Pluridisciplinarité, interdisciplinarité : migrer d’un langage à l’autre ou la difficulté de l’interculturalité disciplinaire


En marge d'un atelier de la 9ème rencontre Maternelle du GFEN - par Dominique Seghetchian

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Pluridisciplinarité, interdisciplinarité : migrer d’un langage à l’autre ou la difficulté de l’interculturalité disciplinaire

Attention : Les lignes ci-dessous ne prétendent pas à l’objectivité scientifique. Je livre au débat un vécu sur lequel je m’efforce d’avoir une réflexion professionnelle. En quelque sorte un témoignage sur cette difficulté de migrer d’un langage à l’autre, d’une culture disciplinaire à l’autre. Mais aussi un témoignage de la puissance de l’écrit comme outil pour (re)construire un raisonnement.

La réflexion didactique et pédagogique d’un(e) enseignant(e) ne se nourrit pas exclusivement de démonstrations convaincantes, elle est aussi alimentée par ses propres échecs, ses propres failles. Tel a été mon cas avec l’atelier « Catégoriser pour appréhender la complexité du réel » proposé dans le cadre des 9ème Rencontres Maternelle du GFEN Apprendre à comprendre le monde : le pari de la complexité dès l’école maternelle ».

« La catégorisation – et sa représentation – sont des processus d'abstraction qui se doivent d'être travaillés dès l'école maternelle comme outil fondamental pour se saisir de la complexité du réel. » Ainsi énoncée dans le programme, la problématique de l’atelier m’intéressait à plusieurs titres : j’espérais faire des ponts avec ce que j’avais appris du rôle des catégorisations dans les apprentissages lexicaux et orthographiques, j’espérais enfin ouvrir de nouveaux chantiers de réflexion et d’expérimentation pour l’enseignement/apprentissage de la maitrise des langages dans une perspective interdisciplinaire. J’étais donc motivée pour le travail sur le matériau scientifique annoncé : « La catégorisation en classe a porté sur la matière, ses propriétés, ses états. »

Et pourtant l’expérience ne fut pas un long fleuve tranquille. Il est intéressant, pour un enseignant, d’expérimenter la construction d’un échec à l’école.

 

S’aventurer sur d’autres rives : la déstabilisation : une marche vers l’entrée en apprentissage ?
En ouverture, l’animatrice a insisté sur le fait que classer est un « outil pour penser et pour appréhender la complexité du monde ». Il nous a alors été demandé de faire personnellement le point autour d’une série de questions : « Qu'est-ce que classer ? Pourquoi classer ? Quelle différence entre classer et catégoriser ? » J’étais d’emblée transportée en terre étrangère (seule ma bonne volonté d’immigrée désireuse de s’intégrer en « terra scientifica », me contraint à repousser l’idée d’une « terre hostile »).

J’étais déstabilisée par l’écart entre mon projet d’apprentissage et le projet didactique de l’intervenante. Venue sur la base de mes représentations de l’activité cognitive de catégorisation, j’étais invitée à réfléchir autour de l’action de classer (posée comme première ? comme principale ?) ; c’était par rapport à celle-ci qu’il me faudrait situer l’opération mentale sur laquelle je possédais quelques notions et que l’intitulé de l’atelier avait placée au cœur de mes attentes…

Et puis j’étais confrontée à une utilisation inhabituelle pour moi du langage avec l’étrangeté d’une question annexe : « Depuis quand, classer différent de catégoriser, quels souvenirs ? » Pourquoi ces virgules ? Pourquoi pas « Depuis quand classer diffère(-t-il) de catégoriser » ? J’avais l’impression de lire la transcription alphabétique d’une formule du type [(Cl≠Ca)] qui se serait glissée dans une phrase à visée communicative et dialogale, une chimère franco-mathématique en somme.

Quant à l’interrogation sur les souvenirs, à quelle expérience se référait-elle : celle de l’ancienne élève ? de la professionnelle ?

 

Passons les deux temps de la réflexion personnelle puis en groupe de proximité. Qu’ai-je retenu de cette première phase de l’atelier à l’issue de la synthèse opérée par l’animatrice ?

1/ Du lexique au demeurant utile pour la formulation de consignes et l’analyse de capacités/compétences :

-        Trier : un seul critère, oui ou non (relation d'équivalence)

-        Ranger : ordonner du plus petit au plus grand dans l'intensité d'un critère (relation d'ordre, plus que, moins que)

-        Classer : ne pas changer de critère, en plus de faire des catégories il y a des relations entre les critères

-        Catégoriser : établir des familles avec des propriétés communes (début de l'abstraction)

Ces précisions lexicales ont été apportées pour clarifier ce qui ressortait de la réflexion des différents groupes. Autant les deux premières définitions me semblaient limpides et éclairantes, autant celles qui correspondent à un plus haut niveau cognitif m’ont plongée dans une confusion embarrassante. Première interrogation : En ce qui concerne les catégories, les propriétés communes sont-elles communes au sein au sein de la famille seulement ou doit-il y avoir du commun entre les familles ? Deuxième interrogation : la définition de l’action de classer était, à ce stade, totalement absconse pour moi. En effet, je ressentais une contradiction entre les propositions « ne pas changer de critère » (critère=singulier) et « en plus de faire des catégories il y a des relations entre les critères » (critères=pluriel, donc comment peut-il y en avoir un seul ?). La langue fournit des indices au sujet des problèmes de compréhension. Je suppose aujourd’hui que la mise en relation de critères relève de l’opération de catégorisation. Mais il faut progresser dans ses apprentissages en faisant avec ses incertitudes sans les occulter.

2/ Lors de la synthèse intermédiaire magistrale de l’animatrice, j’ai également appris que nous devons les catégories à Aristote et les classifications à Linné, du fait du besoin de « ranger » les « curiosités » amassées au fil des explorations du monde (la question sur le « souvenir » cachait donc un appel non au vécu mais à des connaissances académiques – malentendu sur le contrat didactique). De plus, l’effort de classification de Linné se rattachait pour moi à « l’entreprise encyclopédique des Lumières », elle était liée non au champ disciplinaire des sciences mais à ceux de l’histoire et de la littérature, problème d’affectation en mémoire des connaissances pour pouvoir les récupérer.

3/ Enfin, dès ce stade de l’atelier, je me suis trouvée en surcharge cognitive : j’ai pris en note des éléments répondant à la question « pourquoi ? », dont je n’ai pas saisi la portée et que je n’ai pas pris en compte : « classer aide à structurer la pensée » (et non construire les savoirs, ce qui me semble l’enjeu des catégorisations et correspond à la posture d’apprenante que je mettais en œuvre), « on classe pour répondre à un critère, qu’il soit donné ou construit ». Sans doute avais-je là-encore un problème de posture d’apprenante peu encline à « répondre à » (c’est-à-dire suivre, obéir, faire confiance…). Γνῶθι σεαυτόν, connais-toi toi-même, première maxime de l’entrée dans la connaissance, selon Socrate.

Je me dis à postériori que les catégorisations répondraient donc à une visée euristique, les classifications à une visée pragmatique.

 

Perdues en pleine mer

Il nous a ensuite été demandé de « classer des animaux, chercher en quoi ça apporte des savoirs, les structure, en quoi ça permet de catégoriser », puis de poursuivre ce travail en groupe de proximité.

Notre groupe a unanimement zappé la phase individuelle ce qui nous a bien aidées à nous perdre dans un débat oiseux : faut-il partir d’une catégorie identifiée ou établir d’abord une liste d’animaux pour les classer ? Faut-il comprendre « des » comme le pluriel de un, une (déterminant/article indéfini) ou comme signifiant « de les » (déterminant/article défini contracté) ? Si le pangolin se protège en se mettant en boule, on peut le rapprocher du hérisson, mais si on considère qu’il a des écailles, on peut le rapprocher de la tortue… Et l’humain, c’est bien un animal aussi ? On peut le rapprocher de la branche « se met en boule » mais il n’a pas d’écailles (encore que j’aie bien le sentiment d’en avoir devant les yeux…) … « Et la méduse ? »

Si nous avions pris en compte les modalités de travail indiquées dans la consigne sans la réduire à la question, la phase individuelle nous aurait sans doute permis de tester les possibilités envisagées par chacune pour rentrer dans une négociation argumentée des stratégies sur la base du test de chacune. L’auto-socio-construction des savoirs, n’est pas un bavardage, ni une joute.

En fait nous comprendrons que nous nous sommes consacré·e·s à un travail de catégorisation, pas de classement, faute d’avoir défini LE critère de classement : pangolin et tatou étant à l’intersection des ensembles « se met en boule » et « a des écailles ». L’animatrice formulera alors le principe suivant : « Catégoriser c’est regrouper des choses qui ont une propriété commune (donnée ou à construire), quand les critères ne sont pas indépendants, il y a des relations entre les catégories. Dans la classification il n’y a pas de relation entre les ensembles ».

D’autres groupes ont proposé un classement en fonction du milieu de vie (ou du mode respiratoire qui lui est lié), par clé de détermination ( ? ), par la fonction reproductrice.

Il en est ressorti une forte relation entre les savoirs acquis et les critères de classement. Ainsi ceux-ci évoluent lorsque les connaissances s’affinent, la distinction vertébrés/invertébrés n’est plus considérée comme valide (on ne peut définir par l’absence en particulier par la présence ou l’absence de caractéristiques humaines, critères marqués du sceau de l’anthropocentrisme).

L’écriture comme bouée de sauvetage

A la sortie de l’atelier j’étais bien persuadée qu’être passée par ces difficultés aide à accompagner avec ouverture le processus d'apprentissage, ce qui entre en tension avec la nécessité de maitriser un bon degré de connaissance pour aider les enfants, construire les situations d’apprentissage, proposer des tâches pertinentes, analyser les apprentissages effectués. La présentation d’un travail de catégorisation en maternelle à travers un diaporama montrant les enfants au travail rappelle que dès la maternelle, le professeur polyvalent a besoin de bases solides dans les différents champs disciplinaires. Les professeurs de collège et lycée ne peuvent, quant à eux, laisser les élèves dont ils ont la responsabilité gérer seuls, au risque de s’y perdre, la faille qui sépare les différentes disciplines entre lesquelles ils passent non pour occuper leur temps mais pour se former.

L’échec que je vis de façon récurrente avec les sciences, d’autres en font la douloureuse expérience avec le français et les disciplines littéraires ou artistiques. Lycéenne, il me conduisit à être l’instigatrice d’un chahut généralisé à l’encontre d’un professeur de mathématiques. Ayant ensuite rencontré des enseignants des disciplines scientifiques ouverts je suis revenue, pleine de bonne volonté, à des rencontres des Cahiers pédagogiques où je me suis retrouvée en larmes dans une activité menée par une amie. J’y ai réalisé qu’après avoir cru « faire tout ce qu’il faut », j’étais passée une fois de plus à côté de l’essentiel. De l’atelier des 9èmes rencontres Maternelle, je suis sortie en me programmant pour oublier ce « mauvais moment ». En somme, je sais d’expérience que l’échec à l’école est un fléau pour la socialisation, pour l’estime de soi, pour la motivation. Pour autant, je n’attends surtout pas qu’on me fasse croire que je me suis amendée, qu’on me propose de pseudo-activités vides de sens scientifique, en me refusant en somme l’accès à la complexité et, sous de fallacieux prétextes, l’accès à cette terre nouvelle.

Sortie donc de l’atelier avec une estime de moi-même sous le niveau de la mer et l’intention d’oublier ce mauvais moment, je me suis néanmoins décidée à tenter l’expérience de rendre compte de cet atelier consacré à une problématique importante et mené par des personnes dont mon échec ne remet nullement en cause la compétence. Au fil de l’écriture mon texte s’est réécrit, a pris de multiples formes, évoluant du compte-rendu impossible, au témoignage d’échec, à l’analyse du sens de l’expérience. Au fil de cette (ré)écriture, non seulement cette expérience a pris un sens positif aux plans pédagogique et didactique, mais je crois aussi avoir RÉELLEMENT progressé dans la définition des opérations de catégorisation et de classement en travaillant le matériau à ma disposition.

J’ai commencé à avancer en décrivant et redécrivant les obstacles à ma compréhension, en traduisant le « je ne comprends pas » en questions portant sur des points précis qui m’amenaient à redécouvrir des réponses partielles à ma disposition. Ce récit d’expérience est devenu narration de recherche et restitution d’un état de compréhension.

C’est bien dans le croisement de ces multiples réécritures, narratives, descriptives, argumentatives, analytiques, que j’ai pu penser, raisonner, apprendre. En somme l’écriture (y compris sous sa forme de dictée à l’adulte), celle qui s’autorise ou à laquelle on autorise les tâtonnements, est un outil puissant au service de la construction de l’accès aux connaissances et aux cultures.

 

P.S. Mais on peut rester avec des questions en suspens : par exemple qu’en est-il de la fonction hiérarchisante des classements (cf. classements aux concours etc.), quelles nuances entre travail de classement et de classification, quelle histoire de ces deux opérations… À suivre. 

Dominique Seghetchian

Soumis par   le 07 Février 2017