Article mis à la disposition de l'AFEF par Dominique BUCHETON après la rencontre-débat du 19 janvier 2013 : "Ecrire : l'enseigner, et l'apprendre ?"
Dominique Bucheton,
Professeure des universités, Montpellier
27 janvier 2013
Faire advenir l’élève auteur de sa parole : des ruptures didactiques profondes
La mission de l’école en matière d’enseignement du français ne peut se réduire à la transmission de normes linguistiques et communicatives, elle est de donner l’occasion aux élèves de faire fonctionner, au maximum de ses possibilités cet instrument psychique et social supérieur qu’est le langage. Ce faisant de le développer. Elle est de faire advenir des sujets singuliers, auteurs de leur parole en diversifiant, démultipliant les pratiques de l’oral et de l’écrit. Elle est de favoriser toutes les formes possibles de réflexivité en ouvrant des espaces intersubjectifs communs où la pensée - parole des élèves peut s’exercer dans des espaces protégés.
Quelles sont donc ces fonctions du langage si essentielles qu’il convient d’amplifier à l’école pour donner à la parole tout son pouvoir et développement ? Développons quelques aspects trop souvent oubliés.
- Faire décoller l’élève du simple ressenti de l’expérience vécue (c’est tout le rôle du récit), Des lors qu’elle a été parlée, écrite, passée par le filtre des mots, l’expérience est transformée, repensée, les affects sont mis à distance.
- Lui permettre de découvrir et capturer le monde dans le filet d’une symbolisation de plus en plus précise. L’entrée dans des savoirs nouveaux, leur nécessaire verbalisation pour travailler avec les autres oblige l’élève, comme l’adulte à déplacer son lexique ordinaire.
- Développer le retour réflexif sur sa propre pensée et production verbale. En même temps que je discute, je me rends compte que mes mots ne correspondent pas tout à fait à ce que je veux exprimer, ou risquent de n’être pas compris, alors je les réajuste, je mets en place en même temps des procédures de contrôle et d’évaluation de ma propre parole, (les reformulations à l’oral, les brouillons ou ratures à l’écrit).
- L’amener à incorporer, les discours et la pensée des autres afin d’en faire son miel. Le langage permet de penser avec et contre la pensée et l’action des autres. C’est un système d’ajustement dynamique, réflexif et créatif. C’est dans cette intra et intersubjectivité que se constitue le « je » par rapport au « eux » au « nous » et au « on ». L’émergence de ce « je » auteur de sa propre pensée est lente, difficile, souvent entravée par tous les discours sociaux, familiaux, scolaires qu’il faut apprendre à questionner. Le « je » auteur a besoin de sécurité pour pouvoir s’autoriser à se montrer.
- Interroger son propre langage pour le contrôler, l’ajuster et l’inventer à nouveau. L’invention de soi est invention d’une manière singulière d’habiter les espaces de parole possibles. User du silence, écouter, faire écho, parler à l’unisson, oser la contradiction, parler en premier, en dernier est long à maîtriser et à contrôler.
Le co-développement du langage, de la pensée singulière, de l’identité dans et par l’interaction langagière.
Il nécessite des dispositifs didactiques complexes, inscrits dans la durée. Une expérimentation réalisée il y a quelques années en collège[1] en a montré la preuve. Rappelons le dispositif : par groupes de six, des élèves de 3° de collège (15 ans) sont invités à écrire une nouvelle. Ils doivent ensemble décider d’un synopsis commun et ensuite écrire chacun sa propre nouvelle. Trois réécritures sont demandées. Entre chacune, les élèves sont invités à se lire entre eux et à discuter de leurs textes. De son côté l’enseignant aussi lit et commente les textes des élèves. Notons aussi que ces réécritures ont été précédées et accompagnées par divers cours de langue et de narratologie. Au final, si les textes ont bien gardé le synopsis décidé en commun dans le groupe, tout ou presque a changé dans les écrits singuliers : les noms, le nombre des personnages, leurs relations, les thèmes et valeurs que véhiculent les textes, les formes énonciatives, les points de vue narratifs etc.. L’hypothèse didactique selon laquelle le travail en commun des élèves allait développer le style propre de chacun s’est avérée vérifiée. Les textes au cours des trois réécritures se sont épaissis de significations multiples et différentes. Les élèves ont lu, parfois copié ou détourné les idées des autres, des textes et documents lus ensemble et sont véritablement devenus auteurs de leur nouvelle. Il a fallu environ trois mois pour cette gestation/digestion/ production.
D’une manière plus générale on peut dire que la pensée singulière et ses formes complexes s’élaborent ainsi d’autant plus que l’élève est amené à confronter son point de vue avec celui des autres. En retour - et c’est ce que l’école oublie souvent -, les contenus de pensée modifient, font évoluer et régulent les compétences langagières. Ainsi faire faire le même exposé oral par un élève à trois groupes différents qui lui auront posé des questions différentes, modifie considérablement ses performances langagières. En revanche, faire réécrire un texte sans introduire une discussion ou une lecture ne sert qu’assez peu. Le texte ne bouge pas. L’élève s’approprie des normes nouvelles ou les récupère parce qu’il en a besoin pour dire des choses plus complexes qui ont émergé lors d’une discussion ou d’une lecture.
La place de l’enseignement de la langue
La question que se posent les enseignants est de savoir où placer l’enseignement de la langue. La réponse est multiple : avant pour préparer le terrain aux apprentissages / développement, pendant les activités orales et écrites pour accompagner le passage des obstacles linguistiques qu’une pensée plus complexe va faire naître, après pour stabiliser les savoirs mobilisés.
L’enseignement des règles et normes doit ainsi s’inscrire dans la dynamique de la pensée et des échanges.
Ceux-ci cependant ne prennent place et profondeur qu’à condition qu’il soit demandé à l’élève d’écrire ou de parler sur quelque chose qui lui permette de penser parler « pour de vrai » et non pour faire semblant ou s’exercer. On ne devient auteur que parce qu’on a quelque chose de singulier à dire sur un sujet qui nous importe et nous engage.
Pour autant l’émergence de ce « je » de la parole d’auteur de l’élève ne va pas sans résistances multiples et partagées tant chez les élèves que chez les enseignants.
Résistances et difficultés des élèves
L élève mais plus encore l’adolescent vit la construction de son identité singulière au cœur de tensions intellectuelles et sociétales violentes. Sortir du « Nous » ou du « on » est difficile. C’est par le langage d’abord que l’adolescent essaie de se construire comme semblable et différent. On le voit zigzaguer dans les méandres de jeux insidieux entre ses différentes appartenances (la famille, les copains, la classe, le sport, les amis de Facebook, son identité scolaire variable selon les disciplines). Pour y trouver place et respect, il lui faut oser s’affirmer avec et contre les autres, leurs discours, leurs valeurs. En classe, on le voit souvent se taire ou à peine murmurer ou encore adopter la posture que nous avons appelée « scolaire » qui consiste à simplement vouloir, comme dit La fontaine, « à son maître complaire ». Chez les élèves plus âgés de lycée ou à l’université elle peut se traduire par la reprise presque à l’identique des propos de l’enseignant ou d’un autre auteur. Ce que nous avons identifié comme « parler, écrire avec les mots des autres ».
Des inégalités socialement et scolairement construites dans le rapport au langage et à l’écriture.
L’observation attentive des différents rapports au langage oral ou écrit que nous avons pu mener en situations scolaires a permis de mettre en évidence des différences très sociologiquement marquées. Devant une même tâche d’écriture ou de lecture les élèves de milieux socialement très différenciés développent un ensemble d’habiletés langagières différentes (nous les appelons des postures langagières). La caractéristique des élèves de milieux défavorisés, souvent en situation d’insécurité sociale, familiale et parfois scolaire est d’avoir tendance à développer en classe des postures scolaires, très dépendantes des attentes de l’enseignant. Ces élèves ne s’autorisent pas à penser par eux-mêmes, ils s’interdisent en classe les postures ludiques et créatives. La réflexivité sur ce qu’on fait et comment on le fait semble comme frappé d’interdit. Les élèves de milieux favorisés, à l’opposé, franchissent plus tranquillement les limites imposées par les consignes. Ils disposent d’un jeu de postures langagières beaucoup plus ouvert. Ils savent aussi être très scolaires, penser, parler avec les mots des autres quand il le faut, mais ils savent davantage s’adapter aux tâches, les analyser et en interpréter les possibilités. Ils s’autorisent davantage à penser. Il est clair que ce n’est pas à l’école qu’ils ont appris à le faire.
La question que nous avons alors posée, certes un peu brutale, a été de se demander si ces postures peu efficientes pour la réussite scolaire qu’adoptaient les élèves de milieux défavorisés n’étaient pas dues pour partie aux manières d’enseigner, d’aider, de contrôler les élèves, et n’étaient pas aussi liées aux types de tâches différents qui leur étaient demandés. Il s’agissait de comprendre les processus par lesquels en classe les élèves ou non « s’auteuriser » à penser. Ce néologisme[2], inventé récemment par l’association française des enseignants de français est très explicite. Nous avons alors pu constater de manière récurrente, dans diverses disciplines qu’en effet les postures des enseignants dans un souci très conscient d’aider mieux et davantage les élèves en difficulté mettaient en œuvre des gestes plus nombreux de contrôle constant, de sur étayage, d’accompagnement pas à pas dans des tâches très émiettées. Nous avons pu aussi constater que les gestes d’enseignement où les savoirs sont nommés avec le vocabulaire propre de la discipline étaient plus rares. Très souvent plutôt que de réfléchir avec les élèves sur le comment on s’y est pris pour résoudre la tâche (activité réflexive par excellence) les enseignants préféraient faire faire plus d’exercices d’entraînement. Des cercles délétères se mettaient en place : plus l’enseignant est en posture de sur étayage et de contrôle, plus l’élève est en demande d’aide et d’explication et vice-versa.
Comment expliquer les résistances des enseignants
L’enseignant est au cœur de tensions professionnelles infinies : suivre les programmes, les séquences d’enseignement prévues ou s’ajuster aux élèves, gérer l’hétérogénéité croissante des classes, etc. Lâcher la bride à l’oral ou l’écrit des élèves, les autoriser à donner leur point de vue est pour l’enseignant fortement anxiogène. Que vont-ils dire, demander ? Vers quelles associations d’idées ou références vont-ils entraîner la discussion ? Tout peut survenir. Comment ensuite reprendre le fil du cours, rester dans le sillon pré-tracé des tâches prévues et des objectifs visés ?
Si on prend le cas de la classe de littérature ou même d’histoire, il est clair qu’elles demandent aux enseignants de se préparer à gérer les imprévus des débats. Les enseignants novices les redoutent, les plus expérimentés connaissent l’empan des questions qui peuvent surgir. Cette peur ou non de perdre le contrôle de la classe ou de quelques élèves se manifeste alors par l’adoption de postures très différentes allant de l’apparent lâcher prise (allez-y discutez entre vous en groupe, on en reparle ensuite ensemble) pour les plus confiants dans les possibilités des élèves, au contrôle de tout ce qui se fait, se dit, s’écrit, se lit pour d’autres. Force est de constater quand on visite les classes des enseignants débutants que les moments d’écoute patiente de ce qui est en train d’émerger dans la parole singulière et collective des élèves sont souvent rares. La parole du maître domine à plus de 70%.
Des ruptures didactiques
La posture d’accompagnement, patiente, bienveillante et optimiste, pour faire penser, parler, écrire et réécrire les élèves demande une très grande professionnalité. Elle n’est pas qu’une simple bonne intention et nécessite de très nombreuses ruptures didactiques. En premier la mise en place de tâches complexes, longues, non émiettées qui mettent en jeu des activités diverses autant cognitives, affectives que langagières. Le temps et la continuité y sont essentiels. L’invention, au fil des tâches, des consignes des écrits ou oraux intermédiaires qui vont faire retravailler différemment le langage et la pensée des élèves, s’avère alors un geste professionnel d’accompagnement, essentiel. La créativité de l’enseignant suscite celle des élèves et réciproquement. C’est à travers tous ces bredouillements de la pensée et du langage que ces derniers se sentent autorisés à parler, à émettre des idées nouvelles.
Faire advenir l’élève comme sujet singulier, auteur de sa parole, c‘est lui donner le pouvoir et le désir de faire entendre sa voix pour agir, penser, travailler, avec ou contre les autres.
C’est aujourd’hui le projet démocratique, ambitieux que doit se donner l’école pour tenir son rôle dans les nécessaires transformations de la société.
[1] 1995 : D. Bucheton : Ecritures, réécritures, récits d’adolescents. Peter Lang, Bern
[2] « auteuriser », néologisme de Bénédicte ETIENNE, vice-présidente de l’AFEF (association française des enseignants de français) dans la problématique préparant la rencontre-débat du 19 janvier 2013 : « Ecrire : l’enseigner, et l’apprendre ? » à laquelle participaient Dominique BUCHETON, Isabelle DELCAMBRE et Maryse LOPEZ (note de l’AFEF)
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