De grandes espérances avec ce premier roman,
récit de l’apprentissage du « Je est un autre »…
Lionel Povert
En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis, éditions du Seuil 2014.
Retour à Reims, Didier Eribon, éd. Flammarion Champs essais 2010
Cela fait déjà quelques semaines que j’ai lu « Pour en finir avec Eddy Bellegueule », d’Edouard Louis, aussi ai-je eu le temps de laisser décanter l’enchantement et l’enthousiasme qui m’ont littéralement saisi à sa lecture. Ce roman d’apprentissage et d’initiation est, nul doute, un « page turner », un livre, si on y adhère, qui se dévore d’une seule traite. Il n’est pas impossible de surcroit qu’en sus de l’attention de nombreux lectrices et lecteurs, il glane l’adhésion de quelques prix littéraires.
Son auteur, Edouard Louis, de son véritable nom, il faudra s’y faire, Eddy Bellegueule, épaulé par un éditeur avisé et une détermination personnelle sans failles, participe activement à la promotion de son premier ouvrage de fiction, médias et librairies auront tous accueilli cet enfant prodigue et prodige, auréolé à vingt-deux ans d’un parcours de réussite exceptionnel : normalien, il a déjà publié auparavant les travaux d’un colloque consacré à Pierre Bourdieu. Enfin, son écriture romanesque, sans nécessairement révolutionner les genres, s’inscrit à la fois dans l’autofiction et le roman social, la confession d’un enfant du siècle du mariage pour tous et de l’analyse sociologique...
Autant, donc, de bonnes raisons, de faire la fine bouche, surtout si l’on veut absolument tracer une ligne de séparation farouche entre la fiction et la sociologie. La vie est bien faite ! Il se trouve que peu d’années auparavant, Didier Eribon, sociologue connu et reconnu, s’est livré à l’auto-analyse sociologique avec un ouvrage qui a fait date : « Retour à Reims ». Nul doute qu’Edouard Louis a dû en être lecteur, et sa très probable proximité biographique et intellectuelle avec le sociologue et essayiste Didier Eribon est perceptible dans l’analytique précision de ce récit dense et saisissant. Mais ce qui est frappant, surtout, est le progrès évident d’un livre l’autre entre ces deux démarches qui tracent délibérément une stratégie et une ligne de conduite sinon communes, très complémentaires.
Dans « Retour à Reims », Didier Eribon, pour faire court, témoignait à la fois de sa double trahison à sa classe sociale d’origine et compte-tenu de son identité homosexuelle au projet initial conçu, si vaguement que ce fût, par sa famille biologique et sociale, sa famille d’origine. Genet évoquait la figure de l’homosexuel comme traitre, piste travaillée jusqu’à l’errance, pour ne pas dire jusqu’au fourvoiement, par Jean-Paul Sartre, dans son « Genet, comédien et martyr ». Didier Eribon, dans son « Retour à Reims », par un mouvement doublement réflexif, s’interroge sur ce qui l’a amené à s’éloigner, à s’écarter, à devenir autre que ce qu’il aurait dû être s’il s’en était tenu à son espace social et à sa prédestination sociale d’origine. Les études et l’homosexualité ont décidé d’un parcours complètement différent, et s’il a trahi, sans doute est-ce en s’éloignant et en oubliant, littéralement, sa famille d’origine, quitte à y faire retour, comme pour un constat post-mortem des liens qui l’unissaient à son milieu premier, ouvrier.
Eddy Bellegueule, alias Edouard Louis, est issu du Nord, de cet espace géographique et social où la disparition des industries textiles et des mines se conjugue, à bien des endroits, avec misère sociale et quart monde. Né dans une famille de prolétaires sans lendemains, sans formation et avec un horizon immédiat fort limité, il raconte une enfance de vilain petit canard, dans un milieu familial très frustre et cependant constitutif de son histoire personnelle. Ses parents ne sont pas de « mauvais » parents, ils sont simplement limités dans leurs capacités à faire face au réel et sont parfois rudes, voire violents, par un mimétisme qui s’inscrit dans la logique d’un sens commun propre à une sous-culture, celle des pavillons et des immeubles où vivent des centaines de milliers de petits Français sans grandes ressources matérielles et culturelles. La fleur au milieu du fumier, en quelque sorte. Si de surcroit, la fleur est homosexuelle, et de sexe masculin, la situation se corse. Eddy Bellegueule raconte le parcours du combattant d’une sorte de saint Sébastien des corons, c’est la version gay de « Bienvenue chez les Chtis », autrement dit bienvenue dans l’enfer ordinaire de l’homophobie, des sexualités frustres, et des lendemains barrés, le plus souvent mal barrés, entre alcoolisme socialisé et violences familiales ou de proximité ordinaires. Au collège, un rituel s’est instauré, on coince Eddy dans un couloir pour lui faire des misères, pour le cogner, pour lui cracher à la gueule, puisqu’Eddy est pédé, et qu’il lui faut bien ainsi payer son ticket d’entrée au royaume de la normalité auquel il n’adhère pas, il ne saurait adhérer. Non content d’être autre sur le plan sexuel, il est intelligent, et se raccroche, progressivement, sans presque s’en rendre compte, aux apprentissages. Un atelier théâtre au collège lui permettra finalement de s’éloigner définitivement de son lieu d’origine pour un bon lycée à Amiens.
Paradoxalement, Edouard Louis trace le portrait d’une famille avec peu de moyens mais avec suffisamment d’instinct et d’amour, finalement, pour permettre au vilain petit canard de prendre son essor. D’une génération l’autre, de la figure tutélaire de l’ainé- Didier Eribon, sans pour autant guider les pas de son cadet, avec « Retour à Reims » le précède et l’annonce- à Eddy Bellegueule alias Edouard Louis, les chemins de la trahison, sexuelle et sociale, dessinent une critique de la raison sociale, si impure, qu’elle engendre et légitime les discriminations de toutes sortes et la haine de l’autre, si constitutives de notre réalité que nous n’en sommes toujours pas affranchis : La vérité de notre société est qu’elle aime trop ses stéréotypes pour ne pas faire violence à toutes celles et tous ceux qui rêvent de devenir ce qu’ils sont.
Les enseignants que nous sommes ne pourront s’empêcher de voir dans le destin d’Eddy une confirmation de leur rôle de passeurs, d’une rive l’autre. Nous n’avons pas toujours le temps de nous retourner pour, après qu’elles aient surgi enfin, libérées de la mort sociale promise, compter le nombre d’Eurydice tirées d’affaire par les apprentis Orphée que nous sommes tous, involontairement. Edouard Louis nous livre son conte de fées, bonnes et mauvaises, où le petit Poucet, grâce aux petits cailloux de la culture, trouve enfin l’espace de son épanouissement et d’un destin personnel enfin possibles, et la conclusion, provisoirement heureuse, si chèrement gagnée, un peu elliptique, offrira à bien des adolescent(e)s gais et lesbiennes le souvenir heureux d’un avenir possible. Les plus âgés, dont je suis, se diront : voilà le livre que j’aurais voulu lire quand j’avais quinze ans. Il est là, à présent. Ne vous privez pas de le lire et de l’offrir à lire. En ces temps où la « question » du genre dissimule à peine le retour de vieilles peurs et de vieilles haines recuites, « Pour en finir avec Eddy Bellegueule » est le tombeau de ces pulsions rancies, l’hommage d’une espérance perdue et retrouvée à une enfance perdue et retrouvée. Ce « Procès-verbal » signe les adieux à Eddy et les commencements d’un jeune auteur. Puisse Edouard Louis en tenir les promesses, pour le plus grand bonheur des lecteurs.
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