Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne, Kaoutar Harchi


Note de lecture de Viviane Youx

 Kaoutar Harchi, Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve

 

Pauvert, Parution : 07/09/2016, 306 pages

EAN : 9782720215490

EAN numérique : 9782720216534

 

 

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Note de lecture de Viviane Youx
Publiée dans le Français Aujourd'hui n° 198 - Septembre 2017

 

Ne nous y trompons pas, même si Kaoutar Harchi est sociologue, elle a souvent choisi plutôt le roman, et son ouvrage ne se considère pas comme une étude universitaire. Dans cet essai, dont le titre reprend une phrase de Jacques Derrida[1], elle analyse les relations entre langue et publication dans l’univers littéraire français et francophone. Et elle pose la question de la reconnaissance des écrivains non français, mais écrivant en français. Leur situation est complexe quand ils sont issus de la colonisation, notamment algérienne, et ont vécu à une époque où ils étaient Français.

 

À partir de la carrière de cinq auteurs algériens, KH montre que la reconnaissance littéraire qui leur a été réservée n’est jamais exempte d’un arrière-plan politique. Dans un premier chapitre, « Des écrivains à l’épreuve », elle relit l’histoire de la colonisation du côté algérien, et rappelle l’absence de citoyenneté française pour les indigènes pourtant envoyés au front comme soldats français. L’école, qui devait jouer un rôle civilisateur assimilationniste par la diffusion des valeurs et de la langue française, s’est aussi trouvée soumise à des obligations ségrégationnistes. Parmi les indigènes, seuls des élèves issus de familles riches, ou aux résultats brillants, ont pu bénéficier d’études secondaires ou supérieures. Et la langue française a alors pris, selon les époques, des connotations ambigües, langue des livres – et du colonisateur, langue écrite de l’école française vs l’arabe de l’école coranique. Pour écrire, les auteurs n’ont à leur disposition que la langue française, qui est leur seule langue d’écriture sans être directement la leur, comme l’expliquait Jacques Derrida. Et les écrivains algériens se trouvent pris dans une double ambivalence, un rapport douloureux à « la langue de l’autre » qu’ils maitrisent parfaitement, et la méfiance éditoriale de milieux français centralisés qui accordent difficilement de la reconnaissance à ceux qui sont hors hexagone. Cinq parcours nous permettent de comprendre, par quelques détails, comment les situations ont évolué au fil des époques.

 

Kateb Yacine : un écrivain demeuré hors répertoire

Pour Kateb Yacine, c’est l’expérience de la Comédie française qui est éclairante. Poète, puis auteur de théâtre, il est reconnu en France avant de retourner à la langue berbère de son enfance ; marginalisé pour des raisons politiques dans son pays qui prône l’arabe, il finit, malgré une exclusion religieuse, par être enterré à Alger par une foule immense en 1979. L’année 2003, année de l’Algérie en France promulguée par les présidents algérien Abdelaziz Bouteflika et français Jacques Chirac, va donner l’espoir d’une reconnaissance posthume de son talent de dramaturge par son entrée à la Comédie française. Entrée ratée, pourtant. Il est bien « représenté », cette année-là, mais dans un montage d’entretiens, Présences. Pour entrer au répertoire de la Comédie française, l’œuvre d’un auteur doit être jouée à la Salle Richelieu. Présences est joué deux fois en 2003 dans la salle Richelieu, mais ce n’est pas une œuvre théâtrale de Kateb Yacine. Sa pièce Nedjma est jouée aussi cette même année, mais au Vieux-Colombier, ce qui ne lui permet pas d’entrer au Répertoire… Pour des raisons littéraires, ou pour son engagement militant ? KH penche pour la deuxième réponse.

 

Assia Djebar : l’usage politique de la reconnaissance littéraire

Élue à l’Académie française en 2005, Assia Djebar semble avoir réussi son entrée dans l’institution littéraire française. Deux remarques cependant. Sa reconnaissance française est bien tardive, si ses romans « contre-discours littéraire à l’histoire coloniale » (p. 124) sont salués au plan international, il aura fallu qu’elle remporte des prix dans différents pays d’Europe et aux États-Unis pour que la France se la réapproprie. Et les réactions à son discours de réception, orienté politiquement, la renvoient à un « endettement symbolique » (p. 143) vis-à-vis de la langue française et de la France. Être reconnue comme écrivaine française imposerait une allégeance aux valeurs nationales…

 

Rachid Boudjedra : la reconnaissance littéraire comme retour vers (chez) soi

Le parcours de Rachid Boudjedra, en deux périodes successives antagoniques est rendu possible par sa double scolarisation, dans son enfance, à l’école française et à l’école arabe. Son premier roman célèbre, La Répudiation, publié en France, le place à l’intersection de deux univers culturels. La critique française l’encense, alors que la censure le frappe dans son pays. Puis, une dizaine d’années plus tard, après plusieurs romans publiés en français, il retourne à sa langue maternelle et se rapproche du centre littéraire algérien. Écrire en arabe devient son nouveau moyen de subversion, contre la langue française, mais aussi contre le texte sacré en arabe.

 

Kamel Daoud : de la tentation islamiste au salut littéraire. La reconnaissance au prix d’un malentendu

Avec un accès aux livres très limité dans l’enfance – il dit apprendre le français seul – il bénéficie d’un enseignement religieux qui l’entraine sur la voie d’un engagement religieux, à l’époque du développement de partis islamistes comme le FIS (Front Islamique du Salut). C’est la lecture qui l’en détourne, son envie d’écrire le fait passer de l’univers islamiste à l’univers littéraire. Journaliste de terrain, il est sollicité par les éditions Barzakh, après une chronique remarquée, pour écrire un roman parallèle à l’Étranger de Camus. Meursault, contre-enquête parait en 2013 à Alger. Soucieux d’élargir l’espace littéraire algérien, l’éditeur en cède les droits à Actes Sud. Le roman va être republié en France en 2014, sous le même titre, mais dans une version remaniée, dépolitisée. « L’exil littéraire (…) s’avère être une condition sine qua non à remplir pour tout individu issu d’un (ancien) espace politiquement dominé et désireux d’exister en tant qu’écrivain d’importance » (p. 196). La voie des prix littéraires français lui est ouverte, mais il n’obtient ni le Renaudot ni le Goncourt en 2014.[2] Pourtant, Régis Debray, l’adoube longuement lors de la cérémonie de remise du Goncourt (à Lydie Salvayre). Reconnaissance littéraire, mais pas totale. La controverse de Cologne l’éloigne du journalisme, tant il a du mal à accepter que le discours critique lui soit refusé par des intellectuels qu’il considère éloignés de sa réalité algérienne. Difficile pour un écrivain algérien de faire allégeance à l’univers littéraire français en conservant une parole politique critique.

 

Boualem Sansal : un accommodement à la domination littéraire ? La reconnaissance au prix de la « radicalité »

Après Kamel Daoud, c’est Boualem Sansal qui frôle la consécration littéraire parisienne. Et échoue. Des circonstances romanesques le mènent d’une enfance très indépendante dans le quartier de Belcourt au lycée Charles-Lutaud où il est brillant. Mais c’est surtout sa mère qui forge son caractère en refusant un legs important pour elle et pour son fils, qu’elle préfère inscrire « dans un processus où seuls importeraient l’investissement personnel, l’effort et le mérite. » (p. 237) En parallèle à son poste d’ingénieur, il prend constamment des notes sur la vie algérienne. Et c’est Rachid Mimouni, qu’il a pour collègue, qui l’encourage à écrire un roman après un assassinat dont ils sont témoins. Le Serment des barbares publié par Gallimard connait vite le succès. Mais son écriture le met en porte-à-faux dans son pays, où il tient à rester, pour « garder un pied dans le réel » ; « car c’est en Algérie qu’il faut écrire, c’est en Algérie qu’il faut mener le combat. » (p. 248) Son « inclusion littéraire » provoque « son exclusion définitive de l’univers professionnel algérien » (p. 250). La publication de 2084, La Fin du monde en 2015 le met dans une situation compliquée, notamment à cause du soutien de Michel Houellebecq. Le roman de Sansal va être associé à Soumission (roman de Houellebecq publié à la date hélas mémorable du 7 janvier 2015), et l’auteur aura du mal à éloigner de lui les soupçons d’islamophobie. Le Goncourt 2015 est remis (à Tunis, au musée du Bardo récemment victime d’un attentat) à Boussole de Mathias Enard ; le nom de Sansal a disparu de la dernière liste, au grand dam de la critique littéraire parisienne. Il partage le Grand Prix du Roman de l’Académie française avec Hédi Kaddour (Les Prépondérants). Ces trois romans de 2015 renouvèlent, chacun à leur manière, la lecture idéologique de la région proche et moyen-orientale. Sur fond d’attentats. « Il aura fallu, pour le malheur de nombreuses victimes, que le « retour » de l’histoire arabe devienne cette vague inouïe de violences terroristes pour que soient franchies les hautes et épaisses murailles qui la séparaient, jusqu’alors, de l’histoire française. » (p. 276)

 

Dans son Épilogue, Kaoutar Harchi pointe « le cas limite » que représente la littérature algérienne dans l’ambivalence entretenue par la francophonie littéraire. L’institution littéraire franco-centrée pèse lourdement sur tous les écrivains de langue française hors-hexagone, mais le besoin de reconnaissance des écrivains algériens, forts de leur histoire momentanément française, est plus intense. Les parcours qu’elle analyse montrent des adaptations différentes selon les époques. Mais ces écrivains algériens ont du mal à trouver leur place dans l’institution littéraire française qui ne semble les accepter qu’au prix d’une dénationalisation, d’une dépolitisation. L’autrice interroge les fonctions assignées à une littérature-monde en français : s’agit-il de critiquer le centralisme parisien, tout en le recherchant si besoin ?  Ou de réaffirmer un pouvoir linguistique, comme si la question de la littérature en français pouvait être détachée des interrogations sur la domination linguistique ? Le danger de l’instrumentalisation des écrivains non Français est grand dans la francophonie. Les Anglais ont procédé différemment avec leur Empire, « car, si en France, l’universalisation de l’œuvre et de son auteur emprunte la voie de la dénationalisation et de la dépolitisation, en Angleterre, elle emprunte celle de l’internationalisation et de l’hyper-politisation. » (p. 290-291) Mais pour des résultats assez proches de préservation de « l’idéal de nation ».



[1] Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Galilée 1996, p. 47

[2] Il obtient le prix François Mauriac et le prix des Cinq continents de la Francophonie en 2014, puis le prix Goncourt du premier roman en mai 2015

Soumis par   le 04 Juin 2017