L'enfant cachée dans l'encrier & L'Inouïte


Dossier Théâtre contemporain pour la jeunesse (2)

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L’Enfant cachée dans l’encrier & L’Inouïte

L’Enfant cachée dans l’encrier ©Heyoka Jeunesse-Actes sud Papiers, 2009 ; illustrations d’Annie Drimaracci.

L’oralité du texte.

http://www.actes-sud.fr/sites/default/files/imagecache/c_visuel_cat_w120px/couv_jpg/9782742787029.jpgCette pièce, d’abord écrite pour une diffusion radiophonique en 2007, est inscrite sur les listes de lectures de l’Éducation nationale pour la classe de cinquième. La version publiée est précédée de l’avertissement éditorial suivant : « L’auteur joue avec l’absence de conjugaison et l’orthographe. Les libertés qu’il prend créent une musique de la langue. Un texte à lire à voix haute ». De cette origine, L’enfant cachée dans l’encrier tire aussi sa structuration par un calendrier de fantaisie. Cette évidente progression du temps était un moyen de relancer le texte tandis que la créativité dans les dénominations des jours et des mois était un moyen de soutenir l’attention par la surprise et le jeu : « Le jour premier de mon arrivée » (p. 7), « Le neuvième jour au fil de l’eau » (p. 14), « Le proche octobre » (p. 17), « Le 37 du même mois suivant » (p. 30), « Le jerkredi d’avant » (p. 35). Selon Joël Jouanneau, les enfants comprennent aisément ses procédés de fabrication et savent se montrer aussi créatifs.

De « L’inouîte », scène 4 du Marin d’eau douce, à L’enfant cachée dans l’encrier

La formule « A suivre » clôturait Le Marin d’eau douce et l’on voyait Ellj remettre à ses compagnons de Pré-en Pail, son « Journal de fièvre » que Minnie, la presque sœur, avait retrouvé sur la banquise. Comme la presque sœur elle-même, il était caché au fond de l’horloge mémoire –comme si le récit se confondait avec ses personnages imaginaires pour les actualiser.

Dans L’Enfant cachée dans l’encrier, le lieu de la mémoire n’est plus l’horloge comtoise, qui pourtant sonne encore parfois le « minuit pile-pile » (p.12), mais le grenier de Pré-en-Pail. C’est sans doute là que, devenu adulte, Ellj retrouve son cahier et le trésor caché des souvenirs. L’indéfinition des voix, celle de l’enfant qui imagine ou celle de l’adulte qui se souvient, se manifeste syntaxiquement par le fait que le narrateur utilise les (pseudo) infinitifs comme le faisait l’Ardoizoo du Marin d’eau douce. La ferme est devenue un château où l’Enfant, Ellj (Elle je ?), s’ennuyant durant ses trop longues vacances, s’enfuit, à bord d’un canot baptisé le Pourquoi pas, sur une rivière à laquelle il donne son nom, l’Ellj (p. 14), manifestant ainsi le pouvoir démiurgique de son imagination.

Pour compagnon, il ne trouve à Pré-en-Pail que Basile[i][ii], le « trop vieux domestique » (p. 7), bien moins drôle que les Trois-Graves. Comment affronter l’ennui, un ennui qui imprègne toute chose : « […] Je vivre les trop grandes journées seul au grenier avec tous les livres que je jamais lire, et le trésor à jouets que j’ouvrir déjà plus de cent fois, mais dedans c’être toujours les mêmes chevals de plomb et soldats de bois et eux aussi ils s’ennuirent. » (p. 8)?

Avec le « vaste dictionnaire », propose Basile mais la vision du réel proposée dans ses pages est trop éloignée du ressenti de l’enfant : « […] je lire que somnoler c’être quand on dormir à moitié. Je dire à Basile que ce vouloir rien dire ça, que moi je dormir ou je pas dormir, mais que je jamais dormir à moitié […] » (p. 10).

DSC02673Par l’écriture : « Si j’écrire mal ce petit cahier c’est que je s’être commencer à m’ennuire ici. […] » (p. 8). Et c’est dans l’imaginaire qu’Ellj trouvera la solution : « Je chercher partout la voix et je finir par comprendre qu’elle viendre de l’encrier. Je l’ouvrir et je voir tout au fond de l’encre noire une si presque trop belle petite fille […] » (p. 12).  Toutefois ce recours à l’imaginaire – Que ce soit l’imaginaire de l’écriture ou celui de la rêverie symbolisé par les nuages (p. 20-27) – est ambigu, il peut s’apparenter à la maladie comme le signale le calendrier : « Mermanche 29 fièvrier » (p. 40) et à l’hallucination : « Demain matin j’avoir vu un brochet. Il me demander ce que je faire si loin de chez moi […]. L’après-midi je téléphoner au morse […] » (p. 42).

DSC02633L’Enfant cachée dans l’encrier appartient aussi au genre du journal. Cela implique de marquer la temporalité sous forme chronologique et Joël Jouanneau reprend le journal lu par Minnie dans la scène 4 du Marin d’eau douce en le développant, en ajoutant des « épisodes ». Cependant, plus que sur la très relative chronologie, les pseudo-indications de dates mettent l’accent sur la durée : « Le deuxième jour le plus long du mois d’après » (p. 11), et sur la subjectivité que ce soit par la marque de la première personne : « Le jour premier de mon arrivée » (p. 7) ou par l’expression d’un ressenti : « Les trois jours où le temps il s’être arrêté. » (p. 24). Durée marquée aussi par la progression de la maladie du personnage de l’Ardoizoo . D’abord une simple blessure : « […] l’Ardoizoo ce jourd’hui, sa jambe, elle s’être pas mal bien égratigner dans le sale barbelé. » (p. 30), qui devient handicap : « C’est moi qui marcher droit devant maintenant et l’Ardoizoo il me suivre à cloche-pied, à cause que la blessure à son mollet elle guérir pas […] » (p. 32), puis infection qui s’aggrave (p. 33, 36, 38) jusqu’à provoquer la mort (p.40). Si l’accent est ainsi porté sur la durée c’est que le temps s’étire du fait de l’ennui ou de l’errance : « Ce doit faire un peu moins que trop plus de deux ans qu’on vagabonder, l’Ardoizoo et moi. Lui, il me prétendre que ça faire un jour seulement. » (p. 33) Le temps peut même être suspendu par le bonheur des jeux partagés : « peut-être le calendrier il nous avoir oublier. » (p. 24).

 D’un texte à l’autre des personnages demeurent tout en évoluant et en portant des sens différents. La « presque sœur » prénommée Minnie devient « une si presque trop belle petite fille ». L’image fraternelle, si essentielle pour Joël Jouanneau, se superpose si l’on en croit sa notice autobiographique finale au souvenir d’un premier amour et permet l’évocation d’une relation à la fois sensuelle et platonique :  «  […] et la sœur elle se tiendre à moi et j’aimer beaucoup ça […] » (p. 21) mais celle qui demeure la « si trop belle petite inouîte » (p. 46) est aussi la « si trop belle jumelle » (p. 47), l’autre soi-même ce que manifeste la proximité de son prénom, Annj. La fraternité une fois posée par le père et acceptée, la tension sensuelle incestueuse, si forte dans Le Marin d’eau douce : « L’Enfant : Je peux te marier, tu crois que je peux ? / Minnie : Presque. / L’Enfant : Ҫa veut dire non presque. / Minnie : Presque. / L’Enfant : Ҫa veut presque dire oui aussi alors ? / Minnie : Non. / L’Enfant : A cause que je suis ton frère ? / Minnie : Presque. / L’Enfant : A cause que ça ? / Minnie : Oui. » (p. 75), est apaisée.

La figure paternelle reste marquée par l’absence. Il est Personne et pour Ellj, à Pré-en Pail, « […] il être seulement en peinture dans le tableau sur le mur, avec son œil noir qui me suivre toujours. » (p. 7). C’est aussi le grand Amiral. Il se manifeste par une « terrible voix » qui profère des malédictions : « […] c’être alors que j’entendre sa terrible voix : "Mauvais fils ! Tu ne la mérites pas. Jamais tu ne la verras." (p. 13), c’est un rival redoutable « […] il deviendre fou jaloux, Personne, et il se transformer en méchant cyclope-à-vent avec son œil noir, et de sa bouche géante il sortir un ouragan méchant […] » (p. 27). Mais il est aussi l’ours qui présente à Ellj sa sœur : « -Tu me faire peur, l’ours. / -Chut, tu dois parler tout bas, elle dort. / -Elle être si trop belle. / -C’est ta sœur. / -Elle me ressembler. / -Comme deux flocons de neige. Elle est ta jumelle, Ellj. / -Comment tu savoir mon nom ? / -Tu ne me reconnais pas ? / -Je jamais te voir avant. / -Si, mais tu me regardais de travers. / -Tu ressembler à Personne on dirait. / -Je suis ton père, oui. » (p. 46).

DSC02639Parmi les figures issues du Marin d’eau douce figure l’Ardoizoo. Il est physiquement différent, les circonstances de la rencontre et celles de sa blessure diffèrent aussi. Dans Le marin d’eau douce, il a « Une tête d’aigle noir, l’Ardoizoo, un presqu’Indien. / Plus que pas mal déplumé […] » (p. 55), l’Enfant le trouve à fond de cale dans la frégate pirate des frères Grog, boulet au pied et il reçoit sa blessure en protégeant l’Enfant lors de son combat contre Hic et Blup.  Dans L’enfant cachée dans l’encrier, « Il avoir la peau toute noire » (p. 28). Rencontré après l’ouragan alors qu’Ellj « être planté comme un chou », sa blessure due aux barbelés sera révélatrice du sort actuel des migrants.

En effet, l’errance d’Ellj, commencée comme une fuite volontaire, poursuivie comme soumission à des forces supérieures, change alors de tournure et il partage le destin actuel de bien des migrants : « […] j’avoir l’impression que Toulmonde il s’être barricadé sur la terre. Partout on voir rien que des ronces, des ronces et des barrières, des barrières et des murs, des murs et des grilles, des grilles et des clôtures […] » (p. 30), « Quand je lui dire que l’Ardoizoo c’être rien qu’un malheureux, même que le mauvais vent il lui avoir tout volé ses papiers, et que moi je les avoir oublier à Pré-en-Pail, et que c’être la toute et totale vérité, Toulmonde ça le fait rire […] » (p. 35) « […] c’être encore Toulmonde qui habiter là, et il en avoir assez de m’entendir crier au secours et à l’aide ! Il nous avoir d’abord voulu chasser avec les fourches, les pierres, les bâtons et les tomates. […] Pour finir il nous avons été fait prisonniers. Et après, le Toulmonde, il nous avoir construit un radeau et on être jeter à la mer. A cause que je pas parler assez bien le mauvais français, il m’avoir dit, et que l’Ardoizoo, il pouvoir pas montrer patte blanche. » (p. 36). Tout cela se trouvait déjà dans la scène 4 du Marin d’eau douce, mais la concentration de L’Enfant cachée dans l’encrier lui donne un autre relief.

Et la langue ?

On retrouve bien des caractéristiques mentionnées au sujet des autres pièces de Joël Jouanneau et dont les citations égrenées ci-dessus donnent un aperçu. L’originalité de L’Enfant cachée dans l’encrier se concentre sur deux points.

D’abord, les besoins de la narration ont amené un travail sur l’infinitif. Il ne s’agit pas seulement de parler le mauvais français, en mettant tous les verbes à ce mode. Il y a beaucoup de création autour de cela :

« je s’être commencer à m’ennuire ici » (p. 8). Le pseudo verbe ennuire fait mieux entendre son radical, ennui, que le verbe ennuyer. L’invention d’une forme pronominale du verbe, s’être commencer, renforce le sentiment de subir la situation par rapport à l’effet que produirait la forme grammaticale avoir commenc(er)é. Quant au choix orthographique de mettre à l’infinitif le deuxième élément (de la plupart) des formes composées, qui sait si ce ne serait pas une solution commode à bien des problèmes orthographiques. On notera que les infinitifs peuvent prendre une marque de pluriel qui, à la lecture, donne beaucoup de force à ce pluriel : « les mêmes chevals de plomb et soldats de bois, et eux aussi ils s’ennuirent ». (p. 8) La deuxième personne du singulier est rare dans le discours d’Ellj ou de l’Ardoizoo (qui, du reste, a totalement perdu sa dimension comique pour devenir une incarnation de l’humanité souffrante et solidaire et est bien moins bavard que dans Le Marin d’eau douce), quand elle apparait l’infinitif en porte aussi la marque : « si toi tu croires ça faire dix ans […] » (p. 28). D’autres inventions relèvent de l’oralité : « je viendre » (p. 8) qui garde le contact avec la base verbale utilisée pour la conjugaison au présent pour quatre personnes sur six. D’autres créations, inscrites dans un récit rétrospectif, utilisent la base du passé simple : « Je voulure », « je prire » (p. 13), « j’entendir » (p. 27), « je vir » (p. 46). C’est toute une grammaire qui se dessine autour de ces infinitifs, une grammaire qui n’ignore pas « la » grammaire mais joue avec d’une façon qui la met en valeur.

Le deuxième point de langue spécifique concerne la transformation de la forme du texte théâtral. La scène 4 du Marin d’eau douce, « L’Inouîte », empruntait une disposition relativement traditionnelle : la lecture du journal était un monologue de Minnie, et lorsque l’Enfant manifestait sa présence, le dialogue obéissait à la disposition habituelle avec inscription du nom des personnages. Dans L’Enfant cachée dans l’encrier, le texte n’est qu’un seul long monologue d’Ellj. Première conséquence, les didascalies, si souvent narratives dans les pièces de Joël Jouanneau, ont disparu. Deuxième conséquence, quel que soit le nombre d’acteurs pour l’interpréter, c’est une pièce qui s’affiche à 9 personnages dont aucun n’est censé être muet. C’est donc le narrateur, Ellj, qui va rapporter leurs discours. Cela prendra trois formes. Beaucoup de discours indirect : « Basile il me dire que l’autre œil il être noir aussi… » (p. 7), un peu de discours direct : « […] mais lui il me dire que non : "Ce pas même faire une heure complète tu dormir, l’enfant […]" » (p. 28). Le narrateur peut même prendre en charge un dialogue entre lui-même et un second personnage, fait d’un échange –qui peut être assez long (p. 46-47) de brèves répliques. Pour le lecteur celles-ci sont identifiables par des tirets mais, contrairement à ce qui se passe dans un récit, aucune proposition incise ne précise qui parle ni la moindre circonstance (celles-ci relèvent du jeu et de la mise en scène). Le spectateur, comme le lecteur, est guidé par les différences syntaxiques entre les propos imputables à Ellj et ceux de son interlocuteur. Ainsi :

« - C’être mon père.

- C’est le mien aussi.

- Je le voir jamais.

- Moi il me garde toujours.

- Et pourquoi il te cacher ?

- Il ne veut pas que je te voie. »

Ainsi Ellj utilise l’infinitif et des négations incomplètes, Annj conjugue ses verbes – y compris au subjonctif – et utilise la particule « ne ».

Sur la toile

On notera en particulier, utiles pour la compréhension du travail entre texte et représentation :

http://www.youtube.com/watch?v=WojyUF2itlE  présentation des intentions d’un metteur en scène.

http://www.theatre-video.net/video/L-Enfant-cachee-dans-l-encrier : une « lecture à table »

http://www.youtube.com/watch?v=HlihGZ8blVA : une vidéo présentant des extraits d’une représentation au théâtre de Grasse.

DSC02844Sur la toile, au sujet d’un spectacle de théâtre chorégraphié, L’Inouîte

http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/L-Inouite/

http://www.theatredunois.org/site/content/linou-te

http://www.theatrotheque.com/web/article2941.html

http://www.theatredunois.org/site/sites/default/files/allmedias/pageslibres/Dossier%20Accompagnement%20inou%C3%AEte.pdf

 


[i] basileos : le roi en grec. A croire que le personnage de l’Enfant, devenu Ellj, a grandi et se sait soumis à la loi des adultes dont il va continuer à faire l’expérience…

Soumis par   le 09 mai 2014