La littérature et le théâtre africains pour comprendre le genre dramatique, de Dominique Seghetchian


Quand le prof met ses lectures au service de la classe…

 

J’ai découvert la littérature africaine, il y a une quinzaine d’années, dans mon précédent collège, auprès d’une collègue qui enseignait l’anglais et qui, mariée à un Africain, avait vécu sur ce continent jusqu’à ce que l’instabilité politique menace ses propres enfants. Un jour, après que je lui ai avoué mon ignorance, elle est venue avec une imposante bibliographie et une pile de livres qu’elle m’a prêtés. J’en retiens en particulier les romans de Ferdinand Oyono et son superbe Le vieil homme et la médaille.

Palimpseste…

La littérature africaine est riche, vivante –comme sans doute la littérature de tous les continents. Nos programmes nous recommandent en 6ème Il n’y a pas de petite querelle, nouveaux contes de la savane de Amadou Hampâté Bâ.  Parmi ces contes on trouve « Le roi qui voulait tuer tous les vieux »[1]. Dans le deuxième tome de son autobiographie[2] l’auteur explique comment il a collecté ces contes traditionnels très connus.

Il y a quelques années (en 2002), la compagnie de théâtre qui est notre partenaire pour l’atelier de pratique artistique théâtrale, Le Collectif Râ, a, avec la municipalité de Joué-lès-Tours, organisé la résidence d’un auteur Burkinabé, Jean-Pierre Guingané (décédé en janvier 2011), directeur du Théâtre de la Fraternité de Ouagagougou. Parmi les textes théâtraux découverts à cette occasion il y avait La savane en transe (publiée aux éditions Gambidi de Ouagadougou) dont notre atelier a représenté des extraits.  Un passage en est directement inspiré du conte rapporté par Hampâté Bâ[3]. Mon Surmoi professionnel a enregistré (pas seulement dans un coin de ma mémoire, mais aussi sur la liste de mes lectures que je tiens depuis une quinzaine d’années) ce rapprochement.

Quelques années plus tard, en classe de troisième, le rapprochement de ces deux textes m’a permis de rendre perceptibles les caractéristiques du texte dramatique. En effet ces deux textes, éminemment différents, racontent « la même histoire ». L’attention peut donc se concentrer sur ce qui les différencie et les contraintes différentes qui génèrent ces différences.

Voici le questionnaire soumis aux élèves :

1- Repérez dans le texte d’Amadou Hampâté Bâ les passages qui sont repris par Jean-Pierre Guingané et reformulez le plus précisément possible le sujet commun aux deux textes (Ces textes racontent l’histoire de…).

2- Etablissez ensuite la liste des différences entre les deux textes, si possible sous la forme d’un tableau (contenu, présentation du texte, temps des verbes, pronoms personnels et déterminants possessifs…).

3- Quels éléments du texte d’Hampâté Bâ sont impossibles à transposer dans le second ?

4- Lequel des deux textes vous semble le plus capable de toucher ses destinataires ? Pourquoi ?

5- Quelle pourrait être la morale du texte d’Hampâté Bâ ?

6- Dans le texte de Guingané, à quoi servent les indications en italique ? Comment les appelle-t-on ?

7- Observez les indications concernant la présentation des personnages dans le texte de Guingané. Que remarquez-vous ? Quel effet produit une telle présentation ?

8- A quel problème de l’Afrique contemporaine, le texte de Guingané s’attaque-t-il ? Au CDI, recherchez dans les périodiques des articles sur ce sujet.

A l’issue de cette étude, nous sommes arrivés à cette synthèse :

Le roi qui voulait tuer tous les vieux

La Savane en transe

L’histoire

- Récit complet = 145 lignes (le récit est plus synthétique, il peut contracter le temps)

 

 

- Le récit développe la relation de Taasi avec son père.

 

-Un jeune roi inexpérimenté

 

- Extrait : 1 seule épreuve = 132 lignes (correspond aux lignes 7 à 13 & 65 à 69)

(le théâtre cible davantage 1 action et le temps du développement de chaque acte correspond plus au temps réel)

- La scène développe l’aveuglement de leur obéissance mécanique à leur jeune chef ainsi que le sadisme des jeunes dans l’accomplissement du parricide.

- Un jeune chef qui se complait dans l’enchainement des meurtres.

Personnages

- Le jeune roi : son rêve montre qu’il devient meurtrier par peur (ou à cause d’un mauvais « génie »)

- Un vieil homme a la vie sauve, le lecteur le sait car le récit peut multiplier les lieuxetle narrateur peut donner des explications ; il transmet sa sagesse à son fils.

 

 

- Les jeunes forment un groupe homogène inexpérimenté, incapable de penser seul dont se détache Taasi qui a eu la sagesse de ne pas obéir à un ordre fou.

- Le jeune chef : il est meurtrier par plaisir

 

- La pièce insiste sur le fait que les vieux sont les parents et grands-parents (leur assassinat est plus choquant) ; le spectateur ignore si un vieil homme a eu la vie sauve car le spectacle se déroule sur un seul lieu, de plus  le spectateur n’apprend les choses que quand on les lui fait voir sur scène.

- les jeunes sont représentatifs de groupes de la société (l’armée, les intellectuels, les paysans, la police) ou de façons d’assassiner. Seul Dolati a un nom.

La forme du texte

C’est un texte narratif = sa visée est de raconter des évènements (actions). Il est destiné à un lecteur ou un auditeur.

Il mêle de longs passages de narration et de courts dialogues mettant en valeur les moments-clés de l’histoire. Dans la narration « la voix » est ici celle d’un narrateur omniscient tandis que les dialogues rapportent les parolesdes personnages.

Le lecteur sait qui parle dans le dialogue grâce à la narration et aux propositions incises.

La ponctuation caractéristique du dialogue est les guillemets et les tirets pour marquer les changements de locuteurs.

C’est un texte dramatique = sa visée est de montrer l’action en cours de déroulement. Il est destiné à un spectateur, pas à un lecteur.

Il n’est constitué que d’un dialogue entre les personnages. Lors du spectacle, le spectateur sait qui parle car il le voit. Lorsqu’on imprime un dialogue de théâtre, on met le nom du personnage devant chaque réplique.

Les didascalies n’appartiennent pas au dialogue, ce sont des annotations de l’auteur qui sont destinées au metteur en scène et aux acteurs.

Sauf les dialogues, ce texte est majoritairement coupé de la situation d’énonciation (= il n’en porte pas de traces)

- La narration est faite à la troisième personne.

 

-Le système des temps verbaux est centré sur le passé simple.

Comme tout dialogue, ce texte est totalement ancré dans la situation d’énonciation. (= il porte des traces de la situation d’énonciation)

- Les personnes importantes sont la première et la deuxième (du singulier ou du pluriel).

- Le système des temps verbaux est centré sur le présent de l’énonciation (du moment où on parle).

 

Au plan culturel, un abime sépare les textes d’Hampâté Bâ et de Guingané. Le premier est ancré dans une Afrique traditionnelle où le respect des vieillards est un des piliers de la société, un fondement de la transmission, et permet de comprendre comment ces peuples et leurs cultures ont pu survivre à des siècles de servitude et de colonisation.

Du second j’ai isolé un extrait qui met en scène la décérébration subie par les enfants soldats, c’est un témoignage du drame contemporain vécu par l’Afrique. Hampâté Bâ, musulman sincère et fervent défenseur de la culture et de la spiritualité africaine serait ainsi atterré de ce qui se passe aujourd’hui au Mali. Ce n’était pas l’actualité l’année où ces textes ont été étudiés, mais les élèves ont –hélas- trouvé d’autres exemples pour illustrer l’utilisation des enfants et les souffrances qui leur sont infligées dans les conflits qui déchirent ce continent.

La séquence s’est poursuivie avec comme objectif de distinguer comédie et tragédie ou plutôt de les définir. Le travail a, en fait, visé une définition du comique et du tragique pour dissocier leur sens en tant que registres littéraires de leur sens en langue courante. Nous en sommes arrivés à l’idée que le comique n’est pas forcément « ce qui fait rire » mais plutôt ce qui « critique en ridiculisant » (et du coup ne fait pas rire ceux qui se sentent mis en question), il concerne plutôt des personnes ou des groupes sociaux ; le tragique est ce qui nous fait réfléchir à des problèmes politiques ou philosophiques d’une portée universelle à partir des émotions suscitées par le texte et le spectacle (on n’est pas si loin de la définition de Racine). Cette redéfinition était importante parce que la plupart des élèves ne parvenaient pas à rentrer dans l’analyse des textes dramatiques tout simplement parce que rares sont les effets comiques qui les font rire au théâtre (d’ailleurs Lagarde et Michard, autrefois, attiraient déjà l’attention de potaches ennuyés, grâce à des notes sur le comique de telle scène classique).  Tout aussi rares sont les situations tragiques qui leur (nous ?) tirent des larmes. Mais cette suite de séquence est une autre histoire, et les manuels nous fournissent largement les ressources pour la traiter.

Je voudrais terminer ce billet d’hommage à la littérature et aux auteurs africains en laissant la parole à un dramaturge congolais contemporain, Dieudonné Niangouna[4], découvert en Avignon en 2009 : « le maigrichon arrache des mains de l'autre la soixante cinquième page de Olympe Bhély-Quenum, une fois à l'envers, la parcourt de dos, déclare forfait en la froissant, il la mâche et rend la chyme sur « le boucher de Kouta », le graisseux soulève la merveille de Mansa Manka Diaba-té en soupirant de ses yeux illettrés, putain, s'il avait vraiment lu tous ces discours il n'aurait pas pu confondre deux mots qui n'ont jamais partagé la même natte, attends, même moi qui ne sait pas mettre un chapeau sur le « i » jamais je me ferais flinguer pour un tour de mots, faut être con, y'a pas jeu, le silencieux de la bande parcourt « le boucher de Kouta » entre les feuilles et s'exalte parce que selon lui le vieux était un menteur, des ceux qui se trompent d'existence pour survivre, mais un jour le contrôle se fait d'une autre main et le levier change de position, il prend Mansa Manka Diabaté sur la quatrième de couverture et le cause comme à un vieil ami perdu dans les outres-tombes, ces livres n'ont jamais été dans sa vie, ils les auraient empruntés sur la route pour échapper devant les barricades, un ensei­gnant qui se coupe sur un mot après quarante ans de carrière j'aimerais bien qu'on m'explique, depuis quelques minutes le maigrichon et « les soleils des indépen­dances » ça ne faisaient pas dans le même lit, pas du moins qu'on puisse dire, on lui passe « les indépendantristes », maigre c'est pour être gourmand, les deux des deux mains, et les autres, à les voir avec leurs butins, tout-à-fait des braqueurs de banques qui venaient de tomber sur une déesse nubienne au fond du dernier tiroir de la banque du Zaïre, le vieux savait qu'il allait mourir, c'est pour ça qu'il a laissé l'inconscience parler afin qu'elle lui trouve le chemin, croyez-moi, ce vieux était un vrai, dommage que nous soyons tous illettrés pour ne pouvoir découvrir à travers ces discours comment l'état l'a innocenté toute sa vie, conclu le maigrichon entre Amadou Kourouma et William Sassine, et toute la littérature des nègres par dessus le cadavre du vieux, Cheik Anta Diop, Amadou Ampaté Bâ, Tchicaya Utam'si, Peter Abrahams, Ngugi wa Tchiongo, Ferdinand Oyono, Moudimbé, Sembène Ousmane, Abdoulaï Sadji, la nuit tombe, s'envole les hirondelles et le pourrissement du vieux sur la route, Wolé Soyinka, Sylvain Ntari Bemba, Jean Pliya, Bernard B. Dadier, Nazi Boni, Eza Boto, les animaux se passent les bou­quins les mains mouillées par la sueur de la question, les pages des livres sont impraticables, la bouche pourtant jamais tarie mais offensée de ne pouvoir prononcer le moindre mot de l'auteur, Chinua Achebe, Mia Couto, Mikenzo Mobième, Makouta Nboukou, Seydou Badian Kouyaté, Camara Laye, Amadou Kourouma, Emanuel B. Dongala, Ken Sara Wiwa, André Bring, Idris Kaïbi, Henri Lopes, aucun livre parlant, tout à fait des nègres en papier, et les braves tueurs veulent bien les faire sonner hormis le fait qu'ils avaient raté le chemin quiemmène à l'école, bon c'est pas bien grave puisqu'en fin de compte ils se retrou­vaient avec la littérature Africaine au poids mort, bientôt ce sera ce nok de trou de cul où il est impossible de savoir ce que tu touches, je quitte la barricade, de toutes les façons je n'y étais pas, physiquement d'accord, pour ces animaux j'étais plus invisible que n'importe quel livre oublié de ces auteurs des indépendances, le bruit de mes pas n'arrive à signaler aucune présence, je disparaît au milieu des sauvages sans une ombre qui passe, le vieux a été intellectuel, d'accord, mais pour que la nature reprenne si facilement ses droits du haut d'un mot, il a fallu qu'il ne le soit pas tout à fait dans le fond, le maigrichon emmène le jeu, et tous s'invitent à la réflexion, Jean Malonga, Guillaume Oyono Mbia, Nadine Gordimer, Léopold Sédar Senghor, Bkago Diop, Allioun Fantouré, Kateb Yacine, mais « infiltré » va pas se déloger comme ça du « sinistré », Guy Menga, Théophile Obenga, Domi­nique Ngoï Ngala, pendant que poussent les cris des charognards parce que la fête va commencer, Thomas Mofolo, Josèphe Kizerbo, réveillez-les pendant que les charognards vont se mettre à décarcasser sauvagement le vieux et sans défense devant ses livres muets et qui font moins flipper qu'une tombe, Manama Bâ, Moussa Diangana, Ousmane Moussa Diangana, Mohamed Kaïr Eddine, Slimane Bénaïssa, Tahar Ben Jelloun, Naguib Mahfouz, J.M.Coetze, Boubacar Boris Diop, la barricade n'est plus qu'un cauchemar, sorti sur la grand route Massembo Loubaki fait dodo au cœur du brouillard, un air frais de nouveau cadavre avance, des gosses qui rentrent des champs, des squelettes sur la tête, on a été pêcher, mais Milibou est infesté de squelettes, passez pas par la gare à moins que vous ayez un faible pour les films d'horreur, leur rire, comme une seule bouche secoue les côtes dans les cuvettes en aluminium et les têtes coincées dans la nasse, Moussa Konaté, Puis Ngandou Kashama, William Sassine, Bernard Zadi Zaoura, Olympe Bhély-Quenum, maladroit comme mes pieds suis arrivé à la gare, village closed à tous les carrefours, marché sur des vieilles choses jadis humaines et s'écrouler dans le fourbi tout les sept mètres, la nuit je le redis est aveugle, une odeur de poussière d'os écrasés et de rats aussi gros que le derrière du lapin, les herbes sous les aisselles, ce ne sont pas des caillasses qui accompagnent les rails, avec la pluie on ne demande pas où est passé le reste, Maxime Ndébéka, Jean Marie Adiaffi, Elikia Nbokolo, Abert Camus, j'arrivais chez le petit frère à mon père, parce que oncle paternel dans ma langue ça n'a aucun sens, Foulou, Niangouna Foulou Stéphane, Owi Okanza, Charles Nokan, Bernard Nanga, la porte s'étire avec un couinement de vielle gargote, Foulou est debout la rage au ventre sans m'accorder fifty-fifty, t'es passé par la gare oui ou non, alors pourquoi t'as pas ramassé ta part d'os, évidemment j'ai une lourdeur, plus précisément entre les jambes, je crois que j'en ai emporté un gros, comme ça je plonge la main dans la poche, Cypriam Ekwenzi, Athol Fugor, Jean Baptiste Tati Loutard, Patrice Loni, Antoine Leternbet Ambyli, Massa Manka Diabaté, jusqu'à Sony Labou Tansi je retire la main, et je gagne une de ces erreurs qui ont tué le vieux, « au cœur des ténèbres », il était peut être Africain Joseph Konrad...

Parmi tous les auteurs cités, francophones, combien sont connus en France ? Le continent africain reste à explorer, avec empathie cette fois.

Dominique Seghetchian

P.S. Ce texte est une pensée pour Félicy, un jeune Congolais qui, en sixième, m’a un jour tranquillement déclaré à propos des coupes-coupes : « Chez nous, avec ça, on coupe les têtes »¸ Dieudonné Niangouna ne le contredirait certes pas, à Roland et Gemina, les jumeaux, ses cousins. Tous trois ont compté dans l’histoire de notre atelier théâtre. A Véronica, sa sœur, effrontée qui manque terriblement de confiance en elle et m’a bien amusée, cette année, avec les détails de son récit de la fête de l’indépendance…

 



[2] Amadou Hampâté Bâ, Oui, mon commandant, Actes Sud

[4] Dieudonné Niangouna : Les Inepties volantes. On peut se procurer ce texte, parmi d’autres  qui évoquent tous les guerres du Congo, en commandant sur le site de l’éditeur : http://carnets-livres.over-blog.net, courriel : carnetslivres@gmail.com Un superbe objet, cousu main.

Soumis par   le 25 Avril 2012