, E. Bautier recourt à la distinction entre littératie restreinte (graphier) et étendue, telle qu’elle peut être conceptualisée par Goody. Entrer dans la littératie étendue, c’est être capable d’utiliser toutes les potentialités que permet la fréquentation de l’écrit, toutes les ressources pour une pensée qui peut ainsi aisément analyser, comparer, questionner, élaborer…. Bien au-delà de la simple alphabétisation, il s’agit de permettre à tous ce travail simultanément cognitif et langagier qui est sollicité dans la plupart des situations scolaires. Pour illustrer son propos, E. Bautier présente un ouvrage, Les enquêtes PISA[2]. On y comprend comment ces tests, construits pour évaluer la littératie dans toutes les disciplines, sont fondés sur l’exploitation de documents qui nécessitent de circuler dans des traces écrites hétérogènes (discursives et iconiques) et le plus souvent discontinues. Cette discontinuité implique une exigence plus élevée quant à la faculté de circuler entre ces traces. Dans toutes les disciplines, les élèves sont confrontés à des supports présentant cette discontinuité, telle celle des doubles pages de manuels scolaires (E.Bautieren montre des exemples au public) à partir desquelles les élèves ont, quant à eux, à écrire un écrit continu (ce passage d’une forme discontinue accompagnée souvent des échanges oraux dans la classe à la forme continue d'un écrit de savoir fait partie de ce qui est exigé dans le cadre scolaire, mais non enseigné). Une des composantes de la complexité de la littératie scolaire réside dans la nécessité de la mise en relation d'éléments hétérogènes (textes divers, photos, schémas, qui apportent chacun des informations non réductibles à la seule illustration. Ce type de rapport peut se travailler dans des albums dont l’illustration n’est pas un pur ornement mais entretient une relation signifiante avec le texte. Dans le domaine des albums de jeunesse, c’est le cas par exemple de l’Afrique de Zigomar, de Corentin, dont la construction de la signification repose sur la contradiction entre le texte (les personnages croient survoler l’Afrique quand ils sont au Pôle) et l’image.
Il y a aussi des questions de valeurs qui font obstacle à l’entrée des enfants des milieux populaires dans les apprentissages. E. Bautier donne l’exemple de l’évolution de ce que l’on considère comme relevant de la preuve : le témoignage et le vécu sont des preuves pour certains élèves car ils sont inscrits dans une relation au langage qui dit le vrai. Elle invite à ne pas penser ce décalage en termes de compétences mais de valeurs : ce dont la personne porte témoignage par sa parole est pour certains plus important que l’écrit qui dit le savoir et les connaissances.
Pour illustrer ce que signifie la validation par l’écrit, elle donne l’exemple d’un exercice de PISA destiné à évaluer la maitrise du langage pour parler, communiquer ou élaborer (PISA 2000). Consigne : En vous référant à la notice ci-jointe, répondez aux questions suivantes. La dernière question est : Comment s'assurer d'après le manuel que la selle est bien réglée ? La réponse n’est surtout pas à emprunter à l’expérience (« Je monte dessus, si je tombe c’est qu’il est mal monté »), ce que font la plupart des élèves en 3ème à 15 ans, mais à trouver dans la notice.
Quelques spécificités de la littératie scolaire qui ne sont pas familières des pratiques de nombreux élèves :
- pour écrire un texte il faut tisser de l’hétérogène (cf. lecture de la double page de manuel : textes, images, schémas…aux statuts divers). La difficulté peut être aggravée par des titres à effets (ex. Quand un liquide rencontre un autre liquide…). Aggravée également par des pratiques de classe hétérogènes quant au statut de l’oral, appelant tantôt à faire référence à l’expérience et tantôt à d’autres sources…
- pour lire un texte, il faut prêter attention à des éléments fins et souvent peu identifiés comme significatifs : les virgules (relation déterminative / appositive), les modalités verbales comme les modalités énonciatives telles que les mots porteurs de la présence des auteurs, les adjectifs, les adverbes…
- les catégories génériques sont importantes alors que l’usage quotidien recourt à des termes spécifiques (il serait par exemple absurde –ou comique– d’évoquer la présence de mammifères dans le métro, alors que pourtant…), et alors même que le discours scolaire pour des raisons de communication évacue souvent les termes qui les permettent.
L’école n’accorde qu’une faible attention à ces difficultés majeures rencontrées par les élèves. Elle va dans le sens d’exigences de plus en plus grandes mais la pratique ordinaire dans de nombreux contextes socialement difficiles d'enseignement correspond souvent à leur affaiblissement .
Jacques Bernardin
Pour montrer les problèmes générés par les pratiques enseignantes, il évoque le scénario d’échanges langagiers en CP : la maitresse demande ce qui a été fait durant les vacances. Un élève se lance : « J’ai été à la plage… » Interruption : « Je suis allé… » etc… Après quelques interruptions de ce type, les élèves cessent de lever la main, comprenant son désintérêt pour le contenu de ce qu’ils ont à dire. Le dernier à prendre la parole finit en disant : « Je suis allé été à la plage… ».
Cette formulation montre bien, s’il était besoin, la difficulté qu’il y a pour un élève à se décentrer de son propos pour se concentrer sur une formulation linguistique… Les productions langagières ne peuvent pas être séparées des situations dans lesquelles elles sont produites.
J. Bernardin insiste sur l’importance du métacognitif, de la mise à distance. Ainsi, il admet qu’on peut stimuler les échanges langagiers pour confronter des perceptions et connaissances singulières pour peu qu’ensuite l’enseignant aide les élèves à s’en « décoller » en demandant de chercher des invariants. Il note qu’une séquence de travail devrait se composer de 3 temps : faire+échanger sur le faire+tirer les leçons. Or on remarque que le temps disponible est souvent absorbé par la première étape tandis que la troisième, phase où les connaissances s’institutionnalisent en savoirs, est dévolue aux bons élèves ou à l’enseignant. C’est une question de cadrage, certes, mais, dans le deuxième temps, le dévoilement et la comparaison des procédures pourraient permettre d’accéder à la compréhension.
J. Bernardin dénonce aussi les questions qui n’ouvrent pas au questionnement : souvent, elles incitent à rechercher des informations, mais pas à faire des inférences, des mises en relation avec d’autres expériences ou des lectures antérieures, par des questions qui construiraient une posture de lecteur. Les questions ont souvent une fonction de contrôle, pas d’appui ou d’aide à la confrontation (argumentation mettant en relation l’expérience et les marques du texte).
Il relève dans un rapport de l’Inspection Générale de lettres (juillet 2001) portant sur la fin de l’école primaire que l’écriture, quand elle n’est pas centrée sur l’entrainement à l’acte graphique (copie), est utilisée à hauteur de près de 60% pour vérifier l’acquisition des fonctions de lecture, pour contrôler le travail, pour préparer la rédaction (sous forme d’exercices d’entrainement) ; une part très faible est faite à l’expression écrite ou à la formulation de démarches intellectuelles. On met les élèves en situation de reproduction plutôt que de production.
Élisabeth Bautier : A décharge, il faut dire que les formes actuelles d’évaluation, y compris celle de Pisa, éloignent de l’écriture en recourant aux QCM. Or nombre de pratiques de classe sont des pratiques d’entrainement à l’évaluation.
Questions :
1) Les élèves disent qu’ils « grattent beaucoup » pour peu de contenu.
2) Importance de l’intériorisation de la contrainte orthographique pour freiner l’entrée dans l’écrit.
En réponse à la deuxième question, Elisabeth Bautier insiste sur l’importance aussi de construire la notion de norme dans ses aspects structurants.
Jacques Bernardin situe le débat entre normalisation et normativité. L’orthographe est légitime lorsqu’elle renvoie à du sens (y compris dans la construction de la connaissance que la langue a une histoire à travers l’étymologie) ; c’est un arbitraire certes, mais les élèves doivent comprendre qu’il est un moyen économique pour assurer l’intercompréhension.
3) Une participante souligne l’impact de l’utilisation de l’écriture comme punition et Jacques Bernardin indique qu’il en va de même pour la copie utilisée pour que les élèves se tiennent tranquilles.
Il témoigne par contre de la jubilation manifestée par des élèves de GS dans l’écriture de la « phrase du jour » : l’exercice implique des échanges, la lecture à autrui… Les élèves le réclament s’il est oublié ! Un élève conclut ainsi une séance de travail : « Si je comprends bien, l’écrit ça sert des fois à raconter des histoires, des fois à comprendre et à expliquer ».
Après une pause, Brigitte Marin propose de mots-clés pour relancer le débat :
Différenciation, représentations sociales de la lecture, effets de genres –masculin, féminin, ceux-ci socialement construits ; parler à ou parler avec : comment l’école peut-elle apprendre à parler sur (et non de) quelque chose avec (et non à) quelqu’un ; absence de l’autre ; difficulté de la question de la gestion des situations inédites ; exigences croissantes non accompagnées par l’école ; secondarisation ; norme graphique ; malentendus et traces des représentations ; usage cognitif/expérientiel du langage ; exigences différenciatrices dès l’école maternelle et nécessité de l’inclure dans la formation des enseignants ; Pisa et pratiques évaluatives contreproductives, modèles de ce qu’il ne faut pas faire ; discontinuité des textes scolaires et ilots d’invisibilité qui sont des angles morts pour l’enseignant ; en ce qui concerne la vérité des savoirs, question de la preuve et parler de valeur plutôt que de compétence ; comment naviguer entre des flux de paroles qui n’ont pas le même statut de vérité ; question de la littératie scolaire (cf. le numéro de Langage et sociétés sur les « New literacy studies »[3])
4) Est-ce que l’école maternelle peut accompagner les élèves pour rentrer dans la littératie ?
Jacques Bernardin : La réponse est dans la formation qui doit montrer comment des certaines pratiques d’aide peuvent aller jusqu’à enkyster les difficultés et répondre au problème que cela pose; elle est dans les cycles, les outils, le travail sur les pratiques, sur la créativité professionnelle ; l’élément central est le statut de l’erreur, c’est lui qui fait qu’on est toujours en situation de contrôle et pas d’apprentissage Il faut admettre que la formation prend du temps. Il semble que la formule la plus efficace soit celle d’un accompagnement d’équipes pédagogiques sur du long terme. Un participant confirme le rôle important de la formation. Il rapporte le propos de la mère d’une élève dont l’enseignant fait partie d’une équipe suivie par J. Bernardin : « Malika m’a dit qu’on venait à l’école pour apprendre à se servir de sa tête »...
5) Sur Pisa, la première fois, Le Monde avait titré « Les élèves français ont peur de la faute », on commence par pointer ce qui ne va pas.
Élisabeth Bautier rappelle que Pisa montre que les élèves sont faibles dans les items liés à l’interprétation mais c’est peut-être moins la peur de l’erreur qui les paralyse que le fait de ne pas comprendre la tâche demandée. Par exemple ils sont invités à donner leur avis sur quatre textes sur un sujet en choisissant lequel va avec tel texte, ils doivent ensuite donner leur avis personnel et le justifier… Cet emboîtement des tâches langagières à effectuer est caractéristique de Pisa.
L’élévation de l’exigence de l’école, de ses attentes, est récente et est très rarement travaillée par ou avec les enseignants dans leurs conséquences sur les apprentissages des élèves. Il s'agirait ainsi de former dès le primaire des "géographes", des "historiens", le niveau conceptuel est aujourd'hui requis, non celui des seules connaissances ou descriptions plus factuelles. Cela donne du coup beaucoup d’importance aux interactions entre la recherche et la formation, la formation de formateurs… Il faudrait une formation permettant aux enseignants de disposer des grilles de lecture nécessaires, de façon à savoir où porter l’accent. Des lieux où expliciter les tensions dans lesquelles sont les enseignants : parole de l’élève / individualisation / compétences / appui sur des savoirs disciplinaires.
Jacques Bernardin : Trop souvent, à vouloir aider les élèves, on enkyste les différences. Pourtant, certaines pratiques dès le cycle 2 permettent de voir un déplacement significatif s’opérer (la différence est repérable l’année suivante) : incidences de la pratique du débat, qui fait baisser les manifestations d’agressivité dans la cour, incidences du statut donné à l’erreur quand il y a discussion en classe et que l’on se préoccupe de l’apprentissage plus que du contrôle.
Élisabeth Bautier : Il ne s'agit surtout pas de revenir à un "heureux" état antérieur de l'école ou de l'enseignement, contrairement à ce qui se dit parfois : il y a globalement, dans la société, une élévation du niveau d’exigence, une nécessité pour tous de se situer dans une société du document, une société hautement littéraciée (même dans les emplois faiblement qualifiés, le recours à l'écrit, la maitrise de la lecture d’un tableau à double entrée -pour lire les emplois du temps irréguliers- …sont une nécessité).
Cependant le fait de ne pas cantonner les élèves dans des tâches élémentaires est souvent couteux pour les élèves mais aussi pour les enseignants. Il faut sans doute améliorer grandement la formation continue pour que ça évolue.
Jacques Bernardin : Ce n’est pas forcément très couteux dans le sens où le retour que les élèves envoient alimente en retour le désir d’enseigner. Le changement fondamental consiste à faire un pas de côté pour organiser les échanges entre les élèves au lieu de s’y substituer, occasion de découvrir et d’élargir leurs capacités de réflexion.
Élisabeth Bautier invite à différencier la situation dans le 1er et le 2ème degré dans lequel les prescriptions officielles vont à l’encontre des pratiques proposées.
Un participant voudrait témoigner d’un groupe de recherche action – formation – enrichissant. Peut-on développer cela et comment ? Important au moment où on aura la possibilité de faire faire les devoirs à l’école pour que cela ne se fasse pas n’importe comment.
Ce n’est pas forcément si couteux (les intervenants évoquent un stage filé sur l’orthographe dans un établissement...)
Il y a quand même peu de moyens / outils pour les formateurs pour pouvoir accompagner les gens à partir de leurs pratiques réelles. D’où la nécessité d’espace de formation des formateurs.
C’est par leur travail quotidien que les formateurs du secondaire ont été reconnus. Il faudrait des stages d’établissement, des stages de bassins pour organiser l’encadrement des stagiaires et jeunes collègues balancés sur le terrain sans formation.
[1] Culture écrite et inégalités scolaires (1993). Lyon : PUL. Jacques Bernardin a lui-même mené des travaux de recherche sur ces questions. Une version a été publiée dans Comment les enfants entrent dans la culture écrite (1997). Paris : Retz/
[2][2] Georges Felouzis et Samuel Charmillot (2012). Paris : PUF.
[3] N°133, 2010.
Bibliographie
É. BAUTIER, J. CRINON, C. DELARUE-BRETON, B. MARIN, 2012, « Les textes composites : des exigences de travail peu enseignées ? », Repères, n° 45, p. 63-80.
É. BAUTIER, 2009, « Quand le discours pédagogique entrave la construction des usages littéraciés du langage », Pratiques : Écrits et savoirs,n °143-144, p.11-26.
É. BAUTIER, P.RAYOU, 2009, Les inégalités d’apprentissage. Programmes, Pratiques et malentendus scolaires.Paris, P.U.F., 2013 : 2ème édition augmentée
É.BAUTIER, 2010, « Changements curriculaires : des exigences contradictoires qui construisent des inégalités. Entre littéracie étendue, segmentation et contextualisation des savoirs », in Choukri Ben Ayed (dir.), L’école démocratique, Paris, Armand Colin, p. 83-93.
É.BAUTIER, J.-Y. ROCHEX, 2007, « Apprendre. Des malentendus qui font la différence » in J. Deauvieau, J.-P. Terrail (dir.), Les sociologues et la transmission des savoirs, Paris, La Dispute, p. 227-241.
É.BAUTIER, 2007, « Socialisation cognitive et langagière et discours pédagogique », in D. Frandji, P. Vitale (dir.), L’actualité de B. Bernstein, discours pédagogique, pouvoirs, Rennes, PUR, p. 133-150.
J. BERNARDIN, 2011, « Lire/écrire : difficultés et malentendus », Dialogue Hors série « Prendre pouvoir sur l’écrit » (Actes des 4èmes Rencontres Nationales sur l’Accompagnement, Saint-Denis - avril 2011), déc. 2011, p. 3-6.
J. BERNARDIN, 2011, « L’entrée dans le monde de l’écrit », Le Français Aujourd’hui, n° 174, « Penser à l’écrit », 2011.
J. BERNARDIN, 2004, « Lever les malentendus face à l’apprentissage », La nouvelle revue de l’AIS- Adaptation et intégration scolaires, N° 25 « Réussir ses apprentissages à l’école et au collège », Suresnes : CNEFEI, 2004, pp. 85-94.
J. BERNARDIN, 2003, « Les dimensions socioculturelles de l’entrée dans la lecture », Langage & Pratiques, n° 31, « Comprendre des textes », Lausanne, Suisse, 2003, pp. 12-21
J. BERNARDIN, 2002, Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Paris, RETZ, 1997 (réédité en 2002, traduit en portugais : As crianças e a cultura escrita, ARTMED Editora, Porto Alegre, Brésil, 2003).
- Se connecter ou s'inscrire pour poster un commentaire