Dominique Bucheton, Les gestes professionnels dans la classe - Notes de lecture


Double recension - Si vous n'aviez jamais lu Dominique Bucheton, l'ouvrage par lequel il vous faudrait commencer... 

 

Gestes professionnels

BUCHETON Dominique, Les gestes professionnels dans la classe, Éthique et pratiques pour les temps qui viennent

ESF - Collection Pédagogies
Date de parution : janvier 2020
216 pages - 23,90 €

 

 

 

Si vous n'aviez jamais lu Dominique Bucheton, l'ouvrage par lequel il vous faudrait commencer... 

 

La lecture enthousiaste de Yves Zarka

« Les enseignants : des héros du quotidien, pourtant bien mal reconnus des politiques. » Ce court extrait de la conclusion de l’ouvrage résume l’intention de l’auteure. Que l’on ne s’y trompe pas, D. Bucheton ne fait preuve d’aucune indulgence démagogique à leur égard. Elle se tient jusqu’au bout sur le plan de l’analyse étayée par des années de recherches de terrain – du primaire au lycée – et une solide documentation issue d’horizons divers : sciences de l’éducation, clinique du travail, psychologie, psychanalyse, etc. Le lecteur pourra alors être surpris d’y trouver une critique pamphlétaire du néolibéralisme. C’est du Bucheton pur sucre qui ne retire rien au sérieux de l’argumentation qu’elle développe sur les gestes professionnels. De quoi s’agit-il ?

Voici une professeure de français qui peine, une heure durant, à obtenir l’attention de cette classe de 3èmedont elle dit qu’elle est difficile et, affirme-t-elle, comme le disent « tous » ses collègues. Comment expliquer alors qu’avec la même classe, le professeur de mathématiques, titulaire 2ème année comme elle, réussit à mobiliser la grande majorité des élèves dans une atmosphère studieuse autant que détendue ? 

Serait-ce l’illustration de la théorie des dons appliquée aux enseignants qui rendrait illusoire toute formation des maitres et justifierait l’abandon des didactiques et de la pédagogie ? Ou plutôt, comme le démontre l’auteure, le résultat de multiples forces et contraintes qui interagissent dans un système ultra complexe dont elle tente de démêler l’écheveau.

D. Bucheton identifie, tant du côté des enseignants que des élèves, plusieurs modèles enchâssés. Au cœur, on trouve ce qu’elle nomme le « Modèle du multi-agenda », lui-même lié à un jeu de postures soumis à des « logiques d’arrière-plan » et à des logiques plus profondes souvent non verbalisées, parfois inconscientes et ancrées dans des émotions et des vécus scolaires ou familiaux anciens.

Le modèle du multi-agenda repose sur le geste professionnel – nous y voilà. Ce geste est un acte intentionnel adressé à d’autres, ici les élèves. Il est ponctuel, inscrit dans une culture plus ou moins partagée. C’est un acte de communication verbale et non verbale qui tente de s’ajuster à un contexte donné. En ciblant un apprentissage quel qu’il soit, le maitre est amené à piloter l’avancée de la leçon, tout en tissant, avec plus ou moins d’effet, le sens et les finalités des tâches proposées, sans négliger l’étayage des élèves, le tout pour tâcher de maintenir un espace de travail et de collaboration langagière et cognitive. Or c’est là que l’auteure dresse ce double constat des plus implacable : l’école n’apprend pas aux élèves à penser ; les pouvoirs du langage demeurent un impensé du métier d’enseignant. Faisant sienne la maxime de Confucius « Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté », l’auteure nous invite à une profonde révolution : faire confiance au pouvoir de penser et d’agir des élèves ; « faire de nos élèves des sujets libres, pensants et non simplement répétants, appliquant des algorithmes » (p. 42).

La posture est définie comme configuration de gestes professionnels d’ordres cognitif, langagier et corporel. Aux postures d’étayage de l’enseignant répondent des postures d’apprentissage des élèves. Le tableau ci-dessous rend compte schématiquement de ses deux pôles opposés, sans qu’il faille y voir un lien étroitement mécanique.

Postures d’étayage

Postures d’apprentissage

Le contrôle

 

 

Le contre-étayage (faire à la place)

 

Le sous-étayage (à distinguer du lâcher-prise)

 

L’accompagnement

 

Le lâcher-prise

 

La posture du magicien qui provoque l’étonnement

 

 

L’institutionnalisation et l’évaluation

Répondre à l’attente du maitre

Se « jeter » dans l’action

 

Refuser ou éviter la tâche (rare)

 

Passivité, insécurité, risque de décrochage

 

Détourner la consigne, même subrepticement

 

Jouer, créer

 

Réfléchir, analyser sa façon de s’y prendre, en tirer des enseignements

 

Engagement, attention

 

D. Bucheton avertit : il n’y a pas les « bonnes » et les « mauvaises » postures ; chacune a son versant positif et son versant négatif. Lorsque le jeu des postures est restreint et plutôt du côté des plus « traditionnelles », le système devient délétère. Lorsque le jeu est plus ouvert, combinant toute la palette des postures, le système devient efficient et dynamique.

Une logique d’arrière-plan est un schème de pensée et de décision préconstruit, un principe a priori. Ces doxas existent chez les enseignants et chez les élèves, où elles sont peu reconnues. Associées aux logiques plus profondes, elles sont la source de bien des malentendus. Les ajustements réciproques qui opèrent de toute façon entre maitre et élèves vont s’avérer tantôt délétères tantôt efficients. Ainsi l’image figée et surannée de l’autorité, fortement partagée entre parents, enseignants et élèves, fait obstacle à l’évolution des pratiques enseignantes. Il en est de même du fatalisme socioculturel qui soit peut faire baisser les bras soit épuiser dans des dispositifs différenciateurs s’avérant contreproductifs. 

La sentence est accablante : « L’école sous-estime, sous-utilise les possibilités des jeunes cerveaux en pleine effervescence. Les enjeux des tâches d’apprentissage sont très souvent trop faibles, trop ponctuels, trop limités et déconnectés les uns des autres, peu excitants pour la curiosité et l’intelligence. Ils expliquent des résistances, des refus d’élèves. » (p. 162)

Porteur d’une analyse fine, rigoureuse, bien illustrée et clairement exposée, avec force schémas éclairants, ce livre est d’abord un formidable outil pour qui veut comprendre et pour qui veut infléchir sa pratique, de préférence au sein du collectif. Il est plus que cela : un manifeste qui entend non seulement défendre et réinventer le métier enseignant, mais jeter les bases d’un projet démocratique pour l’école, aux antipodes de celui que dessine la loi dite pour une école de la confiance du ministre actuel de l’éducation. À lire et consulter, à partager et discuter, de toute urgence.

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La note de lecture de Maryse Rebière 

L’ouvrage de Dominique BuchetonLes gestes professionnels dans la classe. Éthique et pratiques pour les temps qui viennent, revient sur la question qui, après son enseignement de professeur de français, oriente depuis plus de vingt ans son travail de formatrice et de chercheure : comment « refonder l’agir enseignant ».  Il s’agit avant tout de redonner sens à cette école néolibérale qui accable les enseignants et ne permet pas aux élèves de « penser le monde, le reconstruire, y trouver une place ».

L’ouvrage, encadré par un ensemble préface-postface conçu comme « autant un cri d’alarme que d’espoir », est composé de quatorze chapitres, structurés en quatre parties. Cette composition éclaire le dessein de l’auteure :  il s’agit certes de reprendre les avancées maintenant largement diffusées de ses travaux, le modèle du multiagenda (2ème partie) et l’analyse des logiques souvent opaques qui conditionnent les postures des différents acteurs (3ème partie), mais aussi (surtout ?) de réaffirmer un discours éthique et politique habituellement gommé par les préoccupations matérielles et les contraintes institutionnelles. C’est l’objet des 1ère et 4ème parties qui donnent tout leur sens aux parties 2 et 3.

Ainsi, la première partie fixe le socle sur lequel repose l’ensemble du livre : le malaise des enseignants et le bouleversement du système de valeurs, mettent en péril le développement cognitif et personnel des élèves, mais aussi des professeurs. L’école actuelle faillit à sa mission qui consiste à aider les acteurs à penser et à devenir « des auteurs de leur point de vue ». Le projet est donc clair : comprendre ce qui se passe dans la relation pédagogique car à praticien réflexif correspond élève réflexif.

À cette fin, les parties 2 et 3 développent ce que l’auteur appelle la « grammaire du visible et de l’invisible des gestes professionnels ». On connait le modèle du multiagenda (2ème partie) élaboré au sein de collectifs enseignants-chercheurs. L’importation de cette notion issue de l’analyse du travail dans le champ de l’école, force la rupture que l’auteur voudrait définitive avec les théories du don (celui supposé des enseignants comme celui des élèves) et de l’enseignement-gavage, pour tenter d’« entrer dans le réel de l’activité ». Le modèle des préoccupations enchâssées (atmosphère, tissage, pilotage et étayage) est certes rappelé et ses fondements éthiques repris. Cependant, et c’est certainement une des forces de cet ouvrage, il faut noter l’insistance toute particulière, (peut-être parce que souvent oubliée par les diffuseurs du modèle ?), sur l’étayage, « concept central, hiérarchiquement supérieur aux autres…cœur du métier », condition et outil des apprentissages. Cette préoccupation recentre le multiagenda sur les intentions éthiques de l’auteur : tous les gestes professionnels sont subordonnés à l’étayage, englobés dans une posture dite, elle-même, d’étayage qui demeure la finalité de l’enseignement. Le modèle, « grammaire du visible » et le jeu des postures qu’il déplie, conduit l’auteure sur un terrain dont elle reconnait combien il est aventureux, l’invisible : qu’en est-il des raisons des acteurs ? (3ème partie) Cette 3ème partie repose sur un postulat : les actions langagières ou non, même quand elles paraissent incompréhensibles au sein de la relation pédagogique, sont toujours ancrées dans une vérité qu’il convient d’appréhender pour tenter de lever les malentendus. Cependant si les doxas, semblent accessibles pour d’éventuels ajustements entre les acteurs, en revanche la prise en compte des logiques profondes relève davantage de l’empathie. Mais c’est certainement ce que l’auteur attend de ses lecteurs.

La partie 4 clôture ce qu’on peut bien appeler la démonstration : d’un état des lieux désolant l’auteur nous conduit vers l’avenir et la défense d’un projet politique pour une école démocratique sous-tendue par des principes éthiques.

Ce livre a bien pour objet, comme l’indique le titre : « les gestes professionnels dans la classe ».  Mais il rappelle que les gestes professionnels et le multiagenda n’ont pas de sens hors de leur finalité : permettre aux élèves de devenir des êtres libres et pensants. L’objet de Dominique Bucheton est clairement affirmé dans le sous-titre : éthique et pratiques pour les temps qui viennent. 

 

Soumis par   le 09 Avril 2020