Martine JACQUES & Caroline RAULET-MARCEL (dir.), Inventions de l’écriture, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Sociétés », 2014 (364 p., 23 euros).
Quelles interactions peut-il y avoir entre « écriture des écrivains » et « écriture des élèves », surtout quand — comme le rappelle, dans le propos liminaire, C. Tauveron — les pratiques scripturales des élèves sont contraintes, normées, voire d’emblée dévaluées, en un mot très éloignées des pratiques des écrivains eux-mêmes ? Même si, dans les années 1980, la critique génétique, en misant sur l’analyse des processus d’invention et d’élaboration des écrits, a proposé des outils qui, une fois adaptés aux apprentissages de l’écriture littéraire fictionnelle à l’école, ont permis de placer les élèves en position de véritables sujets scripteurs, l’auctorialité de leurs écrits reste à construire. Des réticences idéologiques ou psychologiques liées aux conceptions de la littérature et de son apprentissage demeurent, comme en témoignent notamment les controverses nées de l’introduction du sujet d’invention au baccalauréat, alors même que celui-ci se révèle au final très contraint, renouant avec la notion classique et rhétorique d’inventio. C. Boré présente ainsi les résultats d’une enquête comparative, menée en 2011 entre la France et le Brésil, permettant d’appréhender les manifestations de la subjectivité dans les productions écrites de jeunes élèves, montrant, entre autres, que les questions d’organisation de l’écrit mobilisent plus les élèves que la question de l’invention.
Pour pallier ces difficultés, l’ouvrage propose donc des démarches stimulantes et tout à fait précieuses, permettant aux élèves de «fréquenter la littérature de manière créative», en particulier l’article de F. Farhat, misant sur le choix de textes à lire qui favorisent un « dialogisme actif » avec le lecteur, en l’invitant explicitement à s’introduire dans l’univers textuel, comme supports d’écriture ; ou encore celui de Y. Renaud suggérant des consignes et énoncés minimaux, fondés sur des « amorces impliquantes » à l’instar de la phrase de Rousseau « Me voici donc seul sur la terre », tout en invitant les enseignants à lire ensuite « les textes d’élèves comme on lirait des textes d’écrivains ». Dans une continuité fort intéressante entre enseignement secondaire et universitaire, le recueil présente également les analyses d’ateliers créatifs proposés dans les universités françaises, menées par A.-M. Petitjean, à l’aune des formations en creative writing américaines, montrant comment ceux-ci contribuent à construire un rapport différent à l’art littéraire et à l’université. Une illustration en est faite par la contribution de B. Denker-Bercoff, dans la quatrième partie de l’ouvrage, à propos d’ateliers d’écriture OuLiPo menés avec ses étudiants de master de Lettres modernes à l’université de Bourgogne, dont l’ambition délibérée était d’« introduire une production inventive dans le cursus universitaire », témoignant ainsi d’expériences stimulantes et à encourager. Si la question de l’évaluation des écrits créatifs peut apparaitre par ailleurs souvent délicate, la contribution d’É. Bayle offre, en s’appuyant sur des expériences canadiennes, des outils intéressants tels que la reproduction de grilles de commentaires constructifs de lecteurs, et de grilles autocritiques et analytiques de scripteurs. Enfin, il s’agit également, principalement dans la deuxième partie de l’ouvrage, de chercher à dépasser la tension entre institution et invention, la « scolarisation » de certains genres ou de certaines œuvres dans les écrits d’invention pouvant assécher leur inventivité et leur vitalité – ce qu’étudie J. Landis à propos du théâtre, voire les réduire considérablement, comme le montre A.J. Nastase à propos de l’œuvre de Zola. Soucieux, là encore, de proposer des pistes, les auteurs formulent des propositions, à l’instar de J. Landis qui invite notamment à composer une scène théâtrale à partir de plusieurs répliques extraites du corpus ou encore à utiliser davantage les supports offerts par les texte de théâtre contemporains en ce qu’ils permettent, notamment, des pastiches d’écriture de l’oral, tout comme l’exploitation de la voix didascalique.
Au-delà de toutes ces propositions très utiles, la vocation de cet ouvrage collectif et son caractère novateur reposent aussi sur une problématisation des liens entre pratiques littéraires et pratiques scolaires, intégrée dans une réflexion globale sur «la poétique et l’histoire des formes fictionnelles ». À la charnière de ces questions, M. Jacques part de la mise en crise du modèle imitatif explicitée par S. Léoni dans son article « Inventer et errer au XVIIIe siècle », qui montre en quoi cette période a vu émerger le statut moderne de créateur et se configurer un discours narratif dans lequel l’errance, dans une sorte de fusion solitaire avec la nature, est conçue comme un espace de liberté, dont les écrits scolaires peinent toutefois à s’emparer. À partir de l’exemple de la réception d’Oreste, la tragédie de Voltaire de 1750, M. Jacques s’attache alors à montrer l’ambivalence des représentations attachées aux écrits scolaires, la tragédie de Voltaire étant considérée à l’époque comme une « médiocre pièce de collège », calquant notamment les modèles rhétoriques imposés par la tradition, là où l’auteur lui-même revendiquait la fécondité de ses modèles scolaires. Or c’est justement à des parcours d’écrivains que s’intéresse la troisième partie de l’ouvrage. À partir d’études de cas, on comprend à quel point les écrivains se nourrissent des lectures et écritures, scolaires, notamment, de leur enfance. Au-delà de l’intérêt pour tel ou tel écrivain que l’on pourrait avoir à la lecture de ces riches contributions, on lira avec profit notamment celles qui montrent en quoi les écrits scolaires constituent une matrice importante de l’œuvre des écrivains au point, parfois, d’être considérés comme révélateurs de leurs plumes. H. Bismuth déploie ainsi les sources de l’« éducation d’écrivain » d’Aragon, les lectures et écrits notamment entrepris dans le cadre de son « encadrement éducatif ». Ce dernier est valorisé par l’écrivain lui-même, Barrès et Fénelon ayant longuement accompagné son œuvre, l’auteur revendiquant en outre dans sa pratique d’écriture la fécondité de l’imitation.
S’il est beaucoup question d’« auctorialité » dans l’ouvrage, qu’est-ce qu’un auteur justement et comment se le représente-t-on ? C’est la question centrale posée par C. Raulet-Marcel qui s’intéresse aux mises en scène fictionnelles d’ateliers d’écriture pour adultes, analysant les pulsions « libidinales et mortifères » attachées aux pulsions scripturales dans ces représentations, tout comme à l’ambivalence des figures auctoriales, entre satire et fantasme. Mais ces « rencontres avec l’auteur », (objets de toute une partie de l’ouvrage) sont parfois bien réelles, comme en témoignent les expériences en classes que relatent M. Bayar, auteur jeunesse, tout comme J. Burat, enseignante en cycle 3 via un projet d’écriture (échanges épistolaires, rallye- écriture) en partenariat avec T. Scotto. Toutefois, l’auteur apparait surtout, tout au long de l’ouvrage (et par le rapprochement constant entre « écriture des écrivains » et « écriture des élèves » qui le caractérise), comme une figure en devenir. Or le fait d’interroger de façon « méta » les élèves sur leurs textes (la façon dont ils ont envisagé sa réalisation, les choix opérés...), comme le propose Y. Renaud, contribue sans nul doute à faire un premier pas vers la construction de cette figure. Outre, une nouvelle fois, les nombreux exercices très concrets proposés qui feront la joie des enseignants, du primaire à l’université, soucieux de proposer à leurs étudiants et élèves une pratique créative de l’écriture, la dernière contribution, celle de S. Fernandez, rendant compte de l’atelier d’écriture qu’elle a mené auprès d’étudiants incarcérés de la maison centrale de Roissy, suggère finalement ce qui est au cœur de la nécessité de toutes les démarches et pistes proposées au fil de l’ouvrage : être un auteur en devenir, c’est aussi, tout simplement et tout humainement, si l’on ose dire, s’autoriser à « devenir par l’écriture ».
Virginie BRINKER
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