Le Cinquième Rendez-vous des Lettres 17-19 novembre 2014 - Les métamorphoses de la parole à l'heure du numérique


Compte-rendu de Viviane Youx

 

 

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Le Cinquième Rendez-vous des Lettres, par le programme de cette année : "les métamorphoses de la parole à l'heure du numérique", s'éloignait un peu de son cadre : "enseigner avec le numérique". Probablement parce que l'oral passe souvent après l'image et le texte dans les usages du numérique, ce Plan National de Formation avait choisi d'entrer, dans ses exposés, par la question plus générale de la parole et de la voix, et de laisser plutôt les applications pédagogiques et numériques aux ateliers conduits par des enseignants. Difficile de rendre compte de l'ensemble des ateliers qui, tous, par leur diversité et leur richesse, mériteraient un compte-rendu précis, tant c'est bien dans les ateliers que la thématique des journées prenait tout son sens : parole et numérique. Sans aller jusqu'à un compte-rendu exhaustif des exposés, quelques pistes peuvent pourtant être dégagées d'une synthèse des interventions. Les actes vidéos publiés ultérieurement sur Éduscol seront certainement plus à même d'offrir une compréhension globale de ces trois journées,  et, espérons-le, de la luxuriance des ateliers.

 

Il n'est probablement pas inutile de rappeler, à ceux qui n'en auraient pas pris conscience, que la Direction du Numérique pour l'Éducation a été confiée à une Inspectrice Générale des Lettres. Et Catherine Bechetti-Bizot, dans son allocution d'ouverture, signale le rôle fondamental qu'a joué le Groupe des Lettres, par les témoignages des enseignants et la mutualisation de leurs travaux, dans la fixation des objectifs pédagogiques du numérique. Insistant sur les effets du numérique sur les modes d'apprendre et d'enseigner, sur l'intérêt et le plaisir d'apprendre des élèves, et sur les possibilités nouvelles qu'il offre pour l'oral, elle n'oublie pas de rappeler que le numérique est un mouvement de fond qui transformera l'école à condition de ne pas laisser seuls les élèves qui, s'ils ne maitrisent pas les outils, risquent d'être des consommateurs béats : aucun enseignant d'aucune discipline ne doit négliger cette nouvelle responsabilité de l'école. Selon Catherine Bechetti-Bizot, les élèves ne sont pas natifs, mais orphelins du numérique que leurs parents ne leur ont pas transmis.

 

Introduction et présentation des journées

Pour introduire le thème général, Paul Raucy, Doyen du Groupe des Lettres de l'IGEN, insiste sur le rôle de la parole, à laquelle il accorde une supériorité sur l'écrit dans l'ordre de la matérialité, de la corporalité : elle met en jeu des affects qui font droit à l'émotion, l'oralisation suscite l'appropriation de l'écrit par incorporation. Et, face à l'écrit qui donne accès au sens sans se référer à la matérialité, le numérique permet de renouer avec une dimension sensible de la parole. Paul Raucy met l'accent sur deux aspects de l'école : les formes de la parole publique doivent donner matière à un apprentissage formalisé et organisé de l'oral qui ne peut pas être seulement un oral scolarisé proche de l'écrit ; les prises de parole des élèves, reformulation, paraphrase, mise en voix, donnent vie aux œuvres, permettent leur appropriation, accompagnées par la parole du professeur qui en transmet le sens et le gout par la force de son engagement.

 

Conférence inaugurale « La voix, l’écrit, la trace »
Arlette Farge, directrice de recherches, CNRS,

rattachée au centre de recherches historiques de l’EHESS

Dans sa conférence inaugurale, Arlette Farge montre, à partir de ses travaux sur la voix et le son à Paris au XVIIIème siècle, combien la voix a pu être un marqueur social. Seulement accessible par l'écrit, à une époque où la voix n'a jamais pu être enregistrée, elle est omniprésente dans le siècle des philosophes où on parla et échangea beaucoup. Les voix très hiérarchisées signifient des fonctions. Parole du Roi, de la Cour, des Salons, elle est le lieu des luttes de pouvoir ; parole de chaire, elle rejoint son origine mystique. Mais, pour Arlette Farge, le défi le plus intéressant était de retrouver, dans les archives de police, les vibrations physiques et sonores des paroles des illettrés et des pauvres. Les voix des plus humbles entendues dans la rue, reproduites par les voisins et les agents de police, sont stigmatisées, méprisées, considérées comme des bruits, la cacophonie désignant le brouhaha intense provoqué par l'attroupement devant ceux qui savent lire les affiches. Les patois sont dénigrés parce qu'ils viennent de la terre, considérée comme vile. Jusqu'au parler féminin qui semble vulgaire, obscène, en ce qu'il livre un vécu, une corporalité. Alors qu'en "société" la prononciation s'apprend, les paroles de la rue, leur ton, sont rapportées au roi par les mouchards. Entre classes sociales, entre hommes et femmes, la distinction entre les voix est patente et discriminante.

 

Thème n° 1 : Parole écrite, parole orale

Après une ouverture par une lecture de l'Odyssée par Bruno de la Salle (conteur, fondateur et directeur artistique du Conservatoire contemporain de littérature orale), Christophe Ronveaux (Université de Genève) montre ce que peuvent apporter les lectures à haute voix des textes littéraires ; dans un travail sur la fable Le loup et l'agneau, il compare des ressources Itunes et Youtube pour mettre en évidence trois catégories de lectures ; et il préconise la didactisation de la manducation de la parole : par des objets élémentaires prosodiques simples, il s'agit de retarder la construction de sens et le commentaire par la mise en voix qui permet une ingénierie de la performance.

Pour Olivier Barbarant (IGEN Lettres), lire une œuvre, n'est-ce pas tenter de retrouver une parole et une voix dans l'écrit ? Qu'est-ce qui, dans l'écriture, porte cette parole ? La voix d'un auteur n'est pas la voix physiologique, dans l'écriture ce qui est trop présent dans la parole, c'est-à-dire le corps, revient par la "voix", une "voix d'encre", et l'essentiel de notre travail auprès des élèves devrait être de leur apprendre à entendre cette voix saigner. Les choix didactiques pour les pratiques de l'oral doivent consister en une exploration d'activités sans but précis, un apprentissage de l'écoute pour découvrir le texte et non le recouvrer.

En conclusion de ce thème, des extraits du spectacle de Jean Bellorini, Les Paroles gelées, à partir de Rabelais, montrent comment le théâtre peut dégeler la parole.

 

Thème n° 2 : Parole, musique, voix

Plusieurs interventions autour de la mise en musique et en voix ont retenu notre attention :

-       dans Lettres de Poilus, Etienne Gégout (professeur de collège, expert numérique DNE) montre comment, par l'oralisation et l'accompagnement musical d'une lettre de Poilu, établir une relation entre texte et musique pour renforcer une émotion en justifiant ses choix à travers un montage sonore ;

-       la mise en voix d'un texte grec par Fabrice Butlen(professeur de lycée, Lyon) et un élève ont montré l'intérêt de faire résonner au présent le grec ancien ;

-       Benjamin Lazar, metteur en scène et comédien, rappelle la matérialité de la langue en restituant, dans le théâtre baroque, la prononciation du XVIIème siècle  et l'accompagnant d'une gestuelle codée qui met en jeu le corps et soutient la compréhension.

 

Thème n° 3 : Parole intime, parole publique

Concernant la parole publique, Valérie Jeanne-Perrier (CELSA Paris-Sorbonne), parle, pour ce qui concerne les échanges sur la toile, de la persistance d'une grande discrète, la parole, toujours présente, mais en filigrane. Alors que dans les médias, la parole est omniprésente, "convoquée", dans les applications (tablettes/smartphones), elle est plutôt saisie sur le mode du complément aux médias préexistants ; la vidéo domine car son format est commun à ceux qui créent des médias, elle prend une place essengielle sur le mobile ; certes la parole est là, partout, mais discrète.

À son tour, Anne Vibert (IGEN Lettres), s'interroge sur les contraintes numériques pour la parole publique : à partir de l'exemple de l'éloquence judiciaire, elle évoque les possibles contributions du numérique à de nouvelles formes de l'éloquence.

S'interrogeant sur le discours intime dans l'espace public, Serge Tisseron (psychiatre et psychanalyste) reprend à Jacques Lacan le mot d'extimité, qu'il redéfinit comme un processus par lequel nous rendons public un/des aspect/s de notre intimité pour le/s faire valider, il s'agit d'une prise de risque qui permet de faire valider par autrui certaines facettes de soi jusque-là cachées. L'extimité augmente l'estime de soi, mais n'est pas la fin de l'intimité : l'intime on ne le partage avec personne, l'intimité est partagée avec quelques-uns, l'extimité est partagée avec un plus grand nombre de personnes (Facebook, jeux en réseaux, tutoriels). Pour l'enseignement, Serge Tisseron préconise d'organiser des débats et des controverses afin d'aider les jeunes à construire un discours logique et rationnel ainsi qu'à mobiliser leurs émotions et encourager leur capacité d'empathie.

Pour conclure cette journée, plusieurs actions pédagogiques sont présentées, dont une mérite tout particulièrement d'être signalée : "Flashcodes et capsules sonores dans un parcours évoquant l'histoire de la ville", par une équipe d'un collège de l'Académie de Lille. Lire l'article présentant ce travail  : Déambulations littéraires et pédagogiques dans le bassin minier (Café Pédagogique 8 décembre 2014)

 

Thème n° 4 : Enseigner l'oral, enseigner la langue

En introduction de la table ronde qui suivra, Viviane Bouysse (IGEN), pour la maternelle, rappelle à ceux qui présentent comme une évidence de commencer l'apprentissage de l'oral à l'école maternelle, que l'oral est déjà là avec des écarts considérables : si certains n'utilisent aucun mot, d'autres sont capables de discourir sur le monde. Dans les milieux où nous vivons, nous ne réalisons pas ces écarts d'usages tant nous avons internalisé ce qui se passe dans nos familles. Pour que tous les enfants apprennent à se faire comprendre, à comprendre les adultes qui les entourent, et qu'ils développent un oral explicite et structuré à l'école maternelle, Viviane Bouysse préconise d'adopter une pédagogie des situations, des conversations et de l'enrichissement du langage apporté par la parole du maitre. Elle insiste sur l'éducation à des gestes professionnels très précis et ajustés en maternelle, ainsi que, pour que chaque enfant construise son langage oral, sur le temps nécessaire et la conscientisation.

La table ronde "Enseigner l'oral, enseigner la langue", animée par Anne Vibert réunit Paul Cappeau (Université de Poitiers), Bruno Maurer (Université de Montpellier) et Christian Mendivé (IA-IEN Guyane) autour de trois questions.

1.    Dans le rapport langue écrite – langue orale, peut-on parler d'opposition ou de continuum ?
Paul Cappeau signale que cette question est rarement prise en compte dans les pratiques : l'opposition oral-écrit est disproportionnée, et la  langue orale présentée comme défaillante, comme un réservoir à défauts. En les opposant on se prive d'utiliser l'oral pour améliorer l'écrit.
Bruno Maurer, quant à lui, invite à définir les enjeux sociaux de la maitrise de la langue orale, afin d'amener les élèves à accepter de changer de pratiques orales sans trop de violence ; pour ne pas le réduire à une version de l'écrit, il faut restituer à l'apprentissage de l'oral sa spécificité, qui se joue autour de l'identité. Un questionnement autour de qui je suis, qui est l'autre se fait continuellement, à l'oral on produit en permanence son identité, sans droit à l'erreur.
Pour Christian Mendivé, en Guyane où le français est souvent langue seconde, le rapport à l'écrit est important et, avec les enfants qui apprennent la langue, l'entrée dans l'oral est indispensable pour les faire entrer dans l'écrit.

2.    Y a-t-il une grammaire de l'oral ?
Paul Cappeau prend l'exemple de la différence nom-verbe : l'oral emploie beaucoup de verbes remplacés par des nominalisations à l'écrit. À l'oral la juxtaposition permet d'alléger la syntaxe, à l'écrit la phrase a une existence renforcée par l'école. Des procédés  de l'oral (séries, répétitions…) souvent chassés de l'écrit sont pourtant très efficaces, la répétition permet au locuteur de trouver ses mots et de préciser sa pensée. On ne doit pas considérer qu'un bon oral est une reproduction de l'écrit.
Pour Bruno Maurer, l'école a intérêt à didactiser et enseigner la grammaire de l'oral pour que les élèves sortent de la transparence. Le modèle didactique des registres de langue ne fonctionne pas, il vaut mieux sensibiliser à la piste de la gestion des identités en faisant de la politesse une stratégie de communication ; la politesse, c'est le respect des "faces", la sienne et celle de l'autre (face à ne pas perdre, à respecter…).
Christian Mendivé convient aussi que l'apprentissage de la grammaire de l'oral est difficile du fait qu'elle est fluctuante. Pour enseigner l'oral à des élèves dont le français est langue seconde, il faut prendre en compte les éléments du rythme de l'énoncé, les différentes formes d'intonation, de gestualité qui servent au sens, l'habileté à adapter le bon registre de langue au relationnel, et à mobiliser des stratégies.

3.    Pour la didactisation de l'oral, quels profits tirer du FLE/FLS ?
Selon Christian Mendivé, les pratiques intéressantes du FLE sont celles qui s'appliquent à développer les compétences de réception, alors qu'en FLM on se préoccupe plus des compétences de production. Le numérique  est un grand facilitateur pour recourir au document sonore dans les pratiques ordinaires de la classe, il permet de revenir sur l'écoute, la réécoute des documents authentiques à diffuser dans la classe, et qui doivent être très bien choisis. L'apprentissage de la grammaire se fait en contexte, ce sont des objectifs pragmatiques qui font progresser l'élève dans ses apprentissages grammaticaux.
Bruno Maurer propose, à partir d'actes de parole de l'ordre du faire, d'étudier ce qui est de l'ordre du dire grammatical, de travailler sur des choses qui ont du sens pour les élèves, qui ont de vrais enjeux, par exemple par des jeux de rôles qui fassent passer de la conflictualité à la consensualité.
Paul Cappeau conclut en disant que la question de la didactisation de l'oral est double : à destination des enseignants ou des apprenants ? Pour les enseignants, il est important qu'ils aient une bonne connaissance de la grammaire, sinon ils ont tendance à s'y enfermer. Une bonne connaissance des évolutions de la langue et de la grammaire diminue le stress. On doit se demander pourquoi on fait de la grammaire avec les élèves ; dans certaines activités, les apprentissages peuvent se faire de manière implicite. 

 

Conférence de clôture
Les nouveaux langages inventés par le XXème siècle

Jean-Claude Carrière (scénariste, auteur…) nous fait remarquer que si nous étions à la fin du XIXèmesiècle, nous ne pourrions parler que de la parole orale, de la parole écrite et du théâtre. Depuis, de nouvelles techniques se sont succédé pour transporter l'image et le son. Mais la technique a souvent l'ambition de pouvoir se passer de la pensée ; l'arrogance de la découverte technique fait oublier une chose essentielle : il n'y a pas de technique sans langage ; le cinéma a son langage, perpétuellement développé, raffiné, ce serait une erreur de croire que le langage cinématographique existe une fois pour toutes, il évolue au fur et à mesure que le public l'intègre. Le langage cinématographique met en jeu l'image en mouvement, le son, la composition des plans entre eux ; une simple succession d'images permet d'entrer dans le mental des personnages ; la parole au cinéma arrive en dernier, c'est quand on n'arrive plus à exprimer avec les images, les plans, que l'on fait appel à la parole. Les émissions dramatiques à la radio doivent trouver comment se passer de l'image.

Si l'on se projette dans l'avenir, les astrophysiciens annoncent l'invention d'une nouvelle informatique qui ne sera plus binaire mais neuromorphique, comme un faisceau, une zone de neurones, une fourmilière. L'Éducation est d'un siècle en retard par rapport à ce qui va faire la vie des jeunes d'aujourd'hui.

 

 

 

Soumis par   le 04 Décembre 2014