Lettre ouverte de Mireille Brigaudiot à Stanislas Dehaene


Sur sa présentation de l'apprentissage de la lecture

A retrouver sur le blog de Mireille Brigaudiot

"Actualité, 26 septembre 2018

Ceci est une lettre ouverte à  Monsieur Dehaene à propos de sa présentation de l’apprentissage de la lecture dans  « la mallette des parents sur EDUSCOL:
https://mallettedesparents.education.gouv.fr/fr/parents/ID147/l-apprent…

1- non Monsieur, la reconnaissance visuelle de formes par les enfants ne peut pas être mise sur le même plan que la reconnaissance auditive des sons discriminants de la langue parlée. Les bébés n’ont aucune difficulté à reconnaître un dessin de voiture d’un dessin de vélo alors qu’ils vont mettre 2 ans et plus pour repérer et différencier les mots « papier » et « pompier ». Cela explique leur très grande facilité à reconnaitre et nommer les lettres très tôt car, pour eux ce ne sont pas des lettres mais des formes quelconques.
Le premier conseil que vous donnez -apprendre à reconnaître les lettres- construit un handicap pour les enfants qui n’ont pas de parents faisant autre chose avec les lettres, beaucoup difficile d’accès, à savoir BRUITER les lettres en écrivant.
Je vous conseille de lire l’excellente recherche de l’INSERM, Des enfants hors du lire, C. Préneron, C. Meljac, S. Netchine (dir.), Bayard-INSERM-CTNERHI, 1994, livre hélas épuisé. Cette étude tout à fait scientifique décrit les procédures impasses de ces adolescents non-lecteurs qui sont bloqués par leur reconnaissance visuelle des lettres, sans jamais pouvoir les bruiter.

2- non Monsieur, le rôle premier de l’écriture n’est pas d’apprendre aux enfants l’ordre gauche – droite de la suite des lettres des mots dans un mot. Tous les enseignants vont diront que cette connaissance est très rapide, ne pose aucun problème, dès qu’on écrit en cursive devant eux et qu’ils le font eux-mêmes (moyenne section).
Le rôle fondateur de l’écriture pour entrer dans la lecture est le spectacle de l’adulte qui écrit du connu de l’enfant (dans la chaîne sonore qu’il a l’habitude d’entendre) en « décortiquant » son activité invisible: le bruit d’une syllabe puis le bruits des phonèmes de cette syllabe et enfin les lettres (qu’ils nomment alors, et seulement à ce moment-là) qu’il choisit pour symboliser ces bruits.

3- non Monsieur, un scientifique ne peut pas mettre sur le même plan des INDICATEURS de réussite de l’apprentissage de la lecture et les CONDITIONS de cet apprentissage. Car oui, la connaissance des lettres est un indicateur, tout simplement parce que les enfants vont aller vite une fois qu’ils auront découvert le principe sonore qu’elles symbolisent. Et non, la connaissance des lettres ne doit pas être recherchée en premier par les maîtres parce qu’elle n’est pas une condition. La condition de l’apprentissage de la lecture (quand un enfant va bien par ailleurs, il parle, il joue, il vient à l’école sans problème) est sa découverte du sonore (ou découverte du principe alphabétique): quand il va découvrir que pour écrire son prénom, Charles, la maîtresse lui explique qu’elle va commencer par écouter « ch » (et pas « che » comme on le lui conseille dans les évaluations CP) et que les lettres qui font « ch » en français sont C et H (nommées ici par leur nom) il va la voir tracer les deux premiers « dessins » de son prénom (pour lui c’était des dessins jusqu’à maintenant) en COMPRENANT comment marche l’écrit. C’est le principe alphabétique.
Je tiens à votre disposition des vidéos et des témoignages de maîtres qui ont assisté à cette découverte: les enfants sont « scotchés ». Certains repassent le mot avec leur doigt en subvocalisant. Certains ne veulent plus se séparer de cette étiquette-là, tracée par la maîtresse parce que c’est un trésor.

Alors pitié Monsieur, ne jetez pas à la poubelle les essais d’écriture dans le futur programme de l’école maternelle. Ce fut une avancée décisive, notamment pour les enfants qui ne baignent pas dans notre culture scolaire dès la naissance. Et surtout, ne remplacez pas les essais d’écriture et la découverte du principe alphabétique par de la pré-lecture, ce serait le plus grand recul que l’école n’a jamais connu."

Soumis par   le 27 Septembre 2018