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Quels rapports les adolescents entretiennent-ils avec l’information ? Cherchent-ils à s’informer sur le monde ? Il semble plutôt qu’ils se trouvent informés, sans démarche personnelle explicite, dans et par des espaces où se mêlent réalité et fiction, et où la position d’énonciation tient un rôle déterminant.
« La liberté d'expression, ça s'apprend », nous rappelle la 27ème semaine de la presse à l’école. S’inscrivant dans le parcours citoyen, elle a « pour objectif le développement du sens critique et l'acquisition d'une éthique citoyenne sur les questions de liberté d'expression, d'opinion et de laïcité. » Du 21 au 26 mars, les classes de tous les niveaux sont invitées à participer à cette opération conduite par le CLEMI et peuvent bénéficier de journaux et autres médias distribués gratuitement, ainsi que de la présence bénévole de journalistes dans les activités qu’elles organisent. C’est une banalité de rappeler que lire et analyser la presse, c’est aussi faire du français ; écrire un article, enregistrer une émission de radio ou une capsule vidéo, collectivement ou seul, c’est aussi apprendre à réfléchir sur l’énonciation et la mise à distance, c’est comprendre le sens de l’engagement dans ses écrits et ses paroles.
Mais ces banalités nous renvoient à un autre constat auquel chacun de nous est confronté en observant les pratiques informatives des adolescents : leurs modes d’information passent peu par les médias traditionnels, presse écrite et radio-télévisuelle. Leur utilisation des écrans, omniprésente voire compulsive, s’est progressivement déplacée vers les téléphones « intelligents », et leur consultation vers les réseaux sociaux. Même si leurs usages consistent surtout en un mélange d’extime et d’entre soi, ils s’exposent aussi, en fréquentant les réseaux, à une diffusion en continu d’informations dont le flux n’incite pas à vérifier si elles sont fondées sur des sources fiables. L’information la plus sérieuse peut s’y démultiplier, grâce à la formidable caisse de résonance de l’internet ; mais rumeurs et complotismes trouvent aussi à s’y alimenter, profitant d’un nivèlement et d’un calibrage peu propices au discernement. Développer l’esprit critique des adolescents face à l’information suppose évidemment de les accompagner dans leurs pratiques informatives sur les réseaux sociaux, et de tenter de les comprendre en s’inscrivant soi-même dans cette logique de réseau. Ce conseil, souvent donné aux parents pour ne pas diaboliser le passetemps de leurs enfants à l’âge de plus en plus précoce de l’adolescence, vaut aussi pour les enseignants.
Sur les réseaux, notre récit de vie se tricote avec le récit du monde en train de s’écrire. Je diffuse des faits et des opinions, ou poste mes photos de vacances et mes selfies, ou fais la promotion de mes activités et productions ; et Abdelslam est arrêté, les réfugiés syriens se pressent d’entrer en Grèce, le président Obama arrive à Cuba. J’ai le choix de mon énonciation, je peux me distancier ou m’impliquer, mais je ne peux empêcher que mon récit personnel se mêle et s’entrelace au flux continu et précipité d’informations éphémères que je ne saisis qu’au moment de mes consultations ; et que mes amis ou suiveurs associent à mes posts oubillets au rythme de leur propre navigation. La fréquentation des réseaux, quel que soit son objectif et son mode d’énonciation, expose à l’information. La consultation compulsive des adolescents, même s’ils cherchent surtout à se montrer, se raconter et faire du lien, les expose à une irruption informative qui leur pose deux questions : que faire de cette information, comment la traiter ? et comment démêler le vrai du faux, le réel du fictif ? L’école ne peut pas les ignorer. Le parcours citoyen des élèves, qui inclut l’éducation aux médias et à l’information, implique de les aider à y répondre.
La question du traitement de l’information sur les réseaux sociaux prend de l’acuité quand on lit cet entretien du Monde du 20 mars « Facebook va-t-il avaler les médias ? [1]» avec Emily Bell, directrice du Tow Center for Digital Journalism, à l’Université de Columbia à New York. Elle considère que « l’avènement du Web social sur mobile est un bouleversement majeur », à la fois par la rapidité avec laquelle il s’est développé par rapport à l’évolution des médias, mais aussi parce qu’il reconfigure l’univers médiatique par l’intermédiaire de plateformes de distribution aux algorithmes peu intelligibles. Les contenus sont « réintermédiés », triés de manière opaque par les plateformes, sous ou surreprésentés, faisant perdre aux éditeurs le contrôle de la distribution des contenus. Le choix de la gratuité des médias (privilégiée par les utilisateurs de réseaux sociaux) les place sous l’emprise des agences de publicité, et pose la question de leur pérennité. Développer chez les adolescents « une éthique citoyenne sur les questions de liberté d’expression » impose de réfléchir aux complémentarités et liens entre les réseaux sociaux et la presse ; et au paradoxe entre la recherche perpétuelle d’immédiateté, de nouveauté, de gratuité, et l’élaboration d’une posture d’information qui permet d’éclairer et comprendre le monde.
La construction de cette posture d’information, nécessairement critique, passe aussi par la déconstruction des rumeurs et du complotisme sur les réseaux en s’interrogeant sur le « réel ». C’est un des enjeux, depuis Don Quichotte, de la littérature romanesque qui questionne en permanence les rapports entre réel et fiction.
Quelques romans récents y contribuent efficacement. Le dernier roman de Umberto Eco, Numéro zéro[2], met un groupe de journalistes recrutés pour créer un nouveau quotidien face à un imbroglio où l’injonction de vérité qui leur a été faite se révèle un subterfuge pour manipuler et détourner l’information. L’exhumation du récit mussolinien (un doute sur la mort du Duce plane sur l’Italie depuis 1945) les place au centre d’une intrigue où le faux parait plus vrai que vrai.
Plus directement référé à Don Quichotte, le roman de l’Espagnol Javier Cercas, L’imposteur[3], reconstitue le parcours d’un homme qui a plongé l’Espagne dans un grand effarement quand elle a découvert, grâce aux recherches d’un jeune historien, que l’icône du syndicalisme et porte-parole des rescapés des camps de concentration avait passé sa vie à se créer une histoire, ou des histoires, à partir de bribes de vérité. Le narrateur, reprenant de manière récurrente cette phrase du Quijote, « La vérité tue, c’est la fiction qui fait vivre », remonte patiemment le fil des aventures, et démonte aussi patiemment l’écheveau de mensonges et d’arrangements avec la réalité sur lequel le personnage a construit sa vie qui n’en est pas moins bien réelle.
Et puisque Cuba est à l’ordre du jour, revenons à ce roman de Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens[4], qui entremêle un récit et deux itinéraires : le récit de la rencontre d’un écrivain de la Havane avec un homme mystérieux qui promenait sur la plage deux barzoï ; les itinéraires de Trotsky depuis son bannissement jusqu’à son assassinat à Mexico, et celui de son assassin, Ramón Mercader. Pris dans ses multiples personnages de « révolutionnaire », depuis la guerre d’Espagne jusqu’à ses positions de pouvoir dans l’internationale communiste, qui est vraiment Ramón Mercader ? Perd-il totalement son identité précédente quand il change de nom et doit renoncer à reconnaitre sa mère ? Que lui reste-t-il d’humain dans les quelques doutes que le lecteur perçoit ? L’idéologie vogue sur la vérité et des mensonges et sape l’utopie révolutionnaire du XXème siècle, plongeant Cuba dans un isolement dont elle peine à sortir.
Cet immense champ de réflexion sur les rapports entre réalité et fiction que Cervantes avait posé retrouve une nouvelle vie sur internet où virtuel et réel s’imprègnent constamment l’un de l’autre. Former les élèves à une posture d’information critique impose de réactualiser constamment cette question et de chercher à comprendre la nature et la fonction de l’information sur les réseaux sociaux en analysant la presse et les médias. Mais c’est aussi en lisant les romanciers qu’ils pourront démêler les nœuds, déjouer les leurres et distancier leur énonciation.
[1]Emily Bell : « Les réseaux sociaux sont plus puissants que les médias », propos recueillis par Alexandre Piquart, Le Monde économie, 20 mars 2015
[2]Numéro zéro, Umberto Eco, éd. Grasset, mai 2015
[3]L’imposteur, Javier Cercas, éd. Actes Sud Lettres hispaniques, septembre 2015
[4]L’homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura, éd. Métailié Bibliothèque hispano-américaine, janvier 2011
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