Les Francophonies dans la mondialisation entre transmission et recherche 28-29 mars 2019 Université Sorbonne Nouvelle Paris 3


Compte-rendu de Gérard Malbosc

Lire le compte-rendu en format PDF

 

Les Francophonies dans la mondialisation entre transmission et recherche 
28-29 mars 2019 Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

 

Programme en PDF

 

Jeudi 28 mars

Ouverture par Valérie Spaëth, directrice du DILTEC (Université Paris 3)

 

Jean-Louis Chiss : l’Université Sorbonne Nouvelle est engagée dans l’Université Sorbonne Paris Cité, qui coordonne un pôle « humanités » (HALL) qui comprend un groupe francophonie. Ce groupe propose des formations jusqu’au doctorant et a organisé ce colloque.

JL Chissremercie les associations représentées, dont l’AFEF.

 

V. Spaëth(VS) : présente le n° 64 de Recherche/application duFrançais dans le Mondesur Enseigner la Francophonie, enseigner les francophonies(qu’elle a coordonné avec Fabienne Lallement (FL) et Fatima Chnane-Davin(FCD)).

6 universités travaillent à ce projet depuis deux ans pour la formation et la recherche avec un module de formation doctorale à distance. Dans les masters, il y a souvent une histoire de la notion de francophonie et de sa position officielle, mais quelle est la « notion » elle-même ? comment l’histoire a-t-elle été construite ?

FCD : réflexions sur l’objet didactique : langue française et francophonie. Comment dépasser l’objet idéologique pour en faire un objet didactique ? Quels contenus pour cet objet ?  La variation linguistique, la francophonie institutionnelle (OIF, DGLF…) et comment l’utiliser comme support en classe, les cultures francophones, les littératures mais autres les domaines aussi pourraient en faire partie. Mais comment didactiser ?

FL : la francophonie en contexte d’autres phonies : les enseignants de français se sentent francophones, mais disent ne pas savoir comment transmettre l’intérêt de la notion de francophonie, et avec quels supports, une fois présenté l’aspect purement institutionnel. Le Livre blancde la FIPF sur la formation des enseignants de français donne un bon aperçu de la situation de l’enseignement du français dans le monde. Dans les universités étrangères, les départements de français se transforment en « départements d’études de la francophonie », les étudiants réclamant une ouverture internationale plus large.

 

 

    1. Conférence d’ouverture deLoïc DEPECKER,
      Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 – Ministère de la Culture 
      précédent délégué général à la langue française, DGLF (2015-18)

« La Francophonie, grande idée du XXIème siècle »

 

Env. 300 millions de personnes parlent français, un milliard d’ici 2070 vivront dans un espace francophone : mais comment ? comment scolariser ? avec quelles langues les différents pays vont-ils avoir accès aux savoirs et recherches dans les divers domaines ?

En 2016, invité comme délégué général par la fondation Jean Jaurès, L. Depecker a eu l’occasion de faire comprendre que la francophonie n’était pas synonyme de colonialisme, que Senghor est avant tout un penseur dont les idées sur le racisme ont marqué. C’est dire si dans certaines sphères, l’idée du lien consubstantiel entre francophonie et colonialisme est encore vivace.

L. Depecker a été auparavant chargé de mission à Matignon à partir de 1980 et jusqu’en 1992 pour la francisation des termes scientifiques, à un moment où 150 personnes travaillaient à l’Office Québécois de la langue française et seulement 2 à Matignon.

La question de la vision ethnique ou nationale de la langue est essentielle. On peut la nommer  ethnovision (B. Pottier). Nous avons une vision plus guindée, plus traditionnelle, de la langue que les Québécois (voir son ouvrage « les mots de la francophonie » chez Belin, récompensé par l’Académie Française). On trouve maintenant dans le dictionnaire (y compris électronique) de l’Académie Française beaucoup de mots de la francophonie.

 

Les Québécois ont une plus grande facilité à créer des mots valises (divulgacheurpar ex.). La Loi Toubon (1994) a eu tout le monde contre elle, elle correspondait à la volonté de franciser beaucoup de termes suite à l’ouverture du « grand marché européen » ; Cette loi est fondamentale, elle donne les conditions d’emploi du français dans la vie professionnelle et quotidienne.

 

La DGLF a mis en place une politique linguistique car la francophonie ne peut se développer si tous les termes scientifiques et techniques nouveaux sont anglais. Il faut des dictionnaires de référence, authentifiés par les communautés scientifiques ; il faut également que les scientifiques puissent rédiger en français, en particulier sur la toile ; Cette politique s’accompagne d’un travail sur le plurilinguisme :ainsi, la proposition d’une norme d’excellence AFNOR pour la politique linguistique dans les entreprises est développée. Cette norme porte sur la traduction (des messages, des notices etc.) dans de multiples langues et non seulement l’anglais. Il existe aussi un jeu sérieux sur l’intercompréhension entre langues romanes ; mais la lutte contre l’illettrisme est plutôt laissée au ministère de la culture qu’à l’Éducation  Nationale, ce qui est curieux…  

L’OIF est beaucoup plus puissante qu’autrefois. Elle compte 88 pays et gouvernements, 34 pays ayant le français comme langue officielle, 800 000 professeurs de français dans le monde. Le premier ministre japonais a nommé auprès de lui un conseiller pour la francophonie ; la francophonie est une puissance mondiale, pour l’énergie, le développement durable.

 

Actuellement L. Depecker travaille sur le français dans les sports avec le Ministère de la culture. Il a identifié 2400 termes anglais à franciser.

Le Président de la République doit dévoiler bientôt un planpour la francophonie.

Mais il y a aussi du travail pour mieux connaitre les langues parlées en France.

 

Questions de la salle : quelle politique de diffusion du français en Europe ? LD répond que la situation est effectivement difficile, en particulier en raison d’un manque de moyens et de volonté politique. La tendance est de partager et faire partager, avec l’idée du développement des autres langues, pour un maintien de la diversité linguistique.

LD souligne malgré cela pour terminer  que le budget de l’Agence Française de Développement (chargée de  l’essentiel de l’aide au développement, tous domaines) a doublé. Mais elle n’intervient pas en Europe.

 

 

 

 

1.2. - TABLE RONDE

La francophonie comme un projet : idéologies et circulation du français 

Animée par Isabelle Cros(Université́ Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Jean-Louis Chiss (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3) ;Jean-Pierre Cuq (Université Nice Sophia Antipolis) ;Arnaud Pannier (Institut français de Rabat, Maroc) ;Valérie Spaëth (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3) 

 

 

Deux questions sont débattues successivement.

a) Prémisses théoriques et méthodologiques : qu’est-ce qu’une idéologie ?

JLChiss : « pour moi, c’est un ensemble de représentations, mais structurées, systématiques, inscrites dans l’histoire, autour d’un objet comme « le génie de la langue française », beaucoup plus large qu’un simple imaginaire, car dans imaginaire, on ne voit pas l’aspect sociologique » ;

JPCuq : « Il s’agit d’un corps de discours qui se développe ; on étudie les discours, forcément » ;

Arnaud Pannier(Maroc) : la loi nouvelle voudrait que les disciplines scientifiques soient enseignées « dans une grande langue internationale », ce qui est combattue par ceux qui affirment que cette dénomination cache« le français » et  a des relents de colonialisme.

VSpaëth : En plus, il y a un enchainement d’images, de comportements (notion d’idéoscape, d’Arjun Appadurai, Après le colonialisme ; les conséquences culturelles de la mondialisation, Payot, 1996-2015)

Comment étudier ces idélologies ?

JLChiss : Analyse de discours, certes, mais avec quelles méthodes ? linguistique, ethnographie de la communication…

VSpaëth : Voir les discours tenus, et les pouvoirs en relations avec ces discours : mettre à distance, voir comment les gens qui le vivent le ressentent ; il n’y a pas de réponse possible entre ce partage binaire  entre francophonie multipolaire/francophonie centrée.

JLChiss cite Yanick Lahens dans sa leçon inaugurale au Collège de France « mondes francophones » (21 mars 2019) qui dit qu’elle n’est pas représentante de la francophonie, que c’est un instrument de colonisation, de rapports entre la France et ses anciennes colonies ; faudrait-il trouver un autre mot ? (JLC ajoute que cette demande a été formulée par E. Macron l’an passé lors de son discours sur la francophonie).

JPCuq : Ce qu’elle (Lahens) a dit est déjà dans le manifeste des écrivains paru il y a quelques années[2] ; en fait il y a plusieurs centres, mais certains sont très lourds, plus que d’autres ; il serait bon que d’autres centres soient plus puissants, y compris économiquement ;

VSpaëth : On rencontre des Chinois parlant parfaitement français : sont-ils francophones ?

JLChiss : L’enseignement du français dans le pays ne fabrique pas forcément des francophones comme ceux-là. Il y a loin… Mais comment défendre la pluralité des langues tout en promouvant l’une d’elles comme essentielle ? (forme d’antinomie, selon Kant)

VSpaëth : Je ne sais pas ce que c’est qu’une « identité francophone », plaquer un sens d’identité sur la francophonie a un sens très fort

APannier : Y a-t-il un horizon d’attente commun ?

JLChiss : Un des congrès de la FIPF s’appelait « identités francophones » ; avec bien sur des quantités de réponses variées. Il faut faire travailler, faire écrire en français ;

Les seuls immortels sont ceux de l’académie française !

VSpaëth : Dans les classes CLA, on a intégré cette idée du plurilinguisme et du français. Faut-il mettre l’accent sur l’acquisition du français ou /et en même temps, sur le maintien des langues d’origine ? Depuis des dizaines d’années que la question existe, elle est toujours posée et débattue.

 

 

b) La francophonie : quel projet politique, économique et/ou intellectuel ?

 

APannier : Certains discours de la francophonie, aux congrès OIF, sont parfois très « étatiques », centrés sur le pays du locuteur.

Question : Comment introduire la dimension francophone dans l’enseignement dès le début de l’apprentissage du français ? et quel intérêt ? quelles visées ?

JPCuq : Une  transposition didactique est nécessaire, avec une vision éthique : qu’est-ce que je fais quand j’enseigne le français ? le 1erniveau est celui de la formation des professeurs de français, qui ne sont pas assez formés à cette question (de la/des francophonies) ; où y a-t-il demande de cette question dans le monde ? en Asie, très peu ; en FLM davantage, c’est en progression en tout cas ; mais la question est souvent cantonnée aux journées de la francophonie (en Europe de l’est, Amérique latine),en général au niveau universitaire, le plus souvent sur la littérature. Il faudrait promouvoir chez les enseignants une sorte de réflexe : la francophonie fait partie de l’enseignement, mais ouvrir aussi aux autres domaines culturels.

 

 

 

1.3 – Enseigner la francophonie et les francophonies dans le supérieur

Présentation de la formation doctorale à distance

 

Les formations sur la francophonie étaient très disparates et il a semblé important de mettre en place une formation doctorale pour structurer le domaine. 

En cours de construction, qui sera nourrie par ce colloque. Parution prévue en janvier 2020.

 

Quatre modules plus un préliminaire sont prévus.

Le module préliminaire porte sur les représentations, sous forme de questionnaire d’enquête auprès des doctorants ; de ce fait, il n’y a pas d’architecture préalable.

Module 1 : quelle histoire pour la francophonie ? Connaitre les textes fondateurs, analyser le projet francophone en lien avec des notions théoriques de sociologie, anthropologie et sciences politiques ;

Module 2 : Francophonie et mondialisation

Module 3 : cultures anthropologiques et cultures savantes

Module 4 : langue – culture

 

Ces modules sont rapidement présentés puis discutés.

À Paris 3, il y a 55% de doctorants d’origine étrangère, raison supplémentaire pour élaborer une formation à distance (une centaine au DILTEC).

 Ces modules devront pouvoir entrer dans d’autres formations, d’autres départements disciplinaires.

 

Questions : quels sont les textes qui remettent en question la notion de francophonie ? Ces textes débordent les aspects institutionnels, privilégiés ici. 

Les « pères fondateurs » : il faudrait s’interroger sur pourquoi ces pères ? Le premier cité, le plus souvent cité est Léopold Sedar Senghor, alors que le terme de francophonie n’apparait que deux fois dans ses textes (cf. site OIF, et article de VS sur l’histoire de la francophonie). O. Reclus, auteur du terme, est géographe (JPCuq) plutôt classé extrême gauche (voire anarchiste), très clairement expansionniste et colonialiste, la droite de l’époque étant plus axée sur la reconquête de l’Alsace-Moselle.

 

 

1.4 – TABLE RONDE

Littératures francophones, langues du monde, formes de vie 

Animée parAline Bergé (Université Sorbonne nouvelle-Paris 3)

Silvia Baron Supervielle (Argentine/France), poète, romancière, essayiste, traductrice ; Ying Chen(Chine/Canada/France), romancière, poète, essayiste; Maryam Madjidi (Iran/France), romancière et enseignante de FLE ;Leïla Sebbar (Algérie/France),auteure de récits, nouvelles, carnets, correspondances et ouvrages collectifs.

 

Langue migrante, langue en mouvement, qui appelle au partage, à l’écoute, entre langues du monde aussi « nous sommes tous locataires de la même langue » (auteur congolais)

  • situation de la langue du pays de ces écrivaines
  • choisiton d’écrire en français ?
  • comment imaginer une langue de la littérature ? les lieux et moyens d’existence de cette littérature : l’école, les bibliothèques, la traduction.

 

Silvia Baron Supervielle (Argentine) : pour les migrants européens, la langue de la maison est différente ; le paysage joue aussi un rôle, il est utilisé comme une langue (la plaine argentine, sans borne) ; en France, j’écrivais mal le français, donc j’avais une écriture brève et un intérêt pour des langues à autres signes, autres alphabets ; les silences changent aussi d’une langue à l’autre ; certains écrivains français me paraissent étrangers, parce qu’ils ont dans leur œuvre quelque chose venu d’ailleurs.

Ying Chen(Chine) : « Je ne peux pas me considérer comme une francophone, langue de mon arrière grand mère et de mes enfants ». La francophonie de Chine grandit beaucoup depuis la  fin de la Révolution Culturelle ; il y a un département de français dans beaucoup d’universités chinoises, y compris scientifiques, en relation avec l’Afrique (français 2èmelangue après l’anglais). On traduit en Chine beaucoup de documents scientifiques. YC a débuté  dans l’écriture au Québec, pour des raisons de survie, d’appartenance à la communauté francophone, pour ne pas rester dans la communauté chinoise, « ce qui aurait été artificiel. »

Leïla Sebbar : de père algérien et mère française, instituteurs, père relégué dans un bled par le régime de Vichy (cf. son ouvrage : L’Arabe comme un champ secret[3]). « Je ne savais pas que mon père était un colonisé, que ma mère était colonisatrice.  La langue de la maison était le français, je n’ai jamais parlé arabe, mon père ne m’a rien transmis de la langue, de la culture, du pays, même si j’ai entendu la langue et que je ne pouvais pas faire autrement que de l’entendre ; je ne peux pas dire que j’appartiens à deux langues, à deux cultures, mais j’ai lu, beaucoup, pour apprendre. C’est en commençant à écrire que j’ai eu la patience, la ténacité (sebbah en arabe signifie tenace). Les femmes qui sont présentes dans mes livres sont toutes des arabes, alors que je ne les connais pas, je ne suis jamais entrée chez elles, mais elles sont là, elles ne peuvent pas ne pas être là, elles sont mes sœurs étrangères. L’arabe est la langue de l’émotion. »

Maryam Madjidi (Iran) : venue d’Iran à 6 ans, intégrée en CLIN (maintenant UP2A). « Il n’y a pas d’exil contraint ou volontaire, c’est les deux ; mes parents auraient pu rester en Iran, que serais-je devenue ? j’ai désappris le persan ; les parents avant de partir ont enterrs les livres qu’ils ne pouvaient pas emporter ni donner (Marx, Lenine, Guevara, Makarenko…) ; je ne me sens appartenir à aucun point, aucun pays, aucune langue, mais comme des rhizomes, qui se nourrissent  de ce qu’ils trouvent, tout lieu où l’on est bien devient son lieu à soi. » (prix Goncourt du 1erroman 2017, prix étonnants voyageurs 2017[4]

LS : « Je ne veux pas voyager loin, comme si j’avais peur de perdre quelque chose, mais je n’ai jamais vu une seule ville où j’aurais pu dire : c’est là que je veux rester. J’attrape beaucoup autour de moi, et par des images. » Des aquarelles de son fils illustrent certains de ses ouvrages.

YC : « La calligraphie m’insupportait, mais avec le temps, le geste graphique et pictural prend de l’intérêt et du sens par rapport au texte. »

MM. On ne sait pas pourquoi l’écriture arrive ou n’arrive pas. « À Pékin pendant 4 ans, je ne voulais appartenir ni à la langue française ni iranienne, et pour les Chinois, j’étais étrangère, c’est tout. » L’écriture est vécue comme une liberté, une récréation. Trois textes de contes ont été écrits après un retour en Iran, sur l’exil et ont trouvé leur place dans Marx et la poupée.

LS : « Le destin d’un enfant d’instituteur est sans doute de se retrouver dans une classe comme enseignant ; la conversation des instituteurs, c’est toujours leurs élèves et la pédagogie ; mais les élèves ne m’ont pas vraiment inspirée. »

Elle veut rendre compte de l’exil et des langues, en écriture collective parfois : Une Enfance juive en Méditerranée musulmane[5];L’école en Algérie de 1930 à l’indépendance[6], jamais diffusé en Algérie, où l’on voit que l’école était un lieu commun à des cultures et des langues ; L’orient est rouge[7], recueil de nouvelles, la dernière étant La vagabonde de Palmyre.  « La situation de guerre m’intéresse, m’attire, je ne peux écrire que dans ces conditions (guerre d’Algérie) ; là ce sont de jeunes djihadistes. »

SBS est aussi traductrice de l’espagnol : « Pourquoi y a-t-il des écrivains qui traduisent et d’autres pas ? pour moi, traduire compte autant qu’écrire, je vais de l’un à l’autre, mais en choisissant des auteurs différents de moi, avec un univers différent, mais c’est devenu difficile avec les éditeurs : ça va se vendre ? est la question rituelle ! »

MM : « Je n’ai jamais écrit ni lu en persan, ma connaissance de la langue est orale uniquement, ma seule langue écrite est le français, donc dire si’l y a quelque chose de persan dans mon écriture en général m’énerve, comme si on me refusait le Panthéonde la littérature française. 

 

 

Vendredi 29 mars

2.1 – Conférence de Claire Joubert (Université Paris 8)

 Construire l’objet "-phonie" : savoirs du langage dans la mondialisation et enjeux de la diversité́ des langues 

 

On se doit de penser l’étranger, donc la diversité des langues et des cultures et des individus, penser les rapports entre langue(s) et pouvoir(s), où s’inscrit le pouvoir, comment analyser le pouvoir dans le langage ; il convient de repérer les zones de tensions politiques, sociologiques, anthropologiques…

Quelques développements sur les débats anglophones : il y a des ressemblances et des différences, dans les définitions et dans les réponses. Tout d’abord, les termes de francophonie/francophone ne sont guère traduisibles en anglais ; l’anglais est une langue sans académie, malgré le penchant anglo-saxon à une dimension « pratique » (voir par ex. le fait qu’ont été organisés des Jeux du Commonwealth plutôt qu’une institution comme pour la Francophonie avec l’OIF) ;

Depuis les années 80 apparaissent des cadres pour penser l’anglophonie. Tout d’abord, distinguer « english/englishes », c’est-à-dire des variantes d’anglais d’Asie, d’Afrique, etc. (Cf. le linguiste indien Braj Kachru) Cette variété va bien finir par entrainer un changement de paradigme face au « standard english », changement imposé par les réalités sociologiques et par le fait que la majorité des enseignants d’anglais du monde sont non anglo-américains.

La diffusion de l’anglais étant très large, on a coutume de distinguer trois cercles : l’anglais dans les pays de la couronne ; l’anglais des pays anciennes colonies ; l’anglais LVE, avec tous les aspects d’indigénisation et des répertoires d’usage, les différentes fonctions d’emploi de la langue. La « propriété » de l’anglais est passée dans les mains des « locaux ».

Selon les différents cercles, on enseigne de manières différentes (LM, LS, LE), ce qui interroge  sur la place des littératures, de la créativité, de l’autonomisation, de la singularisation de la langue et des écarts par rapports aux canons.

Ce qui incite à ne pas concevoir les écarts, les erreurs comme telles, mais comme des exemples de créativité.

Y a-t-il opposition ou continuum ? Le poids relatif des branches de la linguistique (linguistique générale, sociolinguistique, linguistique appliquée, didactique de la langue) est en cause dans les analyses qui peuvent se faire jour.

 Il convient ainsi de discuter de la même manière les notions de : 

- déficit vs créativité ;

- native speaker vs non native

- anglais LS vs anglais LE.

 

Dans cette optique, on critique les méthodes de langue, les manuels, plus ou moins contextualisés, les tests « internationaux », tous ces exemples le plus souvent en fait centrés sur l’anglais et l’Angleterre.

Il conviendrait plutôt d’étudier les usages réels de la langue et de développer des méthodologies d’apprentissage contextualisées.

De même, on préconise des cours sur les littératures locales, sur les créoles.

 

Ces options sont discutées : effets de la mondialisation, regret de la perte d’hégémonie, ce qui renvoie à l’opposition au XIXèmeentre « anglicistes » et « orientalistes », tous étant colonialistes (1835 : english education act) pour former des élites locales qui seront les relais de la métropole.

Après 1945, le « maitre » de l’anglophonie devient les USA et non le Royaume Uni. On parle alors de « post-imperial english ».

Les défenseurs des variétés de langue (englishes) se heurtent aux déclinologues, inquiets de la fragmentation de la langue, de la dispersion, de la baisse du nombre des native speakers, qui seraient tous (les non natifs) des freins à l’enseignement de l’anglais standard et qui considèrent que l’enseignant d’anglais quel qu’il soit doit se référer à l‘anglais standard et y être formé.

 

Deux directions d’historicisation : d’une part, généalogie dans le temps de décolonisation où on commence à s’intéresser au développement des nations, à la coopération ; d’autre part, la transformation des universités avec de nouveaux entrants et des nouvelles disciplines qui vont s’opposer aux théoriciens présents.

 

 

2.2 -Table-ronde

 Regards croisés sur les pluriphonies : francophonies et autres phonies 
Daniel Elmiger 
(Université de Genève, Suisse),José Almeida (Université de Porto, Portugal), Simon Coffey (King’s College London, UK),Ousseynou Thiam (Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal), Lisbeth Verstraete-Hansen (Université de Copenhague, Danemark), Samir Hoyek, (Université Saint- Joseph de Beyrouth, Liban), Abdelouahed Mabrour (Université Chouaîb Doukkali, Maroc), Lia Varela (Université Nationale de Tres de Febrero, Argentine)et Marie Franco (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

 

 

Partie 1, animée par Margaret Bento (Université Paris Descartes)et Jean- Pierre Cuq(Université Nice Sophia Antipolis) - J. Almeida, O. Thiam, A. Mabrour, M. Franco, D. Elmiger, S. Coffey

Comment sont ressenties les tensions et les variations entre langues ?
 

JA : au Portugal, pas de texte fondateur pour la lusophonie ni de « père » ; deux variantes essentielles, qui impliquent des traductions différentes, ce qui change beaucoup de choses ; pour le français, il faudrait penser ces différences ; au Portugal, on ignorait l’espagnol jusqu’aux années 90 où la mondialisation a poussé à en tenir compte.

 

OT : au Sénégal, on a d’abord considéré les locuteurs de français comme des gens qui avaient abandonné leur langue, puis comme des suppôts des colonisateurs, puis avec Senghor on a considéré le français comme une langue deux, comme une langue de communication. Que faut-il enseigner ? Faut-il être strict sur le respect des normes linguistiques ? la position évolue, vers une « tropicalisation ».

Le wolof, langue de la capitale, est plus répandu que les autres langues, mais a intégré des mots du français, il n’y a pas de « wolof pur ». Certains parlent une autre langue que le wolof, dont le français, pour ne pas parler wolof. Mais par quels processus parvenir à un bon apprentissage de la langue locale pour faciliter ensuite l’acquisition de compétences linguistiques dans une autre langue ?

 

AM(Maroc) : La situation particulière est due à la dualité arabe littéral/arabe dialectal. Avant 1912, il n’y avait aucun mot français dans l’arabe local, mais quelques mots espagnols ; maintenant, le français est là, et est en question pour chaque réforme d’ordre culturel, éducatif… 

Mais la présence de l’arabe marocain est toujours discutée, parfois critiquée comme étant la position des Français, des anciens colonisateurs.

Récemment, il y a eu introduction aussi de l’amazigh dans l’enseignement. On a donc quatre langues en parallèle, voire en concurrence.

Un texte de loi doit passer prochainement pour enseigner les sciences en français (voir plus haut Arnaud Pannier).

 

MF(Espagnol) : Récemment, un film d’Amérique du sud a été présenté sous-titré en espagnol d’Espagne (castillan) ce qui en a fait hurler certains. On précise dans les traductions l’origine des diverses littératures en langue espagnole (comme pour les variétés d’anglais); mais il y a aussi une volonté de normalisation depuis 2000 (dictionnaire de la Real Academia) qui intègre les variétés des langues de l’Amérique latine, y compris une nouvelle grammaire et une nouvelle orthographe. De plus, on doit tenir compte de la coexistence en Amérique de Sud des autres langues locales, ainsi que de variétés au sein même de l’Espagne et de la présence des autres langues dans le pays. On crée des académies de langue espagnole dans les autres pays aussi mais la tension envers l’ancien colonisateur est toujours présente, on craint toujours la volonté de domination du  castillan. La zone hispanophone est aussi une zone où la francophonie est présente, à la fois modèle mais aussi un peu inquiétante.

 

DE(Genève) : Une centaine de millions de germanophones vivent en Europe, il n’y a plus guère de trace dans les anciennes colonies. La langue « standard » coexiste avec de nombreuses variantes dialectales très marquées. La standardisation a été tardive (début XXèmepour l’orthographe). On « découvre » maintenant le caractère pluricentrique de la langue allemande (Luxembourg, Autriche, Suisse comme autres centres) avec des variantes qui entrent dans la langue standard, ce que l’on attend encore pour le français même si des travaux arrivent : à quand l’apparition du terme « francisme » dans les dictionnaires (face aux régionalismes, restes de dialectes de français) ?

 

SC(GB) : Les variétés de l’anglais sont très corrélées aux niveaux sociologiques, les Américains étant surpris de voir cette persistance des distinctions entre accents anglais du RU ; d’autres langues sont aussi présentes, celtes, et immigrées. Dans les programmes anglais actuels, on a supprimé la littérature hors GB (Hemingway, Steinbeck etc..).

On parle bien des variétés australiennes, américaines, mais pas des variétés indiennes par ex.

L’anglais en lui-même est conçu comme élastique, un peu transparent du fait de son vocabulaire à moitié latin.

Il n’y a pas de mot pour « anglophonie » ou « anglophone » : english native speaker ou english speaking people. Churchill disait : « Les english speaking people sont divisés par la même langue » ; en surface, on parle la même langue, mais au fond ?

 

Mohamed Miled : en Tunisie, je ne peux pas parler d’une langue tunisienne française ; le terme « francophonie » n’était pas usité, ni celui de langue seconde ; il y a maintenant une certaine réhabilitation, le français sera réintroduit dès la 2èmeannée du primaire ; la question de la variation semble donc un peu repoussée, laissée de côté.

 

 

Partie 2

Les mêmes animateurs et participant·e·s plus S. Hoyek, L. Verstraet Hansen, L. Varela.

La francophonie dans les divers contextes : comment la francophonie est-elle perçue dans votre pays/institution ? l’intérêt des étudiants est-il vers la France ou vers la francophonie ?
 

LV : La notion de polycentrisme doit être rediscutée, développée, mais pour l’Argentine, elle est liée aux aléas politiques : avec un régime plus libéral, on peut envisager de laisser émerger des minorités locales et donc aussi des minorités extérieures, mais il y a moins de demande de français.

SH : La francophonie n’est pas liée au Liban à la colonisation, la présence du français est ancienne. Le turc, bien qu’occupant la région durant 350 ans, ne s’est pas répandu. Le français et l’arabe ont été langues d’enseignement dès l’indépendance ; les poètes et écrivains en français parlent d’enrichissement, de symbiose, pas de conflit ; dans les années de Mandat, les intellectuels se sont servi du français pour, à la fois, trouver des concepts et des références mais aussi pour s’opposer au turc et aux Ottomans voire aussi aux Anglais. Actuellement, un étudiant sortant d’école anglophone ne peut pas réussir en études en français, alors que 45% des étudiants de l’AUB (American University of Beyrouth) viennent d’écoles francophones et réussissent dans le supérieur.

LVH : Pour le Danemark, on pourrait parler de « mini-phonie », mais on a pris fait et cause pour l’anglais, très présent en LS et dans les 4 pays scandinaves. Les Danois n’ont pas d’image du français autre que venant de France, associée à une image de luxe et romantique.

JA(Porto) : Il aurait fallu un Brésil du français ou des USA pour décentrer le regard sur le français.

SC : En GB, le français est LVE2 mais on l’apprend en fait peu et mal ; les manuels sont toujours franco-centrés, l’image de la francophonie n’existe à peu près pas, et la langue garde une image élitiste.

OT : En Afrique, le développement du français est réduit par rapport à la population (37% au Sénégal « manipulent » le français, 22% sont vraiment capables de l’écrire et le lire), et ce largement pour des raisons socio-économiques ; il faudrait donc améliorer ce point, travailler cette question.

LVH : On pourrait/devrait parler d’études françaises transnationales.

JPCuq : Bien des choses passent par les associations, des professeurs en particulier, et par des relations entre elles, via la FIPF éventuellement et pas en relation centrée sur la France.

Mohamed Miled : Il faut regarder de plus près les concepts culturels véhiculés dans l’enseignement.

AM : On développe maintenant une coopération inter-Maghreb pour des études en réseau et en liaison avec la France.

V. Spaëth : Derrière la ou les francophonies, il y a des gens, et bien des gens de ces pays sont décideurs, ne sont pas en France, qui n’a pas vraiment de politique ni d’action.

A. Pannier : Le programme AUF « apprendre » est doté de 20M€ sur 20 pays, en aide à leurs besoins identifiés.

MM : Le programme pour la prise en charge des langues nationales dans l’enseignement du français montre l’amélioration des compétences dans ces langues et en français.

 

 

2.3.Conférence de clôture
Pierre Martinez (Université Paris 8) 
Polysémie francophone : des concepts aux réalités 

Force est de constater la complexité des processus liés à l’imaginaire, à l’histoire, ainsi que d’un certain nombre de paradoxes comme celui-ci : « Les seules personnes qui défendent la langue française sont celles qui l’attaquent » (Proust, cité par P. Encrevé).

L’état technique de développement des civilisations remet en question la problématique du centre et du polycentrisme ; il faudrait (se) donner des outils, pour faire face à « la route de la soie » d’un côté, et aux GAFA de l’autre.

On parle toujours des valeurs attachées à la langue mais c’est peut-être là la raison de sa faiblesse ou de son affaiblissement : on rejette certaines valeurs.

L’entrée par la littérature est elle légitime ? cette littérature est elle en phase avec la société ? on doit passer par une canonicité pour « réussir dans la société ».

Il existe bien des jeux des langues (et non une guerre) avec des ruses, des centres de décision, des alternatives.

Les moyens d’analyse et les données disponibles n’ont jamais été aussi nombreuses (sur la francophonie) : 300 millions de francophones, 477 millions à …1 milliard (d’individus vivant dans un espace francophone, dit L. Depecker, ce qui ne veut pas dire francophones). Ce qui n’empêche pas les Échosde titrer le 20 mars dernier sur le français 1èrelangue dans le monde en 2070 ! Ce qui est bien mal comprendre la situation !

Le mandarin et le japonais sont en expansion en Asie, le français peu.

Une revue en ligne canadienne francophone a été achetée récemment par des Chinois et est devenue anglophone.

La et les francophonies s’inscrivent dans un cadre multidimensionnel. La mondialisation affaiblit les valeurs traditionnelles, la francophonie en est nécessairement affectée. De plus, la politique du carnet de chèques est sans rapport avec les valeurs.

 

Quelles formes adopteront les identités francophones à l’avenir ? Cette question trouvera sa réponse scientifique quand on aura trouvé les moyens scientifiques d’analyser.

La politique d’influence de la France (via l’Institut Français) se développera sous un écosystème mêlant les entreprises (dit Pierre Buhler, président de l’Institut Français).

On assistera également au développement des objets culturels lié à l’élargissement de notre espace, ce à tous les sens du terme (voir ainsi par exemple le récent colloque au CNES, du 24 au 26 mars 2019, sur la cosmicologie, étude des discours sur l’Espace).

 

 

Compte-rendu de Gérard Malbosc

 

[2]Pour une littérature-monde en français, 2007. Extrait : « Soyons clairs : l'émergence d'une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l'acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni n'écrit en francophone. La francophonie est de la lumière d'étoile morte. Comment le monde pourrait-il se sentir concerné par la langue d'un pays virtuel ? » 

 

[3]Recueil de nouvelles, Éd. Bleu autour, 2016.

[4]Marx et la poupée, J’ai lu, 2017.

[5]Éd. Bleu autour, 2012 

[6]Éd. Bleu autour, 2018

[7]Babelio, 2017

Soumis par   le 13 Avril 2019