Innovation et humanisme
Le BO n°1 du 4 janvier 2007 définit les compétences des enseignants à travers un « décalogue ». « Se former et innover » est la dixième des compétences professionnelles attendues ; elle est, dans ce texte, présentée à travers la connaissance et la capacité à introduire dans la classe la recherche disciplinaire. Communément, l’innovation est plutôt perçue à travers la huitième de ces compétences, « Maitriser les technologies de l’information et de la communication », comme si la modernité des outils suffisait à garantir la modernité et l’efficacité de la pédagogie. Quant à la première des compétences, « Agir en fonctionnaire de l’état, de façon éthique et responsable », c’est-à-dire « contribue[r] à la formation sociale et civique des élèves », elle est souvent conçue comme un pensum : elle consisterait à ingurgiter des textes et des notions pour diffuser une sorte de doxa républicaine assez éloignée de la réflexion nécessaire aux (futurs) citoyens d’un pays démocratique.
Or, construire la compétence à enseigner, l’entretenir et la développer tout au long de sa carrière, c’est intégrer ces différentes « compétences » dans des situations complexes d’enseignement dont la conception engage, me semble-t-il, profondément l’être même de l’enseignant avec ses valeurs et son vécu quotidien, et pas seulement ses connaissances et ses savoir-faire.
Puisque le 23 mai 1848 a vu l’abolition définitive de l’esclavage, c’est autour de cette thématique que je souhaite partager une expérience d’enseignement qui, pour une fois, ne sera pas liée à une lecture mais à du « tourisme culturel ».
« Agir en fonctionnaire… de façon éthique… », un exemple
Il y a différentes façons de comprendre l’injonction qui nous est faite de nous inscrire dans diverses journées et actions comme la journée des Mémoires de l’esclavage et de la traite négrière fixée au 10 mai par la loi Taubira du 21 mai 2001.
« Article 1
La République française reconnait que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité.
Article 2
Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent. »[1]
Le BO du 6 avril 2011[2] précise les modalités de son application dans les établissements et le site Éduscol fait le lien avec le Socle commun et apportent des éléments pour la mise en œuvre[3].
On peut en faire des occasions (d’auto-flagellation ?) strictement consacrées à des « mémoires de… », on peut les exploiter, tout comme d’ailleurs le patrimoine, pour le versant « fierté de… », afin de susciter des identités (meurtrières aurait dit Amin Maalouf[4]). En procédant ainsi on segmente notre société, on contribue à faire naitre en son sein des « communautés » qui, pour exister, vont devoir se mesurer –dans le double sens du terme- aux autres. C’est sans aucun doute contradictoire avec la conception universaliste de l’humanisme qui fonde l’enseignement littéraire.
On peut aussi focaliser le regard sur les barrières (d’incompréhension, de cruauté…) et les fossés (d’incompréhension) qui séparent ou ont séparé les humains pour les interroger, les aplanir ou les combler afin de se rejoindre, de mieux se comprendre réciproquement et de mieux se comprendre soi-même grâce à la médiation du regard de l’autre. C’est à quoi peut nous inviter la compétence humaniste si on en fait une invitation à entrer dans une démarche de culture personnelle pour interroger l’universel et les ruptures.
Le problème, dans le fond, n’est pas le Socle et ses compétences voire ses attitudes, mais l’ambigüité qui l’entoure et qui exige que nous nous en emparions pour préserver et construire l’enseignement émancipateur et donc fondamentalement démocratique pour lequel l’AFEF milite.
Tourisme et… professionnalisme au service des apprentissages des élèves
Un mien frangin, devenu par amour belfortin, m’entraina un jour de pluie à la Maison de la Négritude et des Droits de l’Homme, inaugurée en 1971 à Champagney, petit village de Haute Saône, par Léopold Sédar Senghor en personne ; il était alors président de la république du Sénégal. Et je suis tombée sous le charme de ce lieu, un « musée » mais pas seulement, sans prétention mais au gros cœur comme celui des habitants de Champagney, habitants qui, le 19 mars 1789, ont ajouté à leur cahier de doléance ce point 29 :
« Les habitants et communauté de Champagney ne peuvent penser aux maux que souffrent les nègres dans les colonies, sans avoir le cœur pénétré de la plus vive douleur, en se représentant leurs semblables, unis encore à eux par le double lien de la religion, être traités plus durement que ne le sont des bêtes de somme.
Ils ne peuvent se persuader qu’on puisse faire usage des productions desdites colonies, si l’on faisait réflexion qu’elles ont été arrosées du sang de leurs semblables : ils craignent avec raison que les générations futures, plus éclairées et plus philosophes, n’accusent les français de ce siècle d’avoir été anthropophages, ce qui contraste avec le nom de Français et encore plus celui de chrétien.
C’est pourquoi leur religion leur dicte de supplier très humblement sa majesté de concerter les moyens pour, de ces esclaves faire des sujets utiles au Roy et à la patrie »
Signatures d’habitants de Champagney
Un premier lien se fait dans ma cervelle de professeur de français en vacances, un lien avec le Festival Plumes d’Afrique qui a lieu tous les deux ans dans la commune où j’enseigne[5].
Bien sûr j’assisterais à des lectures, des spectacles, bien sûr le collège pourrait accueillir un conteur ; je pourrais peut-être aussi bénéficier d’un atelier d’écriture dans une classe. Brigitte Tsobgny[6] était déjà venue par le passé accompagner l’écriture d’une nouvelle fantastique en classe de quatrième…
Nous pourrions aussi ne pas nous contenter de faire un choix de « consommateurs » dans une offre extérieure et construire un projet autour de l’Afrique, de l’esclavage et de la Négritude. J’ai quitté la Maison de la Négritude et des Droits de l’Homme en emportant un exemplaire de l’édifiant Code noir imaginé par Colbert (qui fait partie des modèles qu’on nous offre parfois de « grands serviteurs de l’état » !) Édifiant ![7]
couverture du Code noir
Cette année là, l’horaire de français dans l’établissement était de cinq heures à chaque niveau et les enseignants élaboraient ensemble les progressions et les différentes séquences. Chacun avait sa classe en responsabilité sur trois heures et deux heures étaient consacrées à des ateliers avec trois enseignants pour deux classes et nous travaillions en coopération étroite avec la documentaliste. Chacun des trois groupes passait dans chaque atelier. Celui que j’animais devait écrire un journal. Il y en eut donc trois : un sur le continent africain, un sur les peuples d’Afrique, leurs langues (Toucouleur, Mandingue, Peul, Soninké et bien d’autres noms pour rêver…), et un dernier sur l’esclavage.
Aujourd’hui j’aimerais bien reprendre ce projet en l’élargissant à la Route des Abolitions de l’Esclavage et des Droits de l’Homme qui, sous l’impulsion de l’U.N.E.S.C.O., compte cinq sites dans l’Est de la France, dont la Maison de la Négritude de Champagney.
En utilisant le dépliant de cette dernière comme point de départ, j’aimerais faire réaliser le dépliant des quatre autres sites. Ce travail implique à la fois un travail de recherche, d’approfondissement thématique autour de chaque site (par exemple, pour présenter le site de la Maison familiale d'Anne-Marie Javouhey à Chamblanc, il faut se documenter sur ce qu’était un(e) missionnaire, sur la Guyane…), il fait le lien avec la Déclaration des Droits de l’Homme, l’abolition de l’esclavage en 1848, il nécessite aussi une réflexion sur la visée, le choix des moyens et de l’esthétique… Il peut servir de fondement à un travail interdisciplinaire (le travail en équipe est aussi une des compétences de l’enseignant…).
En somme, le développement des compétences de l’enseignant est à l’image et au service du développement des compétences des élèves.
Enseignant = innovant
Dans la lettre de mars 2012, j’expliquais qu’un aspect de la professionnalisation des enseignants de français consistait dans le décloisonnement entre leur vie culturelle et leur créativité didactique et pédagogique (soyons justes, cela est aussi vrai pour les enseignants de langue, de science : pour enseigner, il faut se nourrir intellectuellement, sinon la source tarit). Mais il me semble que j’en ai donné une image somme négative : « […] au bout de quelques années, le professeur de français a perdu beaucoup de son innocence. Envahi par sa profession, soumis à la quête permanente de supports adaptés pour faciliter les apprentissages de ses élèves, il ne se laisse plus aller à la lecture naïve : le plaisir de s’abandonner à la fiction, de se laisser bercer par les mots et les images est brutalement interrompu, le charme est brutalement rompu parce que s’impose comme une évidence ou bien s’immisce sournoisement une « idée d’exploitation ».
La proximité du forum des enseignants innovants m’amène à reconsidérer ma définition. Et si finalement, en tant que pilier de la culture humaniste, le professeur de français était avant tout un curieux impénitent, ouvert à toutes les manifestations de l’altérité, à toutes les sensibilités, et un médiateur culturel soucieux d’entrainer ses élèves un peu plus loin pour les rendre (encore) plus conscients de leur appartenance à l’Humanité, (encore) plus ouverts aux formes multiples de cette humanité et, simultanément, (encore) plus maitres dans l’art d’interpréter les signes et les textes et dans celui de les agencer en fonction d’un but ? Et si, plutôt que d’ « exploitation » de ressources (épuisables) on parlait de partage de sources sans cesse renouvelées ?
Et si finalement, c’était aussi cela être un enseignant de français innovant : quitter les charentaises des cours déjà faits et des manuels, pour capter au fil des lectures, des voyages, des rencontres, des multiples occasions de sa propre vie culturelle, des sources miraculeuses qu’on pourra offrir, en classe, à des intelligences et des sensibilités qui ne demandent qu’à s’épanouir ? Il est vrai qu’il est de bon ton, pour beaucoup d’ados d’avoir l’air blasés, inaccessibles… Mais il est vrai aussi que les mêmes ont une capacité à enregistrer autrement et que nous sommes comme les paysans des hauts plateaux. Le vent disperse ce que nous semons « à la grâce de Dieu ». Pendant des années, du fait de la sècheresse, la récolte semble bien maigre. Mais que survienne une ondée et les blés lèvent. Nous voyons ainsi revenir d’anciens élèves qui nous ont bien désespérés et qui, un beau jour, sont heureux et fiers de nous dire ce qu’ils ont engrangé. Je ne souhaite rien d’autre que ce bonheur, à tous les enseignants qui débutent.
Une nouvelle fantastique et quelques sites…
La nouvelle, c’est « Sang négrier » de Laurent GAUDÉ (2006) : « C’est ainsi que nous avons mis le cap sur la France, comme un chien le ferait par automatisme à la mort de son maitre. Nous ne nous méfiions de rien. Nous chantions sur le pont, sans entendre, sous nos pieds, les dents des nègres qui crissaient et leurs fronts qui frappaient le bois des poutres. »[8]
http://www.comite-memoire-esclavage.fr/inventaire/index.html
http://webworld.unesco.org/goree/fr/visit.shtml (visite photo et visite vidéo de l’ile de Gorée, point de départ des bateaux négriers)
http://portal.unesco.org/culture/fr/ev.php-URL_ID=25659&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html
http://itinerairesdecitoyennete.org/journees/10_mai/index.php?page=valise (présentation d’ouvrages et en particulier de romans sur cette thématique)
http://itinerairesdecitoyennete.org/journees/10_mai/index.php?page=texte_fonda (textes liés à l’abolition de l’esclavage)
[3] http://eduscol.education.fr/cid45786/10-mai-journee-officielle-de-commemoration-de-la-traite-de-l-esclavage-et-de-leurs-abolitions.html
[5] voir sur le lien http://plumesdafrique37.fr/ le programme prévu pour l’automne prochain
[7] On peut le trouver sur le site http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/amsudant/guyanefr1685.htm pour sa version de 1685 et, pour sa version de 1724, sur http://www.alain-claverie.fr/textes/codenoir1724.html
[8] Publié chez Magnard, collection Classiques et Contemporains, dans un recueil de deux nouvelles intitulé Voyages en terres inconnues. p. 15
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