Construction de la compétence de lecture du cycle 3 au cycle 4

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En ouverture, la Rectrice, Mme Katia Béguin, met l’accent sur la continuité des apprentissages, sur la place du sujet lecteur et la nécessité d’un partage des cultures professionnelles des premier et second degrés. Patrick Laudet, IGEN, introduit la conférence en présentant « trois arêtes vives des nouveaux programmes » : une prise en compte plus forte de l'oral, une sensibilité aux progressions, des entrées thématiques qui permettent d'ouvrir sur une étude de la littérature dans une perspective d'usage avant une perspective d'étude, une approche plus humaniste que techniciste.
Pour Anne Vibert, IGEN, qui a participé au Conseil Supérieur des Programmes, particulièrement sur le cycle 3, la réflexion sur la lecture est confrontée à la hausse du nombre d'élèves en difficulté de compréhension  et au recul de la lecture dans les pratiques sociales. PISA montre que 36% des élèves de l'OCDE lisent sans plaisir, ils sont 39% en France. Or un temps de lecture quotidien minimal de 30 minutes est indispensable aux apprentissages, comment l'école peut-elle l'assurer ? La lecture souffre d'être une pratique solitaire, "asociale" qui est fortement concurrencée par d'autres distractions et qui subit une forte évolution avec la lecture numérique multimodale et discontinue.
C'est particulièrement la lecture continue qui devient difficile. Elle suppose un régime d'attention continue et profonde, donc lent, à distinguer de l'hyper-attention (Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil 2004). Un danger est que, dans les pratiques de classe, on réagit en multipliant les activités au lieu de ménager des pauses ; un texte n'est lu qu'une seule fois. Comment apprendre à lire beaucoup et en profondeur ?

La lecture, une compétence essentielle
Les études ont montré la nécessité d'un haut niveau de littératie pour avoir sa place dans la société. D’autre part
la lecture joue un rôle important dans la construction de soi et pour l'ouverture sur le monde (Michèle Petit, L'Art de lire ou comment résister à l'adversité, Belin 2008). Enfin, sur le plan cognitif, elle est irremplaçable.
Anne Vibert revient sur l'importance de l'enseignement de la compréhension (Cnesco, conférence de consensus de mars 2016, contributions d’experts consultables sur le site du CSP).
Prenant appui sur un schéma de Maryse Bianco, elle a montré comment la compétence de lecture s'appuie sur la construction des correspondances grapho-phonétiques, l'identification des mots écrits, inclut la compréhension, l'interprétation, la fluidité. La compréhension elle-même est une activité multidimensionnelle qui met en jeu l'identification des mots (décodage + référence) et des connaissances morphologiques, syntaxiques, textuelles. Elle implique d'opérer des inférences textuelles (comprendre grâce au reste du texte) et des inférences dites pragmatiques, faisant appel à des connaissances externes pour remplir les blancs du texte. Elle recourt à l'utilisation de scripts ou scénarios. Ces mécanismes permettent d'élaborer une cohérence locale et globale, une interprétation partagée.
Le lecteur doit de surcroit mettre en œuvre des mécanismes pour évaluer et réguler selon qu'il comprend ou non. Le lecteur expert doit être « un compreneur fluide et stratège » (M. Bianco) « mobilisant des habiletés de compréhension appliquée » (au service d'un objectif).

Enseigner la compréhension
La pratique hégémonique des questionnaires de lecture provoque un malentendu peut-être lié à leur forme : ils font appel à des activités de repérage plus que de mise en lien : les sous-titres du questionnaire énoncent ce qu'il faut comprendre au lieu de le construire, les élèves ont à valider une lecture faite pour eux. On ne fait pas suffisamment appel aux réactions, à l'interprétation, l'évaluation, et l'on suscite une fausse représentation de la lecture, une absence de stratégies, d'engagement...
L'apprentissage de la compréhension, point fort des nouveaux programmes, passe par la lecture des différents types de textes et documents pour construire des stratégies différenciées selon les objectifs ce qui implique de prendre en compte le fait qu'il s'agit d'une compétence transversale traversant les différentes disciplines. Tout ne peut se travailler dans le cours de français. Cela passe aussi par un véritable travail des stratégies : stratégies de pré-lecture, liées à la construction des modèles de situations ; stratégies postérieures à la lecture (synthétiser etc.). Cet enseignement de la compréhension doit être explicite et lier compréhension et interprétation.

Pour la construction de la culture littéraire
Comment former un lecteur impliqué et concerné par la lecture littéraire ? Certains obstacles sont dans les pratiques pédagogiques : une analyse souvent rituelle et technique, un questionnement serré conçu plus pour transmettre l'interprétation magistrale que pour permettre  aux élèves d'apprendre l'interprétation.
Parmi les ressources, Anne Vibert a cité son article sur Eduscol : « Faire place au sujet lecteur », l'ouvrage de Sylviane Ahr, Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée (2013) (qui ne traite pas que du seul lycée), le récent ouvrage de Bénédicte Shawky-Milocent, La lecture, ça ne sert à rien (PUF 2016).

Inscrire la lecture dans la subjectivité
Il importe de partir de la réception réelle des élèves, de créer les conditions de leur engagement à travers des écrits (ou des oraux, l'oral étant une voie pour permettre aux plus éloignés de la littératie de continuer à progresser) tels que leur autobiographie ou leur portrait de lecteur, le récit de leurs souvenirs de lecture. Faire verbaliser (carnets de lecture...), questionner les imaginaires (faire juger les personnages, associer des images ou musiques à des textes...), inciter à dire ses émotions, rechercher les échos à d'autres textes... Enfin A. Vibert suggère de multiplier les lectures à haute voix d'un même texte au cours d'une séance et, pour ménager le passage de la lecture subjective au partage de lectures, d'organiser des débats littéraires (cf. débat interprétatif, à ne pas confondre avec le débat philosophique, sur Eduscol ou les travaux de Sylviane Ahr). Elle invite à développer les interactions lecture-écriture, à ne pas écrire seulement après la lecture, surtout pas exclusivement comme évaluation paradoxale, mais à différents moments de la séquence. Pour construire une mémoire des lectures elle suggère de tisser des liens entre œuvres dans l'année mais aussi au fil des années.

Les enjeux existentiels de la lecture littéraire, la question des valeurs
Pour former un lecteur impliqué et concerné par la lecture littéraire il importe de faire valoir la conception d'une lecture ouverte sur le monde. C'est déjà à quoi invitaient les programmes de Première à condition de ne pas dévier « Utiliser la fiction pour interroger le réel » vers « Étudier le Réalisme ». C'est aussi à cela qu'invitent les entrées thématiques des nouveaux programmes. La question des valeurs est au cœur du dernier ouvrage d'Hélène Merlin Kajman Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, nrf Essais 2016. C'est déjà un enjeu de la construction d'une culture artistique et littéraire au cycle 3.
La fiction littéraire est un irremplaçable laboratoire, en particulier elle permet l'expérience de l'altérité et de la pluralité, des dilemmes (Lire, interpréter, actualiser, Pourquoi les études littéraires, Citton 2007). Elle participe de la construction du citoyen en ce qu'elle suscite des réactions axiologiques à confronter. Si l'on évite les deux écueils de l'étude formelle des textes et de la confusion des textes avec le réel, la littérature apporte en propre une maitrise de la forme, les choix d'écriture participant de la réflexion sur les valeurs, ainsi qu'une vision du monde complexe en évitant l'embrigadement.

Après avoir souligné que la lecture n’est pas le seul canal d'accès à la littérature puisqu’un spectacle théâtral, par exemple, peut être une expérience littéraire forte, Patrick Laudet  a prolongé le propos en invitant à choisir des textes riches, bannir les textes prétextes à manipulations, à reconnecter la lecture littéraire à une dynamique de recherche de la  « vérité » : l'étude des monstres par exemple doit être à la hauteur de la question, il importe de ne pas aller tout de suite à leur déconstruction (cf le loup sympathique dans un Petit chaperon rouge).
La littérature peut aussi permettre de restaurer un rapport heureux à la loi, c'est aussi à cela qu'elle sert. L'étude du mythe, de la tragédie c'est la recherche d'une sagesse, d'une expérience humaine, il ne s'agit pas seulement de devenir plus compétent mais aussi plus humain et plus heureux. Plus engagé aussi.

Dominique Seghetchian