(D)écrire, prescrire, interdire : les professionnels face à la littérature de jeunesse aujourd’hui, Christine Mongenot et Sylviane Ahr (eds)


Note de lecture de Joëlle Thebault

 (D)écrire, prescrire, interdire : les professionnels face à la littérature de jeunesse aujourd’hui,

Christine Mongenot et Sylviane Ahr (eds)

 

Vente par et pour l’AFEF[1]

 

 

 

Note de lecture de Joëlle Thebault

 

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Comment rendre compte d’un ouvrage aussi riche ? Il fait suite à la biennale « La littérature de jeunesse : un ou des objet(s) en éducation ? » organisée par l’Espé de Versailles à Gennevilliers, en avril 2014 (CR AFEF[2]), qu’il ne se contente pas de reproduire, mais complète de façon significative. En effet il communique in extenso les différents débats en les mettant en perspective, reprend les interventions les plus marquantes, et en ajoute d’autres, jusque-là inédites.

Chaque partie s’ouvre par un débat, suivi de quatre à six interventions portant sur un aspect essentiel de l’édition et/ou la transmission de la littérature de jeunesse : sa visée (nécessairement éducative ?), la segmentation de son lectorat (incontournable ou discutable ?), son évolution récente (nouvelles formes, nouveaux objets, nouveaux lecteurs ?) et les médiations (nouvelles ?) qu’elle requiert.

On se réfèrera à la présentation générale de l’ouvrage[3]qui met en contexte ces réflexions et en précise l’objet. Il serait inutile de réécrire ce texte, très éclairant, et il est difficile de donner une idée exhaustive du contenu du livre. Nous allons donc nous contenter d’une traversée « apéritive » de l’ouvrage, qui sera largement cité, en nous attachant particulièrement à la question des valeurs, au cœur de l’actualité et objet d’une récente rencontre de l’AFEF[4]ainsi que d’un prochain numéro du Français Aujourd’hui, Littérature et valeurs (FA 197 - juin 2017). Cela n’enlève rien, bien sûr, aux auteurs (pas si nombreux) qui n’abordent pas cette question, et ne seront donc pas cités ici. 

« Tout autant que les contenus, c’est l’usage de la littérature de jeunesse qui en définit la portée éducative (présentation, p .17/14[5]). » Celle-ci est particulièrement visible dans le « va et vient entre le texte, l’individu et le collectif » qui s’opère en classe : si l’enseignant y veille, les représentations des élèves sur le monde peuvent ainsi se confronter et se reconfigurer. Mais toute lecture pour la jeunesse peut avoir en elle-même un impact, positif ou non. Comme le rappelle F. Marcoin (p.21/16) : « L’auteur peut ne pas avoir d’intentions éducatives explicitement posées – et c’est peut-être même souhaitable -  cela n’empêche pas l’œuvre d’acquérir une portée éducative. »

En effet, Jean-Pierre Siméon (p.125/81-82) attire l’attention lui aussi sur « l’importance des « représentations du monde » véhiculées par les livres ».  A ce sujet, P. Bruno (p.22/17) dénonce l’ambigüité de certains ouvrages : « Sur la question des femmes, par exemple, certains corpus de littérature de jeunesse, tout en revendiquant des positions « modernes », des héroïnes dites positives, développent en fait depuis quinze ans des représentations parfois très régressives[6] ». L’enjeu éducatif ne serait donc pas de mettre entre les mains des élèves des lectures présumées adéquates, mais de mettre à distance avec eux les contenus idéologiques d’une œuvre, éventuellement ses impensés, travail critique qui n’a rien de naturel : il s’apprend (p.24/18).

Les ouvrages édités sont en effet à interroger : quelle représentation du monde transmettent-ils ? Au-delà des clichés, qui l’emportent bien souvent, on peut trouver des ouvrages moins réducteurs que d’autres, qu’il s’agisse de la féminité (AM Dionne, p.69/47 sq.) ou de l’Afrique, figée ou interculturelle (M. N’Gom-Brillant, p.85/57 sq.). Celle-ci rappelle (p.94/62) que le stéréotype est une « catégorie héritée et donc marquée par une idéologie ». C’est une simplification du réel, qui facilite son appréhension par les enfants. Mais s’il donne de façon répétée une représentation exclusive, il peut devenir problématique : « en ce sens, la littérature de jeunesse s’avère éducative, même si c’est en pédagogue peu averti. » Éduquer par le débat peut être nécessaire, mais ce n’est pas toujours simple, comme le montre le travail de L. Breton, C. Marro et G. Pasquier (p.99/65 sq.) sur l’égalité des sexes, qui reste une « question vive ».

L’apprentissage d’une distance critique est particulièrement crucial pour des élèves n’ayant accès qu’à des productions culturelles de masse. P. Bruno montre pourquoi (p.25/19) en soulignant que « c’est dans les productions les moins onéreuses que l’on trouve massivement des représentations archaïques. » D. Delbrassine confirme (p. 29) que les discours moralisateurs n’ont plus cours : « le récit dispense aujourd’hui son message implicitement ». Il montre ainsi comment un roman de C. Lehmann, La nature du mal, devient une « leçon de méfiance » : l’échec du héros amène le lecteur à réviser ses certitudes. De même, ce n’est pas à travers une « leçon » que l’élève va construire des valeurs, en rencontrant diverses versions de Barbe-bleue.  L. Laroque (p. 64-66/43-44) montre que c’est au contraire en interrogeant les valeurs (« La transgression est-elle positive ou négative ? Quel est le défaut le plus grave ? ») que la littérature de jeunesse peut jouer un rôle dans la formation de l’espace psychique. 

H. Weis (p.52-53/35) confirme la nécessité de ces apprentissages à travers l’analyse de deux albums figurant dans les lectures recommandées en 2013 pour le cycle 3, et qui traitent d’une thématique commune, la pauvreté et l’exclusion :

Toi vole, E. Bunting, ill. F. Rébéna, Syros 2006  

 

et Le Mendiant, C. Martinguay, ill. P. Dumas, La joie de lire 2003 

 

 

Le premier semble conduire à une « leçon d’égalité et de respect mutuel », mais la « modélisation du pauvre » est démonstrative, « sans laisser de place réelle au dialogue et sans référence à l’éducation à la raison » … Dans l’album illustré par P. Dumas, au contraire, Le mendiant existe comme homme, pas seulement comme symbole, et l’enfant est actif. « L’ensemble est donc porteur non pas seulement d’une morale au quotidien, mais de la démonstration de la lutte contre l’inégalité ». Si le contenu des deux récits peut paraitre proche, l’effet sur le lecteur en est très différent : manipulation dans l’un, ouverture dans l’autre à un dialogue accompagnant l’expérience de l’enfant.

Or, H. Weis le souligne (p.53/35), « la frontière est difficile à tracer ».

Dans « Les vertus éducatives de la littérature de jeunesse à l’école, à quelles conditions ? » A. Leclaire-Halté rejoint (p.245/153 sq.) cette préoccupation devant les choix faits par les enseignants quant aux supports à aborder. Elle constate (p.251/156) le manque de formation dans ce domaine, où les seuls « coups de cœur » ne peuvent suffire. « Certes, les fictions posant les questions de la vie, sont des lieux d’éducation en eux-mêmes, mais encore faut-il qu’elles soient accessibles à tous les élèves d’une part, et que l’enseignant soit au clair avec la position à avoir vis-à-vis des élèves d’autre part. » A ce titre, elle juge souvent décevants les débats interprétatifs qu’elle a pu observer « quand les enseignants ne sont pas, en amont, formés pour analyser la mise en place des valeurs dans les ouvrages fictionnels ».

http://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782020574310/grande/57431_couverture_Hres_0.jpgElle analyse une séance portant sur l’album Vu à la télé[7]dans une classe de cycle 3 en REP. Souhaitant amener les élèves à prendre un recul critique sur les émissions de télévision, l’enseignante n’a pas mesuré la connivence culturelle qu’exigeait la lecture de cet album. Au lieu de développerla distance critique chez les élèves, à l’aide de la satire, elle se trouve amenée à en délivrer elle-même le message.

« La séance de littérature est un des lieux scolaires où l’enseignant peut aider les élèves à développer leur jugement évaluatif[8] » (p.246/153). Il s’agit « d’apprendre aux élèves à mieux se connaitre en apprenant à connaitre leurs valeurs », valeurs qu’il faudra apprendre à mettre en mots. Il leur faut aussi « apprendre à gérer la dimension sémiotico-linguistique du texte pour se positionner par rapport aux valeurs manifestées par ce dernier » (p.247/154).  Mais là encore, cela demande une réflexion préalable que leur formation n’a pas permis à tous les enseignants de faire. 

Pour conclure, citons J.P. Siméon (p.125/82) : « L’art est un besoin parce que, fondamentalement, il accompagne le questionnement de chacun.  Il faut donc prôner une littérature de jeunesse qui soit excitation de la conscience, qui mette l’enfant en face des réalités et qui soit simplement, par le truchement de la métaphore littéraire – qu’elle soit fable ou poème –, une possibilité d’affronter cette complexité qui est la sienne. »  Cela suppose une littérature qui résiste à l’aseptisation. Reste, comme le rappelle A. Lorant-Jolly (p.126/83), « que devenir lecteur suppose un chemin – jamais achevé, un parcours jalonné d’étapes ». Il est donc important de proposer aux élèves « des lectures qu’ils vont pouvoir aimer » (p.128/84), et d’aider chacun à trouver sa voie.



[1]Bon de commande : http://www.afef.org/blog/espace.php?board=45&document=1032(ouvrage vendu au profit de l’AFEF)

[5]Comme la pagination diffère entre la 1ère et la 2ème édition, nous ferons donc figurer les deux séparées par un /.

[6]On constate en effet, dans la littérature de jeunesse comme dans les manuels, que les personnages féminins, moins nombreux que les personnages masculins, sont majoritairement représentés dans la sphère privée et dans des rôles passifs. Voir sur le site de l’AFEF leCR de la biennale, p.3, J. Costes et V. Houadec, équipe Genre et éducation de l’Espé Midi-Pyrénées (http://www.afef.org/blog/post-la-littuture-de-jeunesse-un-ou-des-objet-s-en-ucation-u-p1316-c57.html)

[7]Claudine Desmarteau, Seuil jeunesse 2003.

[8]Concernant les valeurs, A. L-H précise que cette notion controversée n’est pas ici son objet. Elle partage le point de vue de C. Leleux : « Nous pensons qu’il n’existe pas de valeurs universelles, qu’en soi, il n’existe pas de valeurs supérieures à d’autres, mais que, s’il y a relativité, cela ne signifie pas qu’il y a relativisme ». Elle la cite à propos du jugement des élèves : il s’agit de « leur faire hiérarchiser leurs valeurs (échelle de valeurs ou échelle axiologique) ; les amener à repérer le pluralisme des échelles axiologiques dont découle en démocratie profane le respect du pluralisme éthique. » Claudine Leleux, « Instruire et éduquer sur fond d’éthique », Pratiques n°163-164, 2014 https://pratiques.revues.org/2237(consulté en 2017)

 

Soumis par   le 07 Février 2017