La circulation des modèles théoriques en didactique du français dans les pratiques enseignantes


Note de lecture de Dominique Bucheton

circulation modèles théoriquesLa circulation des modèles théoriques en didactique du français dans les pratiques enseignantes. PUB, 2024

Sous la direction de Malija Kaheraoui, Laetitia Perret et Stéphanie Volteau

 

Note de lecture de Dominique Bucheton

 

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L’ouvrage proposé à l’issue d’un colloque en 2021 interroge la réalité de pratiques d’enseignant.es notamment chez des débutant.es, en matière de didactique du français, en cherchant à rendre compte de la part qu’y jouent les apports des recherches (des années 1980 à nos jours) en didactique du français.  L’objet central des travaux présentés cible non directement les savoirs didactiques enseignés mais plutôt les enseignants eux-mêmes dans leurs manières de se représenter leurs pratiques, comprendre ce qui les guide, plus ou moins consciemment, dans leurs préparations de cours, leur agir en classe, comme après coup, dans leur capacité à développer un regard réflexif   sur leurs propres agir. L’ouvrage amène à s’interroger de façon tout aussi centrale sur la place de la recherche dans la formation, la nature théorique,  pragmatique, heuristique de ses apports, son efficience pour instrumenter le développement professionnel. La question est courageuse et s’inscrit directement et urgemment dans une problématique politique concernant les évolutions dans divers pays de la formation des enseignants, notamment les tentatives pour la raccourcir.

Des méthodologies diverses. Une centration forte sur les premiers apprentissages du primaire

Les corpus étudiés et leur limite : la plupart des travaux présentés prennent pour objet l’enseignement du « français » (oral, écrit, lecture, littérature) en maternelle et primaire à l’exception d’un témoignage d’un enseignant expert de l’enseignement technique questionnant ses tentatives décevantes pour donner le gout de lire à ses élèves.

Les méthodologies et catégories d’analyse employées sont intéressantes pour leur diversité : observation filmée, auto-confrontations,  attention précise aux gestes professionnels langagiers (type ou formes de questionnement par ex.) ;  analyse comparative de binômes de débutant.es  réalisant une même séance modélisée par un manuel ; analyses prenant en compte le jeu de préoccupations dominantes de contrôle, pilotage, retrouvées plus spécifiquement chez des débutants et empêchant la mise en place d’espaces de paroles pour les élèves. Des postures qui   favorisent la permanence du modèle magistral ancien et encore très dominant de l’enseignant qui explique, interprète le texte lu.

Quelques constats importants pour une réflexion sur la formation et ses effets

Les résultats des recherches proposées montrent, chez les débutants mais aussi experts, différents types de rapports aux savoirs théoriques sur les objets enseignables, sur les modélisations de pratiques proposées en formation ou dans des ressources pédagogiques, manuels, divers. À la lecture  des articles se dessinent  plusieurs  portraits  « typiques »  d’enseignants  débutants :  celui de « saumons remontant longtemps la rivière »… jusqu’ à ses sources  (théoriques) » comme le suggèrent Dupont et Grandati,  celui d’ enseignant.es, souvent  brièvement formé.es, piloté.es (voire contrôlé.es) agissant en priorité en fonction des prescriptions, évaluations précises institutionnelles,  celui encore de praticiens cherchant  des solutions dans des  micro-communautés de professionnels, échangeant des pratiques, des ressources  sur Internet, ou dans des manuels sans forcément en comprendre les soubassements théoriques. Celui encore d’enseignants agissant principalement à partir de logiques profondes issues de modèles socio-scolaires  anciens  de la discipline enseignée, de leur propre  histoire scolaire,  de leur rapport personnel à la littérature, l’écriture, la lecture, l’oral. Mais ces portraits « typiques » cachent des réalités plus complexes où les différentes modélisations théoriques,  pratiques, ou institutionnelles se superposent, circulent, glissent, se sédimentent (Garcia-Debanc) dès lors qu’elles n’ont pas été réellement questionnées en formation ou dans des collectifs divers. 

Une question vive traverse tous les articles : de quel « modèle » didactique théorique parlons-nous ?

Dans les divers articles, les définitions du concept de « modèle théorique en didactique » sont très diverses.  S’agit-il de modèles heuristiques, donnant des outils pour analyser la complexité des pratiques ?  De modèles théoriques sorte de méga-outils allant jusqu’à des séquences didactiques modèles (Aéby Daghé) ? S’agit-il d’études et analyses des soubassements idéologiques ou didactiques de grandes « formes scolaires » reconnues, partagées et transmises dans la culture professionnelle (la dictée à l’adulte ou plus récemment les « jogging d’écriture » par exemple ?) On parlera alors (Jaubert - Rebière)  de « genres scolaires » ancrés dans l’histoire scolaire. S’agit-il de modèles « d’agir en actes » préconisés par des manuels ou plus souvent simplement inventés, mis en œuvre par une réflexion personnelle (Une question de style dirait Y. Clôt). On ne rentrera pas ici dans le débat, mais il est évident qu’il n’y a pas de consensus entre les chercheurs sur cette question de ce qu’on appelle « modèle », encore moins sur le moment - dans le parcours de formation,  faire une pause pour les questionner.

Des apories graves dans la formation

 Plusieurs critiques concernant la formation se dégagent de ces travaux. Plusieurs articles soulignent la nécessité de combler des insuffisances graves de savoirs essentiels et larges en sciences du langage, en histoire de la discipline français. Combler aussi le manque de formation nécessaire pour tous les enseignants quelle que soit leur discipline quant aux usages des langages disciplinaires. Une préconisation pourtant inscrite depuis longtemps dans le cadre du socle commun de compétences et de savoirs. Des apories considérables sur la didactique de la littérature. Elles sont manifestes dans les pratiques observées et les représentations sur les apports, la place de la littérature dans les développements conjoints qu’elle permet, dès la maternelle : langagier, identitaire, imaginatif, psycho-affectif, culturel, créatif. Autant de manques, d’outils premiers de la « conscience disciplinaire »   chez les débutants comme chez les experts, qu’il est urgent de combler. .

Une question vive : quelle place, pistes,  pour la recherche aujourd’hui en formation initiale et continue ?

Reprenant l’image du saumon qui remonte aux sources, quelques articles s’interrogent sur la manière dont la recherche peut et doit contribuer au développement d’une conscience disciplinaire,  réflexive, nouvelle et engagée des enseignants. Quels apports nécessaires en amont de l’expérience, pour ne pas se noyer dans le premier trou d’eau, quels accompagnements à côté, en retrait, en écoute, en outils d’analyses proposés pour surmonter, sécuriser les débutants devant les diverses tensions institutionnelles, collectives, théoriques etc. ? (Gerlaud,  Elalouf, Lopez). Quelle nouvelle conception de l’empan de la didactique du français, ses divers acteurs, ses finalités ? Quelle définition nouvelle à construire de cette spécificité complexe, en germe, de la didactique des langages, qui font de nous des humains capables de penser, imaginer,  communiquer, vivre, (à peu près ) ensemble. Un beau chantier à ouvrir de recherches collaboratives entre chercheurs et enseignants.

Soumis par   le 30 Septembre 2024