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Programme 2015 [1] Brochure 2015 avec fiches pédagogiques [2]
Lire aussi : "Réapprendre à raconter ?" Café Pédagogique 26/11/2015
Allocutions d’ouverture
En ouverture de ce désormais annuel rendez-vous des lettres consacré au numérique, décliné chaque année sous un thème, cette année récit de fiction et valeurs, Catherine Becchetti-Bizot[3] rappelle les priorités ministérielles pour un Parcours citoyen qui s’inscrivent dans cette éducation aux valeurs renforcée après la série d’attentats qui nous interpelle :
1. Enseignement Moral et Civique (EMC)
2. Éducation aux Médias et à l’Information (EMI)
3. Priorité au langage dès la petite enfance
4. Littératie numérique
5. Réforme du collège
6. Intégration du numérique dans tous les programmes et enseignements
7. Production de ressources riches et variées par différents opérateurs : CANOPE, regroupements académiques – portail Éduthèque
Face à un défi des valeurs, le numérique introduit un lien entre technologie et culture, entre supports d’écriture et culture. Ce nouvel outil d’écriture numérique n’empêche pas la construction du sujet, mais il fait émerger une nouvelle culture qui a des effets sur la lecture et l’écriture, en mettant en place des modes d’apprentissage plus collaboratifs et engagés.
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Paul Raucy[4]
S’intéresser au récit c’est tirer et croiser plusieurs fils en pointant à la fois leur portée anthropologique, les nouvelles formes de récit qui l’accélèrent et le multiplient, le rapport entre vérité et fiction : des catégories instables et changeantes.
En quoi la lecture et l’étude des récits, des formes narratives de la littérature, contribuent-elles à la formation du sens moral ? Comment faire de l’école un lieu de construction de valeurs communes ? Comment dispenser un enseignement moral et civique ? Quels doivent être le rôle du numérique, la place des récits, les droits et devoirs liés à ces usages ?
La question de la dimension éthique des récits est très ancienne, comme la relation entre le plaisir pris aux histoires et ce qu’elles nous enseignent. « Peut-on apprendre la connaissance de l’homme ? » « Oui mais par l’expérience » « Ce qu’on apprend n’est pas une technique, on apprend des jugements corrects » selon Wittgenstein in Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Il serait vain d’attendre de notre discipline un enseignement direct de la morale, mais un enseignement indirect par la pratique de l’interprétation pour former le jugement, nourrir notre imagination et notre expression morale, qui seraient beaucoup trop pauvres si elles s’appuyaient uniquement sur la réalité (Bouveresse).
L’EMC est à ancrer dans les enseignements, et les lettres constituent un champ privilégié car elles sont une discipline :
· De culture, de représentations de la vie humaine ; les romans et récits ont toujours une dimension éthique.
· D’interprétation, la littérature complique la vie, les romans ne sont donc pas tout à fait « un traité de morale agréablement réduit en exercice » (Abbé Prévost). C’est une école de la complexité, de la perplexité ; comme complication de la vie, la lecture peut contribuer à la formation de l’homme et du sens moral. Selon Musil, le sens du possible interagit avec le sens du réel.
· De transmission des œuvres comme nourriture d’une vie, une pédagogie de transmission active confronte à une véritable expérience de la lecture, une expérience existentielle des textes qui porte, avec l’amour des œuvres, des images et des émotions. Les nouveaux programmes de collège donnent cette entrée littéraire et culturelle. Les techniques numériques en permettent l’appropriation.
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Conférences inaugurales – 1
Sandra Laugier[5]. Le récit comme morale et pratique
La philosophie du langage au cœur de cette intervention s’appuie sur les travaux de Wittgenstein, Cavell, Diamond. Les titres d’ouvrages de Sandra Laugier, à partir de la philosophie du langage, posent la question de « l’ordinaire », Du réel à l’ordinaire, et de l’attention aux autres, le souci des autres, Qu’est-ce que le care ? souci des autres, sensibilité, responsabilité. Elle travaille aussi sur les séries diffusées sur la toile ou la télévision et s’intéresse à la puissance transformatrice de la littérature, du récit, du texte.
1. L’éthique comme attention morale à la vie ordinaire
Ce qui est important nous est caché bien qu’en étant sous nos yeux, une fonction de la littérature est de nous permettre d’apprendre à voir, c’est une tâche de l’éducation. Cette volonté de voir et de faire attention s’appuie sur la dimension, la texture morale de toute expérience. La capacité à voir le détail de la vie ordinaire, à saisir ce qui compte dans cet arrière-plan de la vie humaine conduit à une reconsidération de la vie morale qui permet de redéfinir l’éthique comme une attention éthique et conceptuelle, inséparable de la dimension aventureuse de toute exploration éthique.
L’Éthique comme écologie de l’attention, comme compétence morale, impose une redéfinition de la morale. Littérature et philosophie convergent en une transformation de ce qu’est l’éthique et la logique ; la logique n’a pas de sujet particulier, elle est partout ; il n’y a pas une spécialité qui serait la philosophie morale, à partir du moment où on est dans la vie, l’éthique est partout. L’Éthique de la perception de la vie morale repose sur le fait que les pratiques morales comportent des valeurs. L’usage de la littérature n’est pas seulement une illustration, il nous fait voir ce que nous voulons dire par nos discours moraux. Faire attention à ce que nous disons, à nos expressions communes : c’est cette capacité à dire qui constitue un lieu central de l’éthique, et non pas le sentiment intime ou la subjectivité à la Rousseau, ni l’argumentatif.
« Beau » et « Bon » selon Wittgenstein : n’ont pas de signification stable, leur sens dépend de l’usage et du contexte. L’Éthique est une pratique exploratoire, et le récit une exploration. Pour décrire la compréhension éthique il faudrait étudier non seulement le vocabulaire du bien, beau, juste…, mais des termes comme décevant, minable… le sens est défini par la pratique.
Wittgenstein souligne « la tendance à chercher quelque chose de commun à toutes les entités que nous subsumons communément sous un terme général ». Les différences morales ressemblent moins ici à des différences de choix et plus à des différences de vision, des différences de Gestalt parce que nous voyons des mondes différents (Murdoch).
2. Ce qui compte / what matters (matière)
Le care est attention autant que soin. Le récit littéraire attire l’attention sur des personnes, des réalités auxquelles on ne prête pas d’attention habituellement.
Le rôle de la philosophie est de « rendre visible ce qui est précisément visible, c’est à dire de faire apparaitre ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas. » (Foucault). Dans un récit littéraire, nous allons trouver des « passages … qui comptent pour nous » (Cavell).
3. Attention aux formes de vie : « de ce qui importe, de ce qui fait la différence dans les vies humaines » (Diamond). La Morale est perception et éducation de la perception, dans la littérature l’éducation morale est dans les personnages, c’est une éducation de l’attention. La littérature permet de percevoir les situations morales autrement à partir de « l’ensemble grouillant qui constitue l’arrière plan sur lequel nous voyons l’action. » (Wittgenstein).
4. Récit et aventure de l’attention. Le récit permet d’appréhender la dimension aventureuse de la vie morale. Si on ne fait pas attention à certaines choses on passe à côté de l’aventure. L’attention est une affaire de conditions particulières ; si on n’est pas attentif on manque l’aventure des personnages et par là on manque son aventure de lecteur. Le travail de l’attention fait de la vie morale un « déroulement continu et non un processus qui s’interromprait dans chaque intervalle entre des choix moraux explicites. C’est précisément ce qui se produit dans ces intervalles qui est crucial » selon Murdoch. Prendre la vie morale comme aventure de l’attention relève de l’éducation à l’improvisation morale ; apprendre à se positionner dans des situations particulières exige de l’invention.
5. Les significations de l’expérience. Attention à l’expressivité des personnages : commun à la littérature et à d’autres formes démocratiques de culture. Exige de l’auteur une écriture qui lui soit personnelle. Invention par l’écrivain de son propre public. Lecteur : trouver ce qui compte.
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Conférences inaugurales – 2
Raphaël Baroni[6]. De la fiction littéraire au storytelling
Pour traiter du storytelling, Raphaël Baroni va s’intéresser au récit mimétique en général, pas seulement fictionnel. Le récit permet de comprendre la complexité du monde. Un exemple d’interview du président Obama où il cite des romans souligne que fiction et romans nous aident à trouver la vérité dans un monde complexe. L’importance des récits littéraires et des romans dans la construction morale des citoyens peut être rapprochée de la manière dont les hommes politiques construisent leur vie comme un roman, en composant un storytelling.
Le genre romanesque n’a pas toujours été célébré par les intellectuels, considéré aux XVIII-XIXèmes siècles comme un passetemps excitant qui distrayait les citoyens. Les critiques du donquichottisme, du bovarysme, ressemblent aux critiques du storytelling. En détournant les usages des formes narratives, le storytelling serait, selon Salmon :
· Une forme de tromperie
· Un levier émotionnel puissant
· Un blocage du dialogue
Ses arguments sont les mêmes que ceux de Platon quand il parle du poète imitateur qui prive de réflexion. Le storytelling ferait un mauvais usage du récit quand il est instrumentalisé, il « plaque sur la réalité des récits artificiels », des « engrenages narratifs suivant lesquels les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles. » (Salmon)
Mais les différences entre les récits littéraires et le storytelling sont-elles aussi marquées ?
Quelle est la nature de cet acte qui consiste à raconter des histoires sous un mode mimétique, littéraire ou non ? Les contes permettent de se confronter au raconté, à un autre univers, c’est un apprentissage de la liberté qui a des répercussions au-delà de la fiction. Les récits mimétiques susceptibles de produire des émotions ont la même répercussion sur le cortex que les expériences dans la réalité. Ils permettent un décentrement du contexte immédiat.
Le récit mimétique soulève le cas du journalisme narratif, qui remonte à la fin du XIXème et suppose un cadre déontologique précis avec vérification des sources et recoupement des données. Ce n’est pas la nature du récit qui doit être critiquée mais les usages qui en sont faits. Dans l’espace public, les centres de pouvoir ne sont pas les seuls à maitriser les canaux. Un usage démocratique du storytelling pourrait consister à faire circuler tous les récits, des dominés comme des dominants, ce que permettent les usages du numérique. Une veille démocratique doit aussi souligner le risque et le danger d’un transmédia storytelling qui créerait un monde de divertissement géré par les industries (Jenkins).
Une des plus grandes injustices ne tient pas à l’instrumentalisation des expériences mais à l’indifférence à ce qui se passe au loin ; la capacité à nous émouvoir, la pitié sont seules capables de fonder une action désintéressée (Schopenhauer) : l’action désintéressée est indissociable de l’attention à l’autre.
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Thème 1 – Renouveler l’étude et l’usage des récits ?
Alexandra Saemmer[7]. Pourquoi la fiction sur support numérique ?
S’appuyant sur J.M. Scheaffer qui étudie comment la fiction opère dans la réalité, dans nos vies, Alexandra Saemmer interroge la capacité de modélisation de la fiction. Un dissensus (Rancière) apparait avec le support numérique qui déconstruit les caractéristiques du récit traditionnel notamment grâce à l’hyperlien et à la fragmentation de l’espace de lecture. (Un exemple de fiction numérique : Un monde incertain, JP Balpe).
Les premiers récits de fiction numérique ont eu pour objectif de dépasser les limites, en mettant en œuvre un « empêchement productif ». En même temps subsistent des attentes d’immersion compulsive. Les séries pour tablettes développent le cyberkitsch et jouent beaucoup sur un fantasme d’ubiquité très dangereux.
Il ne s’agit pas de tomber dans le tout numérique ; ce n’est pas parce qu’on lit sur tablette que la littérature peut s’enfermer dans le numérique.
Dans l’hyperfiction augmentée pour tablette, l’hyperlien est un outil de guidage (posé par l’auteur) et de libération (le lecteur est libre de cliquer ou non).
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Serge Bouchardon[8]. Les récits interactifs : enjeux et perspectives
1. Le récit interactif :
L’interactivité repose sur la programmation informatique des interventions matérielles du lecteur. La problématique est : comment concilier narrativité et interactivité ?
Typologie des formes de récits interactifs : récits hypertextuels, récits cinétiques (dimension temporelle et multimédia), récits génératifs (mots combinés en temps réel, écriture automatique), récits collectifs.
En quoi le numérique permet-il de générer une lecture particulière ?
2. Enjeux :
· Narratifs (possibles narratifs, points de vue, clôture, rôle du lecteur…)
· Littéraires : ouvrir la littérarité
· Pédagogiques : interroger certaines notions, écriture (PRECIP)
3. Perspectives
Le livre interactif ou augmenté représente des enjeux économiques :
· Récits qui font intervenir le mouvement : Alice au pays des merveilles pour iPad
· Conduit d’aération : fiction pour tablette, collectif Hyperfiction 2014
· Film interactif : HBO imagine – on ne comprend une scène qu’après avoir manipulé
· Webdocumentaire interactif :le Monde
· Bande dessinée interactive : temporalité et mise en espace (BD numérique, Balak)
· Récits interactifs urbains, outils cartographiques, géolocalisation, question du rapport entre spatialité et narrativité
· Transmédia
4. Questionnements
Le récit interactif réactive des problématiques et tentatives anciennes : écriture fragmentaire et non linéaire et rôle du lecteur (Calvino, Si par un soir d’hiver un voyageur).
Le rôle du support numérique est de marquer un passage à la « limite », tout devient manipulable : le système est délinéarisé (hypertextuel avant d’être textuel) ; l’instrumentation de l’activité du lecteur entraine sa reconfiguration.
Que reste-t-il de l’histoire ?
Le récit interactif ne trouve plus sa justification dans l’histoire racontée, mais dans le dispositif de lecture/écriture. Un récit peut-il être co-construit par un lecteur ? Au « faire croire » du narrateur répond traditionnellement le « croire » du lecteur. De la narration au jeu dramatique s’opère un basculement d’une histoire racontée à une histoire à vivre, le joueur joue l’histoire sans la médiation du narrateur. (Nothing for dinner, Nicolas Szilas et Urs Richle 2015 http://tbisim.unige.ch/portal/?q=node/21)
« La fonction narrative peut se métamorphoser, mais non pas mourir » (Ricœur)
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Pierre Péroz[9]. Apprendre ensemble à parler à raconter à l’école maternelle
Don Quichotte disait à Sancho (I, XX) : « on sait ce que c’est que raconter ».
L’apprentissage de la narration se fait par la lecture-présentation d’album, devenue un genre scolaire (Jaubert-Rebière), un système stable autour de la restitution-constitution du récit d’une histoire en s’aidant éventuellement des images ; l’apprentissage est collectif.
Avec quels résultats ? Dans l’apprentissage du récit oral après 3 ans, nous ne disposons pas d’études sur la fonction du groupe ; en général les observations de ce genre portent sur des interactions individuelles.
Une vidéo présente une lecture d’album en classe (« La brouille » de Claude Goujon) : l’enseignante guide la restitution, parle plus que tous les élèves réunis ; au niveau de chaque élève qui n’a produit que des bribes du texte, on est loin du compte. Dans cette restitution plus dirigée que collective, quels apprentissages sont menés ?
Quelles sont les modalités de cet apprentissage quand les travaux sont en groupe ? Apprendre en groupe c’est se confronter avec les problèmes effectifs de discours grâce à une mise en retrait de l’enseignant.
Préconisations :
- Adopter une posture en retrait – connaitre et limiter le risque de contre-étayage – intervenir moins mais mieux – interroger systématiquement les élèves ayant levé le doigt.
- Favoriser la clarté cognitive relativement à l’apprentissage en jeu – ne pas utiliser d’albums, raconter des histoires ou lire des textes non illustrés – poser des questions ouvertes qui reviendront de la même manière lors de chaque séance de langage toute l’année :
o faire restituer ce que les élèves se rappellent
o faire identifier les personnages, leurs états mentaux
o demander aux élèves d’adopter différents points de vue.
- Permettre le développement d’un apprentissage polylogal : permettre aux élèves de répéter ou de formuler ce qui a déjà été dit, répéter les sections – le groupe n’est pas un obstacle à l’apprentissage du langage oral quand on prend le temps de laisser parler.
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Thème 2 – Récit et vérité
Patrick Boucheron[10]. Histoire, récit et fiction
Notre sujet aujourd’hui, c’est la littérature contemporaine depuis les années 80, où l’Histoire doit être contemporaine de la littérature. Qu’est-ce qui rend vive cette vieille question des relations entre Histoire et littérature ?
Une seule chose a vraiment changé, l’injonction de l’autoréflexivité, la nécessité de faire récit d’un passé vrai met en évidence la manière dont l’historien peine à faire ce récit. Cette question ramène à la forme littéraire de l’enquête. Par exemple, la ligne de crête courroucée et triste de la correspondance entre Modiano et Serge Klarsfeld (critique parce qu’il n’est pas cité comme source) rappelle l’exigence différente de la littérature qui n’a pas à citer ses sources. L’Histoire renvoie à la Poétique, si elle n’est pas littérature, elle n’a que les moyens littéraires pour se soustraire à la Littérature.
Trois problèmes connexes :
1. Rapports Histoire Littérature : c’est une question très débattue, et rabattue dans sa complexité. La réédition de JP Domecq : Robespierre derniers temps montre quel’historien ne peut approcher qu’au bord ; à combler de fiction les vides de l’Histoire, on perd sur les deux côtés, fiction et Histoire. Du point de vue de la création littéraire, les plus beaux livres d’Histoire ramènent l’Histoire comme une force supplétive de la création littéraire. Si le récit historique porte de la fiction, c’est parce qu’il doit s’interroger sur son propre statut fictionnel.
2. Comment le récit historique peut-il se défaire du tout fictionnel ? Olivier Caïra, Les forges de la fiction montre un récit déflationniste de la fiction, décrochée de la mimésis, de la narration, du langage, de la logique. Le travail de l’historien ne peut pas consister à combler les manques.
3. L’historien a la nécessité d’user des fictions comme exercice de pensée, avec un usage mesuré des contrefactuels. L’Histoire avec des si est une histoire contrefactuelle. On n’a pas besoin de se poser la question de savoir si les historiens l’utilisent parce qu’ils le font toujours. L’historien s’interroge continuellement sur ce qui aurait pu se passer si les faits s’étaient déroulés autrement. Toute l’Histoire économique est contrefactuelle.
Il appartient aux historiens d’utiliser les moyens des écrivains comme des outils cognitifs, d’utiliser les ressources et énergies des récits pour en faire un outil de connaissance dans l’espace public. C’est ce qui pousse l’écriture de l’historien au bord de la littérature.
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Tiphaine Samoyault[11]. Vérité du récit biographique ? Roland Barthes
En réponse à Patrick Boucheron, Tiphaine Samoyault faire remarquer que les lettres Klarsfeld-Modiano relèvent d’une vraie éthique de la responsabilité par rapport aux archives, les émotions de l’écrivain et de l’historien sont différentes.
La biographie est un genre référentiel avec comme horizon une forme de vérité historique.
La fiction s’empare souvent des vérités de la biographie.
Quelle est la vérité du récit biographique ? Les vies imaginaires reposent souvent sur des vies oubliées, ordinaires… (Marcel Schwob fin 19ème). C’est révéler le particulier qui se cache dans vie commune, et ainsi donner une mémoire mais aussi une dignité aux oubliés.
Barthes, dans son autobiographie, est traversé par une multiplicité de personnages, par des éclats d’une multiplicité de voix ; le récit de vie autobiographique de Barthes est anamnésique, l’auteur refuse la chronologie (« cochonnerie ») auquel il préfère un état de bribes et de traces.
Il renouvèle ainsi la liaison entre le critique littéraire et l’homme, la vie et l’œuvre, il donne naissance au lecteur comme auteur, comme sujet-lecteur atopique, avec une pluralité des lectures.
Il est difficile d’inscrire Barthes dans une linéarité qu’il a réfutée : il faut voir comment le discontinu est à l’œuvre dans son œuvre, comment il travaille le fragmentaire à partir du continu, part de la forme pour aller vers l’informe ; manques et lacunes sont constitutifs du personnage. Il est important aussi de ne pas considérer que la logique chronologique est la seule logique d’une vie, elle fait appel aussi à la logique des rencontres, la multiplicité du temps dans le temps.
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Philippe Le Guillou[12]. Entre roman et écriture de soi
Quelle vérité ? C’est une notion curieuse pour le romancier, presque étrangère, insupportable, ce n’est pas une préoccupation pour celui qui s’engage dans l’écriture. Dire sa vie est aussi une tentation omniprésente, plate, insipide, sans les détours du mensonge.
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Thème 3 – Partout des histoires : vices et vertus du storytelling
Danielle Perrot-Corpet[13]. Fiction littéraire contre storytelling
Danielle Perrot-Corpet propose une mise en regard, une confrontation entre fiction littéraire et storytelling. Les critères formels et pragmatiques sont ceux du récit littéraire, mais une utilisation généralisée de la forme narrative à des fins persuasives a produit la persuasion narrative ou storytelling.
Peut-on distinguer une fiction, un récit, qui soit spécifiquement littéraire ? Qu’est-ce que le storytelling emprunte à cet art de conter de la fiction littéraire ?
Selon Salmon il y a antagonisme entre ce nouvel art narratif et la fiction littéraire conçue comme une contre-narration. Violence symbolique et transformation des émotions composeraient un nouveau champ démocratique. La charge passionnelle du débat soulevé par ce livre de Salmon souligne la portée éthique de la littérature, et met en demeure de penser une redéfinition. Raphaël Baroni tempère Salmon. Selon Alexandre Jeffen, les réseaux sociaux fonctionnent sur une injonction du récit de soi, mais produisent aussi des dispositifs riches de résistances et contournements dans lesquels l’individu produit sa liberté.
La contrenarration est une notion intéressante à creuser : l’individu doit composer avec le pouvoir de narration du storytelling. La notion d’engagement permet de parler de contre storytelling dans la fiction littéraire.
Journées d’étude 1 & 8 avril, http://www.crlc.parissorbonne.fr/FR/Page_colloque_detail.php?P1=450Face au storytelling du dominant : Pratiques contre-narratives au prisme du genre et du fait colonial. Colloque international 22-23-24 juin, Sorbonne.
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Sébastien Torterat[14]. La part du récit dans la construction des apprentissages
Nous sommes avec ce colloque dans de l’interdidactique grâce aux intéressants discours sur les présentations d’expériences.
Le récit est une pratique discursive et socioculturelle universelle. Il fait partie intégrante des apprentissages et de la formation tout au long de la vie. Le récit, c’est un rapport au langage et au monde, il se multiplie, se diversifie dans le réseau affinitaire.
L’appropriation des mécanismes du récit se fait par une marche patiente vers l’implication personnelle, l’autodidaxie, en même temps qu’un pas vers l’autre et l’ailleurs. Les habiletés sociales sont confortées par les habiletés scolaires.
La fiction est effectivement un « besoin anthropologique », selon Bruner (2002) « Concevoir une histoire… remédier à la prise insuffisante que nous avons sur notre condition ». Selon Sylvie André (2012) Narrer… c’est « donner une épaisseur signifiante au passage du temps ». Pour Patrick Rayou, le récit contribue à la légitimation des discours institutionnels. Le récit est important en période de crise : raconter permet d’éviter que la crise se renouvèle.
Depuis tout petit, à la maternelle, une école bienveillante et exigeante donne les fondements du récit (Le Français Aujourd’hui n° 179).
Les dispositifs numériques ont des apports et influences surtout dans la mesure de la ludification, avec un autre rapport aux apprentissages.
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Thème 4 – Récit et valeurs
Patrick Dandrey[15]. Moralité du récit ? L’exemple de La Fontaine
La Fontaine est un auteur paradoxe, qui suscite une situation pédagogique inédite : être connu, possédé, sans être toujours compris. Le texte est saisi sans être compris.
Cette contradiction entre saisie globale et obscurité locale reflète la manière dont La Fontaine a composé. L’apologue est le seuil où la culture orale affleure à la littérature sans en être tout à fait. Le seuil de cet affleurement, l’indice de cette suture est dans le dépliement qu’offre la fable entre une narration métaphorique et une signification morale. Le critère est la littérarité, le littéraire n’est pas décrypté par le texte, le sens est généralement déduit par le conteur, et non pas donné car la littérature est par nature allégorique et métaphorique. Or La Fontaine écrit en vers l’explicitation de son récit.
Un second déplacement consiste en la poétique de la morale dans les fables, La Fontaine métamorphose le genre, renouvèle l’expression, la narration est plus égayée, plus piquante, il modifie l’intention mais aussi l’esprit. Et la moralité est sacrifiée quand elle nuit au récit. Deux lectures sont possibles.
La moralité est assumée directement par l’objectif littéraire. Dès lors que le récit est trop connu il menace d’ennuyer ; l’art de raconter est renouvelé, ce n’est pas le charme du conte qui fait agréer la moralité, c’est le tour pris qui amène à la moralité. L’agrément de la forme constitue le meilleur agent pour faire agréer la leçon morale de la narration, la narration devient prescription. Les moralités archaïques, quand elles sont gardées, constituent un ornement de la narration, une méditation continue sous-jacente. Le récit est saturé de profondeur méditative, de suggestions méditatives. La Fable de La Fontaine fait l’osmose de la fable et du sens. Ex. Tout l’été // lorsque la bise fut venue : la leçon de morale est contenue dans la longueur des séquences (été : 3 syllabes - 3 mois // froid de l’hiver : 8 syllabes).
La narration s’épanouit en leçon avec une paradoxale sagesse. La morale supérieure de l’apologue, c’est un désir de poésie. La distance prise appelle à un éveil de conscience, on se détourne du rêve pour être mieux éveillé. C’est une sagesse de la gaité : charme du plaisir lucide et charme de la lucidité. L’exigence éthique s’est plaquée sur le pouvoir esthétique. Le Gai savoir combine la fascination et l’éveil.
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Frédérique Leichter-Flack[16]. Le récit comme laboratoire des cas de conscience
Frédérique Leichter-Flack considère la littérature comme expérience morale, en lisant par dessus le dos des personnages.
Qu’est-il juste de faire ? La force de la littérature est de contribuer à élaborer un cas moral généralisable au-delà de lui ; dans la réalité, un cas moral est toujours singulier. Les priorités morales évoluent en fonction des réalités, des époques.
La littérature opère un décalage référentiel, elle prend un détour pour parler d’un cas moral à partir de quelque chose de décalé, d’éloigné.
C’est sur la double dimension d’empathie et de décrochage que se tisse la réflexion éthique. Par exemple, dans La Colonie pénitentiaire, Kafka interroge la capacité à rester à sa place quand quelque chose de scandaleux se déroule à sa portée directe. Il teste la propension à accepter l’intolérable au nom de la liberté, de la non ingérence, de la souveraineté d’autrui ; il sous-entend un consentement délibéré à la barbarie.
L’enseignement de la littérature questionne sur les risques et dangers d’une double expérience morale à travers les personnages et au dessus d’eux. Est-ce que la littérature est vraiment un lieu où on peut expérimenter sans risques, sans contaminer le réel ? Les effets éthiques de certaines lectures sont dangereux, contagieux.
1. L’empathie et ses limites : elle peut nous faire vivre la vie ; mais jusqu’où peut-on tout explorer, tout vivre ? Ex. : Conrad, dans Lord Jim, prend comme motif l’abandon de navire (deux fois dans l’actualité récente) : lors d’un naufrage annoncé, le Second saute à l’eau, mais le naufrage n’a pas lieu ; il n’y a pas mort d’homme, mais il est coupable, et jugé ; avec sa phrase « Vous n’auriez pas fait mieux que moi », le personnage est dans une demande d’empathie, une sollicitation ; comment trouver la distance revendiquée, montrer le rejet, comprendre tout en condamnant, en jugeant ? Comment se situer dans cette histoire morale sans tout céder à l’empathie ?
2. Toutes les expériences sont-elles bonnes, utiles à faire ? Des situations sont moralement insoutenables. Ex. dans Le Choix de Sophie, Styron développe le motif du choix entre les vies, quand il n’y a plus de choix qu’entre le mal et le mal, dans un nouveau régime du mal. Ce thème est surreprésenté aujourd’hui, les ados baignent dans un univers de fiction de situations moralement insoutenables, ce thème est obsédant dans toute une part de la fiction contemporaine. Il devient même l’objet d’une dérision dans le dernier Spiderman, où le bouffon vert dit à Spiderman : « il n’y a plus aujourd’hui que des idiots pour vouloir jouer les héros… » La question des précautions et scrupules émerge, Primo Levi décrit le camp comme un univers où il n’y a pas assez de vie pour tout le monde ; de quoi cette honte partagée est-elle la trace ? Quand les mêmes situations sont sorties de leur contexte historique et sont vécues dans l’immersion, deux problèmes apparaissent, le risque de cultiver dans le lectorat un voyeurisme pour l’horreur morale, et le risque de banalisation de ces situations, imposées sans la honte, la conscience du problème moral posé. L’exigence de l’éducation est de refaire le lien avec le contexte historique, la honte.
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Conférence de clôture
Vincent Jouve[17]. L’émotion narrative
L’émotion n’est qu’une des dimensions de la lecture narrative. Il faut aussi parler de son intérêt en termes d’interprétation et d’esthétique. Mais dans cette intervention, Vincent Jouve doit se limiter aux émotions.
La technique la plus simple est de représenter des situations dramatiques en elles-mêmes émouvantes ou des situations positives ; le récit a le moyen d’intensifier l’émotion provoquée et des procédures narratives le permettent.
L’intensité émotionnelle varie en fonction de 3 critères principaux :
1. Proximité. Un évènement nous touche d’autant plus qu’il se trouve dans notre proximité : personnes familières ; proximité spatiale ; proximité temporelle ; proximité sociale. Le critère de proximité fonctionne bien dans la fiction. (ex. des séries comme Desperate Housewives)
2. L’improbable, l’inattendu. Une situation dramatique l’est d’autant plus qu’elle n’aurait pas dû se produire, qu’elle renforce le sentiment d’injustice (quand elle concerne un enfant qui saute sur une mine, l’émotion est plus grande que si c’est un soldat). Nous devenons particulièrement insensibles aux drames répétitifs. La valeur émotionnelle de l’improbable se retrouve dans le récit de fiction, ou scénario de fiction mais aussi dans l’intertextuel.
3. Gradualité, nombre plus ou moins grand. Il y a une différence entre les situations bornées et les autres ; l’émotion est plus intense dans les situations bornées (quand l’émotion est négative, c’est l’effet de mur, quand elle est positive, c’est le point de mire). Pourquoi l’effet de mur est aussi efficace ? Il y a un seuil au-delà duquel on est face à l’intolérable. On observe une force d’impact des situations à échéance décisive.
Utiliser ces procédés en série permet d’accentuer les émotions du lecteur : Ex. Gavroche : proximité, inattendu, effet de mur. Mariage de Denise à la fin de Au bonheur des Dames : même combinaison en positif.
Nature exacte des émotions fictionnelles
Les émotions dans la vie quotidienne sont des conduites réflexes, involontaires vécues comme réaction, réponse automatique ; leur fonction première est de nous renseigner sur nous-mêmes, elles fonctionnent comme signaux ; leur intensité indique le degré auquel nous sommes touchés. Elles nous offrent aussi la possibilité de répondre plus efficacement aux situations que nous rencontrons. Elles deviennent dangereuses quand elles cessent de fonctionner comme signal pour nous dépasser. Pour garder le contrôle, un étouffement conduit à refouler les émotions.
Dans la fiction : le récit fictionnel s’inscrit dans la feintise et non pas dans le leurre (Scheaffer) ; les amorces mimétiques sollicitent les mêmes compétences que celles que nous mettons en œuvre dans la vie. Roman et nouvelle font appel aux mêmes compétences linguistiques que quand nous lisons un récit réel. La conséquence en est que les représentations fictionnelles ne se distinguent pas fondamentalement des perceptions réelles. Il y a unité de structures représentationnelles. La différence est ailleurs, dans le traitement qui est fait de ces représentations : la fiction s’annonce toujours comme telle, nous restons dans le comme si. Les récits de fiction suscitent de véritables émotions, nous sommes émus comme dans la vraie vie mais nous savons que ce n’est pas vrai, il y a transfert affectif, découplage.
Que peuvent nous apporter les émotions fictionnelles ?
1. Nous renseignent sur nous-mêmes.
2. Donnent le sentiment d’un surcroit d’existence. Le risque est un débordement affectif qui peut brouiller notre jugement. L’avantage est qu’elles sont sans conséquence sur la réalité.
3. Intérêt en termes d’apprentissage : elles nous permettent de comprendre comment les choses fonctionnent, comment on en arrive là. Elles font accéder à des formes de savoir qui ne sont pas transmissibles intellectuellement, mais aussi à la dimension charnelle dans le langage. Comment transmettre des expériences dont la spécificité échappe à la typification ? Les revivre virtuellement sous un mode mineur, c’est ce que permet l’émotion fictionnelle. Elle permet d’accéder au processus d’engendrement. L’immersion fictionnelle permet de communiquer une expérience dans sa dynamique en donnant accès aux processus qui l’ont engendrée.
4. Les émotions entrainent un retour critique sur soi. Le lecteur/spectateur ne peut accéder à une expérience fictionnelle qu’en s’y projetant. Ma représentation prend appui sur une série d’expériences vécues que je réactive, mais que j’envisage à partir du maintenant de la lecture. Du fait que ces expériences ressurgissent au moment de la lecture signale leur importance. Il ne s’agit pas seulement d’un transfert d’expérience, mais d’une prise de conscience et d’une révélation critique de son propre vécu.
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En contrepoint
Ressources en ligne de la BnF sur les contes de fées. Et l’édition enrichie deAu Bonheur des dames, d’Émile Zola, avec une application en préparation.
Présentation de l’exposition Anselm Kiefer, L’alchimie du livre, à la BnF
Quelques expériences…
Plus d’expériences à retrouver dans la brochure en ligne
Bénédicte Shawky-Milcent, Dora Bruder, De la lecture d’un récit, Au récit d’un cheminement personnel.
Le projet en plusieurs volets a répondu à l’étonnement de l’enseignante face à l’apparente indifférence des élèves devant des œuvres qui nous émeuvent. Comment susciter chez les élèves un questionnement éthique ? Les volets du projet :
· Visite du camp de Compiègne-Royallieu, auquel Modiano fait allusion deux fois.
· Sujet d’écriture : un lycéen enquête…
· Raconter une rencontre personnelle avec une page d’Histoire de la ville.
· Visite dans la ville, marche, gare, lieux de mémoire du camp, exposition.
Ce projet a permis une prise de conscience des enjeux de l’écriture littéraire grâce à l’expérience d’écriture, notamment par une mise en relation émotion- raison.
Raconter la vie, en s’appuyant sur la collection de Pierre Rosanvallon. (Brochure en ligne ).
Le numérique renforce la motivation en lecture et écriture, mais aussi en réflexion, par une posture réflexive sur leur écriture.
Enquête au collège : la photo dégradée. Collège les Fontaines, Bouillargues, Ac. Montpellier
À partir d’un fait divers (en 2007 une visiteuse dégrade un tableau en posant un baiser), une équipe élabore un projet interdisciplinaire : arts plastiques, lettres, physique. Ce projet qui travaille la lumière, en physique, l’écriture d’un récit d’enquête en français, la photographie par la visite de la collection Hélène Lafon et d’une exposition Sophie Calle en arts plastiques, a permis de développer des valeurs vécues, un sentiment d’appartenance, d’ancrer la culture et une citoyenneté plus responsable dans l’établissement, tout en valorisant les élèves. (Vidéo intéressante sur un travail interdisciplinaire)
Le journal de séquence comme mise en récit des apprentissages, LP
Dans la brochure en ligne
Vidéo intéressante sur l’accompagnement personnalisé
Choisis ta propre aventure, projet en LP
Récit à plusieurs mains sur le modèle du livre dont vous êtes un héros adapté à la situation de stage, se préparer à un comportement responsable en milieu professionn
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