Une semaine de réflexion sur la langue des apprentissages scolaires, aux rencontres des Cahiers Pédagogiques
Lors des rencontres d’été du CRAP-Cahiers Pédagogiques, un atelier, co-animé par une enseignante en mathématiques et une enseignante en français, était spécifiquement consacré à la construction de ce qu’il est (était ?) convenu de nommer « maitrise de la langue » à travers la mise en œuvre de langages disciplinaires. Il s’agissait d’aller au-delà du constat premier de la complexité, de l’attention au langage comme moyen d’instaurer dans la classe des conditions favorables, ou comme patrimoine à transmettre. Certaines attentes des participants, pourtant légitimes, ont été volontairement reportées à un éventuel atelier ultérieur : l’irruption de l’intime et du ressenti, comment rendre « les cours de grammaire moins rébarbatifs » ? L’enjeu était de commencer à baliser le champ de la « maitrise de la langue » en adoptant non le point de vue de Mars ou les lunettes de tel ou tel spécialiste, mais le point de vue des apprentissages, de la maternelle au lycée et à travers différentes disciplines.
Pour créer les conditions d’une pédagogie qui développe chez les élèves la nécessaire confiance en soi, le sentiment intime de compétence sur lequel s’assoit le désir de cheminer en se sentant accompagné et reconnu, il s’agissait de mieux cerner les obstacles auxquels ils sont confrontés du fait de la variété des usages du langage, tandis qu’ils passent de classe en classe, de cours en cours.
« Le blé ne pousse pas, il grandit ou il croît »
L’axe interdisciplinaire le plus consensuel concernait la polysémie tant il est notoire que les mots se chargent de significations différentes selon les matières. Auparavant, une première description de pratiques professionnelles avait montré que la construction du vocabulaire/lexique était mise en avant par les professeurs des écoles (nommer les objets en maternelle, explorer des champs sémantiques à l’école élémentaire) mais était masquée par les préoccupations disciplinaires dans les pratiques décrites par les professeurs du secondaire.
Il apparait que, du point de vue des apprentissages et des apprenants, un tel travail implique un espace permettant aux élèves qui ne le font pas spontanément (ou que leur famille ne guide pas en ce sens…) d’apprendre à identifier cette relation des mots à des matières, un peu comme on affiche côte à côte différentes fenêtres sur un écran d’ordinateur. Il nécessite aussi la conscience par les enseignants des usages disciplinaires afin de les fonder scientifiquement : si l’on dit que le blé « grandit » ou « croît » (il ne pousse pas), c’est parce que sa croissance obéit aux mêmes principes de multiplication cellulaire que celle du monde animal.
Du point de vue des enseignements et des enseignants, cela pose des problèmes différents dans le premier ou le second degré. Leur polyvalence contraint les professeurs des écoles à rentrer dans l’épistémologie de multiples disciplines pour ne pas confondre bienveillance et renforcement des illusions d’une transparence de la langue qui masquent les véritables enjeux cognitifs des activités et apprentissages scolaires. Dans le secondaire où chacun est enfermé dans son cadre disciplinaire, le premier obstacle est celui du cadre institutionnel et des outils à imaginer pour établir un relevé de ces problèmes lexicaux et imaginer ensemble comment mettre en travail ce lexique des connaissances pour développer chez les élèves ce que Bonnéry nomme une attitude d’appropriation[1]. Le second problème réside dans la posture de chacun et le respect réciproque : au professeur de français il revient d’être ouvert aux langages, de ne pas juger, ne pas considérer que les disciplines jargonnent (même si parfois cela ferait du bien de retourner la monnaie de la pièce qu’on nous envoie trop souvent…) ; aux spécialistes d’autres disciplines d’être garants des enjeux de leur matière en laissant au professeur de français son rôle dans les acquisitions linguistiques.
Entre perception et compréhension : signes et symboles
La réflexion, commencée sur le code, s’est poursuivie à travers le codage par le recours à des symboles, dessins, schémas, croquis.
Ce travail a mis en lumière combien la dimension symbolique des langages est largement occultée. Notre conscience de la symbolisation semble s’éveiller avec l’abord des opérations mathématiques et des signes opératoires. Nous oublions que le recours au dessin pour représenter le réel est déjà une forme de symbolisation qui a représenté un immense pas en avant pour l’humanité, et les opérations mentales liées à la codification semblent invisibles. Tout langage n’est-il pas, par définition, symbolique ? En quoi est-on dans le concret lorsqu’on associe [fil] à fil plutôt qu’à file (ou réciproquement) quand on pourrait aussi bien l’associer à فیل pour désigner un éléphant ? Jusqu’où la culture professionnelle des enseignants peut-elle faire l’impasse sur la complexité des mécanismes d’abstraction en œuvre (et exigés) dès les apprentissages premiers ? Ceux-ci ne jouent-ils pas un rôle primordial dans la reproduction scolaire des inégalités ?
Simple tabulation ou vecteur d’une relation logique, l’exemple des utilisations multiples de flèches est révélateur. Elles peuvent indiquer une action, une relation (éventuellement clairement définie par une légende), indiquer une causalité, une chronologie… Dans la représentation d’une chaine alimentaire, la flèche est traduite par « est mangé par ». Le recours à la tournure passive semble une complexification inutile. Pourquoi ne pas recourir à la tournure active (mange) en inversant la flèche, ou à un verbe de sens actif (nourrit) qui permet de garder le même sens ? Bien sûr, de telles solutions peuvent sembler satisfaisantes en amenuisant le pas intellectuel et linguistique. Mais ce n’est pas sans poser un problème : cela renvoie à la vision anthropocentrée de la toute puissance du prédateur suprême, l’homme, sur la nature en en faisant LE Sujet (version positiviste) ou la finalité (version religieuse)[2]. L’écologie passe à la trappe.
Un exercice mathématique[3] consistant à évaluer si le dessin ci-contre pouvait permettre à un élève de reproduire, en l’absence de celle-ci, la figure élaborée par un de ses camarades, a permis de mesurer que des symboles peuvent être les vecteurs « économiques », synthétiques, d’informations indispensables : l’absence d’indications concernant les angles et les côtés du quadrilatère ACEF, ne permet pas de savoir s’il s’agit d’un carré, d’un rectangle ou d’un losange. Une telle utilisation est-elle spécifique aux mathématiques ? On pourrait trouver des situations parallèles en français : soit le mot isolé notions, l’absence de « petit mot » devant (les ou nous ?) le rend imprononçable et inaccessible dans un dictionnaire (notion ou noter ?) : comme quoi les mots peuvent être « petits » en terme de perception mais costauds, suffisamment en tout cas pour porter une lourde charge en matière de compréhension !
Savoir définir (variantes : expliciter de quoi on parle, etc.) ?
La confrontation de définitions du mot « rayon » révèle une tension entre des représentations qui, traduites à l’école dans des attentes liées à des consignes ou des évaluations, pourraient, en l’absence de tissage[4] inter et transdisciplinaire, être source de malentendus. Ainsi un binôme a relevé que « pour l’un (c’était un professeur de mathématique), le rayon est arrêté par le cercle, pour l’autre (c’était un professeur en maternelle) il peut s’en échapper en référence aux rayons du soleil. » On comprend mieux que des sémioticiens aient proposé d’ajouter à l’analyse des signes une dimension pragmatique qui prenne en compte l’interprète, lorsqu’on lit « l’un pense à l’aspect commercial/argotique, l’autre pense à l’apiculture ». Et devinez quelle était l’identité disciplinaire du binôme qui a noté : « ressemblances : définition générale (recherche de l’étymologie et vise à rendre compte du maximum de cas) ; classer les différents sens ; illustrer avec des exemples (qui peuvent remplacer la définition) // différences : nombre de sens retenus ; choix des mots-exemples. »
L’un des participants a attribué à Albert Soboul, l’idée selon laquelle un mot n’aurait pas de sens mais seulement des emplois. Un problème est que pour nos élèves la situation serait plutôt celle décrite par un personnage de Lewis Carroll « Les mots ont le sens que je (l’adulte, l’enseignant) leur donne au moment où je les emploie ». Un élément du problème est que les mots recouvrent, dans les apprentissages initiaux, des langages liés aux usages sociaux puis, dans les apprentissages scolaires, des concepts élaborés par des communautés (scientifiques, professionnelles) à travers leurs langages spécifiques et que la langue est une construction abstraite qui cherche à rendre compte de l’ensemble de ces usages. Ce n’est donc pas seulement la connaissance du code qui doit faire l’objet d’une réflexion interdisciplinaire, c’est aussi la construction de capacités aussi essentielles que savoir définir dans le cadre d’apprentissages disciplinairement situés ET en langue.
Variété et complexité des textes et discours scolaires
La reconstitution d’une double page de manuel de SVT –situation problème et non simple puzzle puisque des intrus avaient, à l’insu des participants, été glissés parmi les éléments du livre –a permis de poursuivre le questionnement en analysant ce qui se joue à travers ces textes non linéaires : comment ils suscitent une décentration à travers le choix de titres (dans ce cas « L’Homme influe sur la conquête de nouveaux milieux »), une problématisation en rapport avec la doxa des programmes, une interrogation guidée de documents essentiellement iconographiques avant de conduire à des textes bilans. Un extrait de roman[5] sur un problème voisin reconfigure les apprentissages par la réintroduction de points de vue : l’Homme du manuel de science est une construction, il existe des hommes dont les valeurs et les intérêts peuvent être antagonistes.
La comparaison avec un manuel de la fin du XIXème siècle met en valeur cette complexification qui modifie le sens du verbe « apprendre ». Il ne s’agit plus d’être capable de répéter ou reproduire, mais de construire, mettre en relation, tirer des conclusions etc. Le même travail autour de la comparaison de manuels d’histoire ou de français aurait montré la même rupture et la même complexification. Dans ce cas aussi il y a passage d’une attente de répétition et conformité à une attente d’interprétation, conceptualisation. Dans le domaine des sciences humaines ce processus vise non seulement les connaissances et savoir-faire disciplinaires mais aussi la responsabilisation du (futur) citoyen – d’où la nécessité de remplacer les maximes morales par des ateliers philosophiques. Le drame de Bassekou et Amidou, les deux élèves sur l’observation desquels S. Bonnéry se fonde pour théoriser la construction et les répercussions du malentendu quant aux attentes de l’école, est en grande partie que l’école leur permet de croire qu’apprendre c’est faire (ce qu’on demande) et non interpréter, c’est reproduire et non s’approprier.
La comparaison d’extraits de manuels de SVT relatifs à la reproduction sexuée (du cycle 3 à la 3ème), montre que la complexité des discours disciplinaires ne peut se résumer à un lexique qu’il serait possible d’apprendre, elle se manifeste aussi à travers des phénomènes syntaxiques (disparition des traits lexicaux humains, de l’ancrage spatio-temporel, présent de vérité générale, tournure passive, impersonnelle…) et présuppose une progression de la capacité des élèves – enfants puis adolescents – à mettre à distance leur perception, leur ressenti, pour objectiver progressivement le monde et les phénomènes sur lesquels ils doivent construire des savoirs[6]. A chaque fois on peut constater une même difficulté à accepter sans jugements la complexité de discours dont nous ne sommes pas experts.
En guise de conclusion : qu’est-ce qui relève de chaque discipline, qu’est-ce qui relève du français ?
L’atelier s’est terminé sur différentes pratiques d’écriture que le manque de temps n’a pas permis d’exploiter comme il se devrait. Il y aurait là matière à un atelier en soi : écrire dans toutes les disciplines. Ce qui est le mieux ressorti c’est qu’un des enjeux langagiers en mathématiques est la formulation, tant à l’écrit qu’à l’oral d’un raisonnement. Un court exercice a mis en relief comment une écriture mathématique permet de faire ressortir où en est chacun dans l’accès à l’abstraction : certains passent par du concret et attribuent une valeur qui n’est pas donnée par l’énoncé (dans le cas précis un nombre d’heures), d’autres passent par le croquis, d’autres enfin passent par les fractions.
Au final, les analyses des participants à cet atelier des rencontres des Cahiers Pédagogiques, dont la richesse était de couvrir le spectre de la maternelle au lycée et de représenter différentes disciplines pour les enseignants du secondaire, ont permis, au-delà des constats et interrogations, de dégager quelques principes :
1- Les élèves doivent être mis dès l’enseignement élémentaire en situation d’apprendre à établir des correspondances entre des discours/écrits et un contexte disciplinaire.
2- Tout le monde doit se préoccuper du français, mais pas au détriment des activités disciplinaires (par exemple les manipulations en sciences). C’est en cours de français que se construisent les connaissances linguistiques ; au collège, c’est le professeur de français qui a l’expertise nécessaire à l’apport de ces connaissances, pour cela il doit être informé de besoins.
3- Faire du français en maths, etc., ce n’est pas d’abord corriger l’orthographe, mais d’abord comprendre les consignes.
4-Chasser l’implicite dans toutes les disciplines consiste non pas à supprimer la difficulté mais à trouver les activités qui vont amener les élèves à travailler sur l’implicite.
5- Même s’il est nécessaire de distinguer entre les difficultés linguistiques utiles et celles qui parasitent l’entrée dans les apprentissages, repérer l’implicite ne signifie pas le traduire purement et simplement ou le supprimer mais étayer - désétayer progressivement, différencier les consignes, consacrer le temps nécessaire aux bilans et aux traces écrites qui montrent les différentes résolutions, autoriser des “fantômes” – expression de phases de raisonnement qu’on ne mentionnera plus ultérieurement – faire inventer des problèmes avec des habillages différents…
Sylvie Menet (prof. de maths) - Dominique Seghetchian (prof. de français)
[1] BONNÉRY S., Comprendre l’échec scolaire ©La Dispute 2007, p.32 & sq.
[2] Puis Dieu dit: " Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques et sur toute la terre, et sur les reptiles qui rampent sur la terre. "
Et Dieu créa l'homme à son image; il le créa à l'image de Dieu: il les créa mâle et femelle.
Et Dieu les bénit, et il leur dit: " Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de là mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre "
Et Dieu dit: " Voici que je vous donne toute herbe portant semence à la surface de toute la terre, et tout arbre qui porte un fruit d'arbre ayant semence; ce sera pour votre nourriture.
[3] Extrait du manuel Des maths ensemble et pour chacun 6ème (H. Stainer & JP Rouquès)
[4] BUCHETON Dominique, L’agir enseignant : des gestes professionnels ajustés ©Octares, 2009, p.60
[5] BÉROT MC, La Guerre de l’ours ©Castor poche
[6] Derrière cette observation, on trouve la notion de registres de formulation, notion à ne pas confondre avec celle de registre de langue. Elle correspond à la progression dans l’expression de l’abstraction : cf. « Les gens sont pauvres : ils habitent dans des bidonvilles » → »La précarité de l’habitat est une caractéristique du sous-développement ». Le français langue seconde (CNDP) ouVIGNER G. Enseigner le français comme langue seconde ©CLÉ International, 2001, p. 101-102
- Se connecter ou s'inscrire pour poster un commentaire