Les Courtes, Jean-Claude Grumberg, ©Actes Sud, collection Babel. Recueil de pièces déjà publiées chez Actes Sud en 1988, 1994 et 1995. Recommandé pour la troisième-seconde sur les listes d’ouvrages pour la jeunesse de l’Éducation nationale. La couverture du recueil est de Tomi Ungerer et la préface est de Claude Roy.
Littérature, théâtre et Histoire
La vie de Grumberg porte la marque de l’Histoire : il est né en 1939 de parents immigrés juifs qui avaient fui le nazisme et son père ne reviendra jamais de déportation. Son œuvre aussi est marquée par l’Histoire sur laquelle l’auteur porte un regard sans concession ainsi que sur la bêtise et la lâcheté de ses contemporains ou l’abêtissement dans la « société de consommation.
Cet ancrage dans son époque au sens le plus étroit est une des faiblesses de ces saynètes qui ont subi le passage du temps. Certaines technologies, aussitôt nées ont été périmées : qui sait ce qu’est le « minitel » et qui se souvient que le « transistor » était plus connu du grand public, bel exemple de synecdoque, comme appareil radiophonique fonctionnant à l’aide de piles que comme composant électronique. Les insultes racistes, comme tout langage familier, sont également ancrées dans un temps étroit.
Nous nous intéresserons donc plutôt à la façon dont la littérature, dont le théâtre en tant que texte – parce que la mise en scène peut le réinterpréter et donc le revivifier – devientdocument historique en tant que témoignage sur la façon dont les humains habitent l’histoire et la façonnent en tant que sujets du quotidien.
Avec Michu et plus encore avec Les Rouquins que l’on peut rapprocher de la nouvelle intitulée Matin brun[1] on pourra illustrer, dans la période de Guerre Froide, ce qu’étaient la méfiance à l’égard de tous, même ses proches, et la peur latente que l’arbitraire de la xénophobie ne vous « tombe dessus ».
Rixe,écrit cinq ans après la signature des accords d’Evian met en scène un raciste absolu et les prémisses des faits divers racistes qui émailleront la vie de ces cités qui poussent alors. 1967, date d’écriture de la pièce est aussi celle où s’achève la construction de la Cité des 4000 à la Courneuve, où se poursuit celle du Grand Ensemble de Sarcelles, des Tarterêts à Corbeil-Essonne et de bien d’autres en France dans un contexte d’expansion démographique, d’immigration et de rapatriement des « Pieds noirs ». Son personnage est un « beauf » comme ceux que créa Cabu pour Hara-Kiri puis Charlie Hebdo, que chanta Renaud, qu’interprétèrent au cinéma Jean Yann ou, Jean Carmé dans le Dupont Lajoie d’Yves Boisset. Le racisme est aussi le thème de Les Gnoufs.
Les vacances mettent en scène des « Français moyens » en vacances en Grèce. Caricature toujours actuelle du tourisme de masse, la saynète dénonce la bêtise et la grossièreté qui s’étalent à l’heure du tourisme de masse et qu’on peut mettre en parallèle avec Vacances à Marrakech, le sketch de Guy Bedos et Sophie Daumier en 1975[2].
Hiroshima commémoration, Nagazaki commémoration et commémoration des commémorations interroge les discours mémoriels convenus des grands messes médiatiques, « Il n’y a pas de coupables, il n’y a que des victimes », qui cachent mal que les victimes doivent vivre avec leurs pertes et leurs traumatismes tandis que les coupables ont bonne conscience : « moi j’ai fait mon boulot et la suite a prouvé que c’était du bon boulot, très bien fait, et je souhaite qu’il y en ait d’autres aujourd’hui capables de faire le boulot que nous avons dû, nous faire hier ! » (p. 176). La télévision est encore le thème de Qui perd gagne¸ qui brocarde la téléréalité naissante, la déshumanisation et le voyeurisme qui lui sont associés.
Guerre et Paixest un pastiche féroce des discours pacifistes à l’heure de « la dissuasion ». La violence du pamphlet peut faire penser à Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France[3] de Jacques Prévert ou Crosse en l’air, poème du même recueil porté à la scène par Reggiani[4] : « A quoi servirait la guerre dans un monde où la Paix et la Liberté prennent sa place et font son travail » (p. 245).
Enfin, en un temps où il est beaucoup question du genre et de lutte contre les discriminations qui lui sont liées, on remarquera que de nombreux textes éclairent la relation entre patriarcat, machisme et une tyrannie imbécile dont femme et enfants font les frais.
Maman revient pauvre orphelin
Au milieu du recueil Courtes, on trouve un petit chef-d’œuvre, Maman revient pauvre orphelin qui a fait l’objet de deux publications séparées chez Actes-Sud Papiers en 1994.
C’est un enfant de 62 ans qui appelle sa mère, et aimerait qu’ils passent un dimanche heureux. Des voix lui répondent, issues de ses souvenirs, ses rêves ou ses cauchemars : sa mère – celle de son enfance, celle de la maison de retraite, mais aucune ne l’écoute – un Dieu qui peut peu, un anesthésiste inquiétant, un directeur de maison de retraite encombrant, et enfin son père qu’il n’a pas connu, un père de 42 ans, en pyjama lui aussi, qui l’interroge sur la vérité du monde...
Maman revient pauvre orphelin est un cheminement onirique où retentissent les accents tragiques et drôles qui traversent les saynètes de Jean-Claude Grumberg. Il y tire pleinement parti d’une forme dialoguée où les changements d’interlocuteurs sont indiqués par un tiret de sorte que le lecteur est contraint de s’impliquer pour identifier les personnages qui se succèdent dans l’imaginaire d’un personnage qui a l’âge de l’auteur et qu’on imagine sous sédation en salle d’opération ou de réveil. Cela nous permet une plongée dans un inconscient qui derrière l’humour « gratte les plaies », toujours vives, de sa mémoire. Ce texte, que l’auteur nomme « une chanson », sans doute parce qu’il est rythmé par le refrain auquel il doit son titre, s’achève sur ce qui est sans doute le moteur de sa vie de survivant de l’holocauste : « oublie le passé, jette ton pyjama, lève-toi et marche pauvre orphelin maman et papa ne reviendront jamais ! » (p. 161). A cette pièce plus qu’à toute autre s’applique la remarque de Claude Roy dans la préface : « Il écrit des pièces à partir d’une expérience qui fait mal. Mais c’est un drôle de rire pas drôle, un rire qui, après coup, fait réfléchir et fait mal. Un rire qui, d’une autre manière que le conseil idiot de l’épouse du héros de Michu (« Essaie plutôt de remonter la pente ») permet à Grumberg, et à ses spectateurs ou lecteurs, de remonter en effet la pente du désespoir. »
Sur la toile
http://www.youtube.com/watch?v=Mc-9iTof8nw : un montage d’extraits de Maman revient pauvre orphelin
http://www.dailymotion.com/video/xbqd8r_la-fete-a-grumberg-5-courtes-de-jc_creation : un montage d’extraits de différentes pièces regroupées dans Les Courtes.
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