Pour une « école de la compréhension » : note de lectures post-confinement


Guillaume Loock, septembre 2020

Lire et télécharger en PDF

 

Pour une « école de la compréhension » :
note de lectures post-confinement

Guillaume Loock, septembre 2020

 

            Dans un article récent, Raphaël LAURO envisage le Covid-19 comme le « révélateur d’un entrelacs de relations impliquant l’ensemble du vivant », rendant visible « la carte jusqu’alors théorique ou virtuelle de nos interconnexions » dans le cadre de la globalisation[1]. Ramenée à une échelle plus réduite, cette lecture semble assez bien s’appliquer à la période de travail à distance qu’ont vécu, pendant le confinement, les acteurs des apprentissages scolaires. En effet, à cause d’un virus apparu à l’autre bout du monde, et susceptible de se diffuser à la faveur des interactions entre les personnes, leurs conditions de travail ont été bouleversées. Les établissements scolaires fermés, commençait un cheminement de plusieurs semaines loin du cadre habituel des apprentissages...

            Or, plusieurs aspects de ce cheminement tendent à montrer que si, pour les acteurs de ces apprentissages, rencontre il y a eu avec « l’immensité du monde », beaucoup d’entre eux ont peiné à « quitter la route fréquentée pour des sentes (...) moins battues »[2]. Dans cette période en effet, que l’on soit élève, parents ou enseignant, se motiver dans la durée, donner du sens au travail, faire vivre une synergie féconde entre acteurs des apprentissages, est souvent apparu comme un défi difficile à relever. Tout s’est passé comme si, l’effacement du cadre matériel et humain habituel laissant place au face à face avec les activités et avec soi-même, étaient sortis du brouillard des versants de cette « immensité », sur lesquels se jouent des aspects essentiels de l’apprentissage. Et sur ces versants, trouver ses marques a été d’autant plus difficile que le cheminement réservait des surprises. Efficacité d’outils a priori installés dans le quotidien de tous, parts respectives de l’angoisse et du désir d’apprendre dans l’état d’esprit des élèves, positionnement d’élèves réputés désinvestis... Sur ces plans notamment, les surprises n’ont pas manqué.

            En somme, à travers les difficultés et les surprises qui l’ont marquée, la période de travail à distance a révélé une double nécessité. D’une part, être conscient de « l’immensité du monde » où s’inscrivent les apprentissages, qu’il s’agisse pour leurs acteurs d’un monde extérieur ou d’un monde intérieur. D’autre part, dans la mise en œuvre des apprentissages, faire toute leur place - et dans toute leur diversité - aux différentes données qui y jouent un rôle. Deux nécessités qui, au fond, se résument en un verbe : comprendre. Comprendre, c’est-à-dire percevoir clairement ce qui fait le sens ou régit le fonctionnement de quelque chose ou de quelqu’un. C’est-à-dire également, si l’on prend en compte l’étymologie, s’efforcer d’accueillir pleinement.

            Ainsi peut-on se sentir invité à penser « l’école d’après » comme une « école de la compréhension ». Autour de quels axes un tel projet s’articule-t-il, et moyennant quels changements ? Quelle place spécifique l’enseignement du français peut-il y tenir ? Pour réfléchir à ces questions, je me suis nourri de lectures diverses, mais traitant d’enjeux qui m’y semblent tous en cause : rapport à soi-même et à son environnement ; conception des apprentissages scolaires ; didactique du français. Les développements suivants sont un témoignage de ces lectures et d’un début de travail pour tenter de les articuler, dans une optique que l’expérience du travail à distance, telle que je l’ai vécue, m’a paru pouvoir justifier. Ils s’articulent autour de trois axes : faire en sorte que toute la communauté éducative comprenne ce qui se joue d’« essentiel » dans les activités scolaires ; rendre l’élève co-responsable des apprentissages, c’est-à-dire l’y accueillir dans toutes ses dimensions et lui permettre d’accéder à la conscience de la manière dont il y déploie ses potentialités ; ouvrir davantage l’école sur la vie et à la vie.

 

 

1. Faire en sorte que toute la communauté éducative perçoive clairement ce qui se joue d’« essentiel » dans les activités scolaires

 

            Une « école de la compréhension », c’est d’abord une école où ce qui se joue d’essentiel dans les activités est clairement perçu par la communauté éducative entière - enseignants, élèves, familles en particulier. Dans les faits, cette situation est loin d’aller de soi, comme en témoignent les malentendus socio-cognitifs mis en évidence par la sociologie. La forme scolaire n’y aide guère, en instaurant une distance entre l’école et les parents, qui le plus souvent n’y viennent que pour entendre le bilan a posteriori de ce que leur enfant a fait durant le trimestre écoulé. Comment réduire cette distance physique, propre à favoriser une distance mentale voire culturelle vis-à-vis de ce qui se joue dans les activités scolaires ? Comment ouvrir, pour tous les élèves et leurs familles, la « boite noire » que constituent ainsi les activités scolaires ? Sur quels leviers jouer pour intéresser chacun à ces dernières et à ce qui s’y joue profondément, et non pas seulement à leur présentation ou au résultat des évaluations ?   

 

Priorités proposées :

- Assumer une démarche d’acculturation aux « postures » scolaires.

- Mettre le principe de cohérence au coeur de l’élaboration des enseignements.

- Faire en sorte que chaque étape du processus d’apprentissage ait du sens et de la valeur pour ses acteurs.

 

1.1. Assumer une démarche d’acculturation aux « postures » scolaires

 

            Pour pouvoir et oser y tenir pleinement leur rôle, élèves et familles doivent avoir une vision claire de ce qui est visé au travers des activités. Cela exige que certaines attentes cruciales de l’école - qui sont aussi des clés de la réussite scolaire - fassent l’objet d’un soigneux travail d’explicitation. Ainsi des « postures secondes »[3], qui consistent à voir la tâche demandée comme un support pour penser et non comme une fin en soi. Attendues dans toutes les matières dès l’entrée au lycée et plus largement valorisées par le système scolaire, ces postures sont ignorées d’une partie des élèves. Pour tenter d’y remédier, nous proposons les quatre pistes ci-dessous, indications d’axes de travail dont d’autres pistes viendront ensuite préciser les modalités possibles de concrétisation.    

 

Piste 1 : Consacrer davantage de temps à l’explicitation des « postures réflexives » ou « postures secondes » (BUCHETON et SOULÉ)          

 

Piste 2 : Mettre en œuvre autrement le « contrôle continu », de manière à ce qu’il aide les élèves à se concentrer sur ce qui se joue d’essentiel dans les apprentissages

            Selon Roger-François GAUTHIER[4], cela n’a pas été permis par la prise en compte du contrôle continu dans l’examen de fin de scolarité au collège (décret du 11 septembre 1980), les élèves étant obsédés par le fait que le travail « compte » ou non dans la moyenne trimestrielle, et la mise en oeuvre du contrôle continu présentant de fortes disparités (d’un collège, d’une discipline, d’un enseignant aux autres). Cela n’est pas non plus permis par le système complexe mis en place par la réforme « baccalauréat 2021 » : 10% de « prise en compte des bulletins scolaires » et 40% d’un « contrôle continu » qui en fait prend la forme d’épreuves d’examen organisées localement au cours de l’année scolaire. Pour remédier à cela, GAUTHIER propose des pistes. Formation des enseignants à la docimologie. Travail de régulation et d’harmonisation des types de travaux demandés aux élèves et des modalités de notation entre les enseignants, les établissements, les disciplines, notamment de manière à ce que les élèves perçoivent les évaluations comme cohérentes, comparables et fondées. Pratique accrue de l’évaluation formative pour éviter que le « contrôle continu » ne tourne au « harcèlement [sous forme] de contrôles permanents ». À ces idées l’on ajoutera la suivante, sur laquelle on reviendra plus bas : pratiquer l’ « évaluation dynamique », de façon à donner toute sa place au processus de construction de l’élève comme sujet, sans lequel aucune véritable acculturation n’est possible.

 

Piste 3 : Aider les élèves à prendre conscience tôt de la spécificité des modalités d’utilisation de la langue attendues dans le cadre scolaire, d’autant plus que ces attentes sont éloignées de leur répertoire linguistique initial (GADET et GUÉRIN[5])

            

Piste 4 : Ouvrir de nouveaux temps de partage associant enseignants, élèves et parents

 

1.2. Mettre le principe de cohérence au cœur de l’élaboration des enseignements

 

            Pour qu’un travail d’explicitation des attentes fondamentales de l’école soit possible, on gagnerait à changer la façon dont les enseignements sont pensés et élaborés. D’une part en effet, explique GAUTHIER, à une époque où les savoirs disponibles sont immenses, le choix des savoirs à enseigner doit s’inscrire dans une réflexion sur la finalité du système éducatif. Or, une telle réflexion est aujourd’hui inexistante : les aspects du monde qu’il est important que les élèves connaissent, ou encore le fait que l’école ait vocation à « éduquer » ou à « instruire », ne font l’objet d’aucune réflexion en amont de l’élaboration des programmes. Aussi les nouveaux programmes de lycée tendent-ils à l’empilement de savoirs disciplinaires[6]. D’autre part, pour permettre l’explicitation des attentes fondamentales de l’école, il conviendrait d’élaborer les programmes de telle manière que leurs finalités soient claires - ou plus claires - pour les enseignants. L’institution, note GAUTHIER, a toujours demandé aux enseignants uniquement d’appliquer les programmes. Cela explique que, interrogés sur la raison-d’être de l’enseignement de telle notion, ils répondent souvent qu’elle « est au programme » sans savoir qui en a décidé ni pourquoi. Cela explique aussi leur fréquente exaspération face aux modifications des programmes. 

 

Piste 1 : Modifier les modalités d’élaboration des programmes scolaires

            Reprenant le souhait de GAUTHIER, il s’agit d’assortir l’élaboration des programmes d’une réflexion préalable sur la finalité du système éducatif, en fonction de laquelle les savoirs à enseigner seront choisis et leur raison d’être explicitée. Dans cette optique, quelle place les enseignants pourraient-ils tenir ?

 

Piste 2 : Rendre visible le lien entre les travaux proposés à l’élève

            • Dans le cadre des séquences d’apprentissage, mettre en oeuvre avec soin le « tissage » (BUCHETON).

            • Plus particulièrement, rendre visible le lien d’une évaluation à l’autre (MEKHTOUB[7]). À cette fin, on peut fournir aux élèves des grilles évolutives qui, par la récurrence de certains critères, montreront que les mêmes compétences s’exercent dans plusieurs situations. Par exemple, quand la classe travaille sur le genre narratif, indépendamment du libellé du sujet, le récit produit devra être toujours cohérent, construit et organisé en paragraphes. On peut aussi fournir en début d’année une grille critériée en précisant aux élèves que les objectifs énoncés sur celle-ci seront atteints par paliers. Ou enfin, mettre à profit les appréciations écrites sur les copies par l’enseignant. Ce dernier peut par exemple indiquer une ou deux difficultés que l’élève doit travailler en priorité (point d’orthographe ou de méthode, fait syntaxique...), à charge pour l’élève de les rappeler en tête de sa copie lors du devoir suivant, puis pour l’enseignant de mentionner dans ses appréciations ultérieures les progrès constatés.

 

1.3. Faire en sorte que chaque étape du processus d’apprentissage ait du sens et de la valeur pour ses acteurs dans leur diversité

 

            Dans son ouvrage cité en introduction, TESSON place une section sous le signe du « bonheur d’être en route », qu’il résume ainsi : « Quelle que soit la direction prise, marcher conduit à l’essentiel. »[8] Ne gagnerait-on pas à transposer cette philosophie sur le plan des apprentissages ? Autrement dit, à valoriser davantage le cheminement des apprenants, donc chaque étape de leur travail, et à faire du partage autour de ce cheminement le cœur même de ce qui se joue à l’école ? Tel le voyageur évoqué par TESSON, l’élève pourrait ainsi éprouver la « satisfaction » procurée par « la contemplation du centimètre parcouru sur la carte au terme de l’étape ». Et, au lieu d’être intimidé par le temps nécessaire pour apprendre, y voir un allié : « Il sera si riche de temps qu’il ne craindra pas l’immensité : la patience finit toujours par triompher des kilomètres. A-t-on déjà vu un nomade pressé ? Les nomades vont à petits pas. Pas un seul horizon qui n’ait capitulé devant leur acharnement ! »[9].   

 

Piste 1 : Rendre l’élève capable de se situer dans un processus d’apprentissage

 

            Permettre à l’élève de se situer dans un processus d’apprentissage, c’est notamment développer son aptitude à dire ce qu’il n’a pas compris, ce qu’il a appris, à prendre conscience de ses progrès[10]. Un outil peut être trouvé dans la pratique régulière, à l’issue de séquences d’apprentissage, de « bilans de savoirs » où l’élève est invité à écrire, à sa façon et sans contrainte formelle, ce qui s’est joué pour lui en termes d’apprentissages[11].

 

Piste 2 : Cesser de survaloriser l’examen ou le résultat final, et plutôt mettre en valeur le processus d’élaboration dans la durée, ce qui peut inclure le processus de construction de soi

 

            • Permettre aux parents d’observer leur enfant en train de travailler au sein même de son établissement. Dans le cadre existant, on pourrait mettre à profit à cet égard le dispositif « Devoirs faits ». On pourrait également organiser pour les parents des journées « classes ouvertes en activité », sur le temps scolaire et sur le temps de l’accompagnement éducatif[12], en dehors des temps dévolus aux bilans de période.

            • Dans le cadre de l’apprentissage de l’écriture, privilégier l’inscription du travail dans la durée, de façon à encourager l’élève à se consacrer à l’élaboration de son écrit, par tâtonnements, reprises, transformations, expression d’un ressenti ou d’un point de vue sur cette démarche même et ce qu’il y « découvre » - aussi bien en termes de rapport à l’écriture qu’à propos de lui-même[13]. Dans cette optique, préférer l’évaluation dynamique - qui apprécie un processus de transformation - à l’évaluation normative - qui évalue la conformité à une norme.

 

Piste 3 : Ménager des temps de réflexion pédagogique associant enseignants et parents

            Inviter régulièrement les parents dans l’établissement pour échanger avec les équipes sur des questions d’ordre pédagogique présenterait deux intérêts. D’une part, favoriser une meilleure compréhension des attentes scolaires. D’autre part, mesurer l’effort nécessaire pour expliciter la logique scolaire, et identifier ce qui résiste à la compréhension immédiate. Certes, s’y employer lors des temps de formation continue, c’est risquer de réduire la part des apports « savants » aux professionnels. Mais l’enjeu serait autre, à la fois éthique et diagnostique. Autant que d’acquérir des savoirs, il s’agirait de comprendre comment les différents acteurs de la communauté éducative les perçoivent. Et d’ajuster en conséquence son regard, son discours, les modes de coopération au sein de la communauté éducative, ou encore les modalités de mise en oeuvre de dispositifs existants (par exemple « Devoirs faits »). Opposera-t-on qu’une telle démarche n’aurait d’intérêt qu’à condition d’être rentable en termes de résultats ? Cela plaiderait pour un volume d’heures significatif. Par exemple, s’inspirant d’une proposition formulée par Olivier COQUARD dans sa récente lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale[14], on pourrait proposer que chaque année, dans toute l’Éducation nationale, une semaine soit consacrée à une telle démarche. Autre modalité possible : intégrer, dans le cheminement proposé lors d’une ANT d’établissement, la participation à des temps institutionnalisés faisant la part belle aux échanges entre enseignants et parents, tel le « café des parents ».

 

 

2. Rendre l’élève co-responsable des apprentissages

 

            Faire en sorte que toute la communauté éducative perçoive ce qui se joue d’ « essentiel » dans les activités scolaires, cela implique - et permet - de faire une place nouvelle à l’élève dans le processus d’apprentissage. Il s’agit de favoriser le passage d’une posture de spectateur - dans le « meilleur » des cas docile et performant dans le cadre prescrit par l’enseignant - à une posture de co-responsabilité. Par ce terme, on entend une forme d’expérience scolaire caractérisée, du point de vue de l’élève, par une présence pleine - physique, cognitive, émotionnelle - aux activités scolaires, et par la perception de celles-ci comme autant d’occasions de se réaliser. Comment permettre la construction par l’élève d’une telle posture ? Par quelles pratiques peut-on favoriser le travail qu’elle exige sur le plan du rapport à soi-même, et celui qu’elle exige sur le plan du rôle joué dans la mise en œuvre des activités ?  

 

            

Priorités proposées :

- Développer la capacité des élèves à verbaliser la façon dont ils mobilisent leurs ressources.

- Permettre aux élèves de comprendre ce qui sous-tend leur expérience scolaire sur le plan psycho-affectif.

- Inviter davantage les élèves à « monter dans la cabine de pilotage » (FAVRE).

 

 

2.1. Développer la capacité des élèves à verbaliser la façon dont ils mobilisent leurs ressources

 

            Rendre l’élève co-responsable des apprentissages, c’est d’abord développer sa capacité à conscientiser et verbaliser la manière dont il mobilise ses ressources cognitives, langagières et linguistiques. Ce travail met particulièrement en jeu le rapport à l’écriture. En effet, Marie-Cécile GUERNIER explique que, tout au long de la scolarité puis dans le supérieur, la réussite dépend largement des compétences métacognitives et métalangagières. À l’inverse, l’échec des élèves et des étudiants est souvent « produit par l’absence de travail sur les savoir-faire méthodologiques et sur les outils nécessaires à leur construction, en particulier les verbalisations grâce auxquelles l’apprenant prend conscience de ses manières de faire et de leur efficacité ». D’où l’intérêt de mettre en oeuvre un tel travail dans l’enseignement secondaire - où généralement cette capacité n’est pas enseignée pour elle-même[15].

 

Piste 1 Mettre l’élève en situation de verbaliser ce qu’il a fait durant une séquence d’apprentissage

            Mettre chaque élève en situation de témoigner, au terme d’une séquence d’apprentissage, de ce qui s’y est joué pour lui, ouvre un champ de possibles extrêmement vaste. Non seulement en termes de contenus d’enseignement évoqués, mais aussi en termes de façon d’utiliser la langue pour les évoquer - les deux plans étant au fond indissociables. Dès lors à l’échelle d’un parcours scolaire, permettre à l’élève de verbaliser ce qu’il a fait durant une séquence d’apprentissage, requiert différentes formes d’accompagnement dont voici deux exemples.

            • Faire prendre conscience à l’élève des pratiques et stratégies qu’il met en oeuvre. Certaines relèvent du « métier d’élève » (démarches d’apprentissage et d’autoévaluation). D’autres consistent à favoriser, dans des situations de lecture et d’écriture, une posture autoréflexive qui participe à la construction de soi. Il s’agit d’en rendre conscients les élèves, qui dès lors pourront les expérimenter puis se les approprier[16].

            • Faire prendre conscience à l’élève de la spécificité des pratiques langagières disciplinaires. En effet, selon JAUBERT et REBIÈRE[17], les savoirs n’existent pas en dehors des pratiques langagières qui ont permis de les construire en classe. Dès lors, pour être en mesure de s’engager dans les apprentissages disciplinaires, l’élève doit construire une maitrise des pratiques langagières propres à chaque discipline. En principe, il s’agirait donc d’organiser au sein de chacune un travail d’appropriation des spécificités de ses pratiques langagières. En pratique, un tel travail peut s’avérer difficile à mettre en oeuvre dans le cadre des séquences de construction de savoirs disciplinaires. C’est alors au cours de français qu’il revient de le mettre en oeuvre, en faisant une place à la comparaison des usages langagiers propres aux différentes disciplines.

 

Piste 2 Décontaminer l’erreur de la notion de « faute » (FAVRE)[18]

            Les élèves qui se considèrent comme « mauvais » en viennent souvent à fuir les situations d’apprentissage, se privant ainsi du plaisir de réussir quelque chose de nouveau, et du plaisir d’être reconnus socialement. Dès lors, il importe de n’organiser les évaluations sommatives qu’une fois passée la période de déstabilisation inhérente à tout processus d’apprentissage. Auparavant, l’erreur doit être accueillie comme indice d’un certain état des savoirs, fournissant matière à travailler durant la suite du processus d’apprentissage. C’est précisément là le statut de l’erreur dans les évaluations formatives, auxquelles il s’agit dans cette optique de faire toute leur place, ou encore dans l’ «évaluation dynamique» de l’activité d’écriture, sur laquelle on reviendra plus bas.   

 

2.2. Permettre aux élèves d’accueillir consciemment la dimension psycho-affective de leur vécu scolaire

 

            Rendre l’élève à même de comprendre « comment on apprend », pour qu’il soit co-responsable de ses apprentissages, cela consiste aussi à le rendre conscient de ce qui se passe en lui quand il apprend. Travail conséquent, vu la relative complexité de l’économie intérieure de l’individu mise en évidence par Daniel FAVRE. Selon ce chercheur, trois « systèmes de motivation » peuvent participer ensemble à l’économie intérieure de l’individu - même quand l’un d’eux devient prédominant. Le SM1, qui correspond à la « motivation de sécurisation », est lié au fait de voir ses besoins fondamentaux satisfaits, qu’ils soient biologiques ou psychiques (par exemple le besoin de ressentir que sont pris en considération mon statut de sujet, ou encore mon droit d’éprouver des émotions). Le SM2 est lié à la mise en jeu de ma capacité d’inventer, de découvrir, source d’une forme de plaisir qui trouve sa source à l’intérieur de soi-même et qui tient au sentiment de gagner en autonomie. Il correspond à la « motivation d’innovation », celle que l’on devine à l’oeuvre chez ce « vagabond » évoqué par TESSON, qui « va à l’aventure car il veut que chaque jour soit un jaillissement d’imprévus », au point d’être « capable d’applaudir des deux mains à l’effondrement » de ce qu’il possédait jusqu’alors : « Quelque chose doit le mettre sans cesse sur les bords de l’abime. Il voyage à la recherche des parapets du monde. ». Enfin le SM1p, qui correspond à la « motivation de sécurisation parasitée ». Pour l’élève, connaitre les différents systèmes de motivation mis en jeu au cours du processus d’apprentissage, c’est être conscient que ce dernier implique de vivre une déstabilisation cognitive et affective - quand je me trouve confronté à de l’inconnu ou au constat qu’un savoir me manque -, mais aussi permet d’accéder à une forme de plaisir. Ainsi placé en « référence interne », et trouvant davantage de sens aux activités scolaires et à ce qu’elles exigent de lui émotionnellement, l’élève est à même de choisir lui-même de s’y impliquer[19].     

 

Piste 1 Penser l’apprentissage du vocabulaire de manière stratégique, pour aider les élèves à conscientiser la dimension psycho-affective de leur expérience scolaire

            Cela peut par exemple consister à privilégier le travail sur des mots « dont l’appropriation serait à un niveau donné prioritaire pour structurer le rapport au monde et à soi (vocabulaire des émotions, vocabulaire des opérations mentales) »[20]. De la part des auteurs des programmes, cela appelle des choix pensés stratégiquement, et pouvant aller jusqu’à privilégier un allègement les programmes de manière à mieux centrer l’apprentissage du vocabulaire sur des notions-noyaux permettant de réfléchir et verbaliser des raisonnements

 

Piste 2 Apprendre aux élèves à utiliser le « langage non dogmatique » (FAVRE)

            Selon FAVRE, utiliser le langage non dogmatique consiste à « prendre conscience que l’autre est différent de soi et que pour communiquer efficacement avec lui, il faut expliciter suffisamment son propre point de vue », à « attribuer un caractère approximatif et provisoire » à ses propres énoncés en les modalisant, à « repérer et exposer les limites dans lesquelles [mon] énoncé est valide et s’applique », à « prendre en compte la subjectivité de la personne qui parle » afin d’accueillir les émotions sans céder au « débordement émotionnel » (c’est-à-dire sans les laisser prendre toute la place dans mon espace psychique personnel) ». Ainsi, utiliser le langage non dogmatique implique de prendre en compte sa propre subjectivité, tout en favorisant l’engagement dans les apprentissages, qui exigent des allers-retours entre déstabilisation et stabilisation des connaissances.   

 

2.3. Inviter davantage les élèves à « monter dans la cabine de pilotage » (FAVRE)

 

            Tout comme le fait de savoir accueillir la dimension psycho-affective de son vécu scolaire, apprendre à exploiter pleinement ce qui le rend capable d’exercer un contrôle sur la conduite des apprentissages peut faire évoluer le positionnement de l’élève vis-à-vis de ces derniers. Il s’agit donc de prendre le temps de leur faire découvrir les possibilités dont ils sont dotés par leurs « lobes frontaux ». En effet, cette partie du cerveau donne aux êtres humains une maitrise sur le temps (évoquer des perceptions passées ; maintenir à la conscience des représentations et les modifier ; se représenter le futur, faire des projets et vérifier leur exécution), l’espace (diriger son attention et la maintenir sur des objets dans l’espace extérieur ou intérieur, ou encore décider d’agir à un moment choisi par soi-même), et partiellement sur leurs pulsions et leurs émotions (choisir de s’abandonner aux émotions ou de les bloquer temporairement). Ainsi, pour tout être humain, les lobes frontaux constituent une véritable « cabine de pilotage »[21].

 

Piste 1 Apprendre aux élèves des procédures d’auto-contrôle, notamment en lecture[22]

            • Apprendre aux élèves à lire autrement, en apprenant les procédures d’auto-contrôle, notamment la régulation ou ajustement c’est-à-dire le fait de réviser ou modifier ses stratégies pour pallier les ruptures de la compréhension. J’ai pu constater qu’en prenant le temps de travailler collectivement sur les procédures de régulation, on ouvre aux élèves des perspectives en termes de rapport à l’erreur - celles des autres et les siennes propres - et d’accueil du point de vue de l’autre, qui à terme peuvent les mener à endosser une posture nouvelle dans les échanges entre pairs - le rôle de régulation ou d’impulsion incombant moins exclusivement à l’enseignant. 

            • Dans le cadre du travail de l’écriture, plutôt que de développer chez l’élève un contrôle de sa démarche à différentes étapes d’un processus difficilement sécable (BUCHETON), il peut être intéressant de lui faire expliciter les démarches mises en oeuvre et sa façon singulière de les vivre. Davantage que d’auto-contrôle, on pourrait alors parler d’ « auto-accompagnement ». Dans le cadre d’une écriture d’invention par exemple, l’élève restituera deux écrits : le texte produit, et un « métatexte » où il explicite ses choix, ses sources d’inspiration, les questions ou projets qui lui sont venus - s’agissant de l’activité elle-même et même de sujets plus existentiels - ou encore, en cohérence avec la priorité précédente, les émotions éprouvées à la faveur du processus créatif ou ayant trouvé à s’y exprimer.

 

Piste 2 Évaluer et étayer l’élève de manière à développer son autonomie, et non à l’installer dans une situation de dépendance vis-à-vis des rétroactions ou des choix de l’enseignant

            • Rendre l’élève à même de se situer dans un processus d’apprentissage c’est encore, au-delà, de ce qu’on en a dit précédemment, développer chez l’élève la capacité de dire ce dont il a besoin, d’apprécier le moment où il peut demander de l’aide ou s’en passer, d’identifier sur quoi faire porter ses efforts. À cette fin, on peut par exemple proposer aux élèves des guides pour préparer une évaluation ou une activité à faire à la maison.

            • Dans le cadre du dialogue entretenu entre l’enseignant et ses élèves dans les copies, jouer au cours de l’année sur les types d’erreurs que le cas échéant on invite l’élève à retravailler, ou sur la manière de les lui signaler. Par exemple : au premier trimestre, souligner les erreurs d’orthographe dans le mot, puis se contenter de souligner le mot entier ; au deuxième trimestre, signaler les erreurs d’une croix dans la marge, à charge pour l’élève de repérer le mot mal orthographié) ; au troisième trimestre et selon l’élève, sur des zones précises de son texte, signaler seulement le nombre d’erreurs, ce qui fait appel à une pratique plus experte de la vigilance orthographique.

            • À l’occasion de la lecture d’une oeuvre, mettre l’élève en situation de faire des choix. Par exemple, en lui laissant le choix entre des itinéraires de lecture différents, ou encore en le laissant choisir entre deux versions[23], tout en organisant un temps d’échange sur ces lectures pour susciter le désir de lire finalement l’une et l’autre.

            • Apprendre aux élèves à s’auto-évaluer, c’est-à-dire à prendre conscience de ce qu’ils sont capables de faire et du chemin restant à parcourir. Durant la préparation d’une prestation orale, des enregistrements audio permettent de disposer d’un « oral pour soi » que l’on peut écouter plusieurs fois pour constater les qualités et les ajustements nécessaires. Lors des contrôles de connaissances, on peut demander aux élèves d’inscrire sur leur copie  la note attendue après avoir appris la leçon, et la note attendue après l’interrogation, puis comparer ces hypothèses avec la note effectivement obtenue pour apprécier l’efficacité du travail préparatoire.

            • Dans le cadre d’un projet d’écriture dans la durée, différer l’examen de la correction orthographique et grammaticale quand il a lieu d’être. Il s’agit ainsi d’ouvrir aux élèves un espace pour, au fil de leur travail d’écriture, faire évoluer leur texte à cet égard.

 

 

3. Ouvrir davantage l’école sur la vie et à la vie

 

            Rendre l’élève co-responsable des apprentissages c’est donc, au fond, l’accueillir pleinement dans ces derniers en sachant faire leur place à d’autres dimensions de son être qui - au-delà d’un sujet scolaire - en font une personne vivante. Prolongeant cette dynamique, mettre en oeuvre une « école de la compréhension » consiste enfin à ouvrir davantage l’école sur la vie et à la vie, à le faire explicitement, et plus largement qu’au seul niveau de la place ménagée à l’élève dans les apprentissages. Qu’auraient à y gagner les acteurs des apprentissages ? Quelles formes pourrait prendre, dans le cadre scolaire, cette ouverture accrue sur la vie et à la vie ? Dans quelle mesure une telle démarche est-elle compatible avec le cadre existant, et dans quelle mesure exige-t-elle de le faire évoluer ? 

 

Priorités proposées :

- Prendre en compte les membres de la communauté éducative dans leurs différentes dimensions.

- Penser explicitement les apprentissages comme ayant pour enjeu d’ « apprendre à vivre » (GAUTHIER).

 

3.1. Prendre en compte les membres de la communauté éducative dans leurs différentes dimensions

 

            Prendre en compte les membres de la communauté éducative dans leurs différentes dimensions consiste notamment, de la part des enseignants, à considérer les acteurs des apprentissages en tant que personnes - sans les réduire à leur fonction dans le cadre scolaire. Cette approche semble singulièrement s’imposer vis-à-vis des élèves, sans pour autant être hors de propos vis-à-vis des parents[24]. En effet, Pierre MERLE explique que « le sentiment de rabaissement, de droits non respectés, occupe chez l’élève une place centrale, sinon première, dans la démobilisation scolaire. Il n’existe pas, d’un côté, l’histoire de la personne et, de l’autre, celle de l’élève. La négation de l’un [ou l’une] est susceptible d’empêcher l’existence de l’autre. »[25] Or chez les humains, le sentiment de sécurité joue un rôle majeur dans les apprentissages : « quand nous nous sommes redressés pour marcher sur nos jambes, nous avons été accompagnés ». En somme, pour emprunter de nouveau à TESSON, « l’essentiel pour bien vagabonder est de ne pas le faire dans une nature hostile car la nécessité de survivre aux embûches convoquerait toute l’énergie et ne laisserait au vagabond aucune jouissance de son état de liberté »[26]. Ce sentiment de sécurité tient notamment au fait de se sentir accepté tel qu’on est, dans ses différentes dimensions. C’est ce qui explique que, d’après les travaux de FAVRE, tout se passe comme si l’activation de la « motivation de sécurisation » permettait aux élèves de « pouvoir dire oui aux apprentissages plutôt que d’y aller contraints et forcés... quand ils y vont ! ». Ce chercheur préconise donc entre autres, dans la relation d’apprentissage, de « valider la personne et ce qu’elle ressent », en particulier pendant la phase de tout processus d’apprentissage où l’élève est vulnérable[27]. Mais il s’agit également de prendre en compte les élèves comme des sujets sociaux, ayant vocation à exister et se construire au travers d’interactions avec leurs pairs. Pour favoriser cela, quel positionnement et quels gestes professionnels l’enseignant peut-il adopter ?

 

Piste 1 Créer un contexte d’apprentissage tel que les élèves s’autorisent à vivre le processus d’apprentissage comme une expérience engageant les différentes dimensions de leur personne 

            • Utiliser régulièrement l’ « indicateur émotionnel » (FAVRE). À travers cette activité, il s’agit d’habituer les élèves à rester en contact avec leurs émotions et leur espace psychique personnel - qu’ils apprendront ainsi à ne pas confondre avec l’espace extérieur, comme cela peut se produire en cas de « débordement émotionnel ».  

            • Comme enseignant, adopter explicitement et de manière congruente le « postulat de cohérence », qui consiste à considérer que « chacun a de « bonnes raisons » (c’est-à-dire des raisons cohérentes) de penser ce qu’il pense, de dire ce qu’il dit, de faire ce qu’il fait, et aussi de ressentir ce qu’il ressent ». C’est là exprimer une acceptation inconditionnelle de l’élève et de soi-même en tant que personne - qui peut tout à fait s’accompagner d’une acceptation conditionnelle des comportements compte tenu des règles en vigueur au sein de l’établissement.

 

Piste 2 Former les personnels enseignants et éducatifs à prendre en compte la dynamique complexe qui sous-tend « la motivation », dans le cadre d’une prise en compte pluridimensionnelle des acteurs de l’apprentissage en tant que personnes (voir, par exemple, le cadre théorique de Daniel FAVRE)

 

Piste 3 Articuler l’utilisation de la langue dans le cadre scolaire et son utilisation dans le cadre extra-scolaire, de manière à favoriser l’appropriation du « français de l’école » par les élèves

            • Mettre à profit les « connaissances ignorées » (PENLOUP), c’est-à-dire le rapport à l’écriture développé en dehors de l’école par les élèves, pour favoriser l’appropriation de l’écriture scolaire par ceux-ci[28]. D’une part en effet, tenir compte des pratiques d’écriture extra-scolaire des adolescents peut favoriser de la part des enseignants une valorisation propice aux apprentissages (rejoignant la « motivation de sécurisation » définie par FAVRE). D’autre part, travailler sur leurs propres écrits extra-scolaires peut permettre aux élèves de construire un rapport réflexif à l’écriture, nécessaire pour distinguer nettement les registres extra-scolaire et scolaire, et ainsi sortir d’un flou insécurisant. Et réfléchir au lien que ces pratiques extra-scolaires ont avec « les objets scolaires de la discipline français » aiderait les élèves à mieux comprendre les activités scolaires d’écriture, et à y adhérer davantage.

            • Situer le « français de l’école » par rapport aux autres façons d’utiliser la langue française ayant cours hors de l’école. En effet, l’appropriation du « modèle standard » d’utilisation de la langue étant à la fois un enjeu du travail scolaire et une condition de réussite de celui-ci, il importe d’œuvrer 

 à son appropriation par les élèves. Une nécessité accrue, notent Françoise GADET et Emmanuelle GUÉRIN[29], par le « nombre de possibles communicationnels auxquels ont affaire les élèves, avec les technologies et l’ouverture au monde qui multiplient les situations de communication ». En effet, l’utilisation du « français standard » est appelée par des situations de communication inédites ou peu familières pour une large partie des élèves, peinant dès lors à lui donner du sens. C’est singulièrement le cas si l’on présente le « français standard » comme « une langue distincte » (comment reconnaitre une utilité à ce qui est « étranger à [mon] univers » ?) ou comme « la seule forme valide » (« comment reconnaitr[e] une fonctionnalité à quelque chose dont l’expérience quotidienne montre qu’on peut s’en passer ? »). Dès lors, ces auteurs proposent de présenter aux élèves la langue comme un « objet variable », existant « à travers des actualisations situées ». Il s’agit donc - dès la grande section de maternelle selon ces auteurs - de « regarder les élèves comme des usagers de la langue », en les sensibilisant au rôle fonctionnel du « français standard » dans leur vie d’élève, afin qu’ils puissent l’intégrer dans leur répertoire linguistique sans le vivre comme une violence symbolique.

 

Piste 4 Dans le cadre des lectures cursives, faire visiblement toute sa place à l’élève dans les différentes dimensions de sa personne, sans le réduire à un « sujet scolaire »

            • Envisager la lecture cursive, entre autres, comme permettant d’atténuer les ruptures qui peuvent exister entre la sphère privée et la sphère scolaire, dans la mesure où elle emprunte ses caractéristiques à l’une et l’autre (contrainte mais avec une part de liberté, susceptible d’être évaluée mais sur un mode incitatif et offrant un espace à la subjectivité, ou encore sur le mode de la socialisation). Concrètement, il s’agit pour l’enseignant d’accueillir des lectures personnelles, où l’on s’autorise pensées, rêveries, émotions, sensations - afin de fonder sur cette expérience sensible de la littérature une approche distanciée non pas du texte, mais de la lecture qu’en ont faite les élèves. Par exemple, dans le cas d’une lecture cursive préalable à l’étude d’une oeuvre intégrale, on peut envisager l’étude d’un texte long suivant la même démarche que pour un texte court : partir des premières intuitions des élèves, et les approfondir ensuite, d’une façon qui mène à des interprétations raisonnées.

            • Prendre en compte l’élève dans ses différentes dimensions peut s’avérer singulièrement opportun dans la mise en route d’une lecture cursive. À travers l’entrée en lecture, en classe, où il s’agit à la fois d’éveiller la curiosité, de susciter l’intérêt et d’aider à entrer dans l’œuvre. Par exemple en observant l’objet livre (titre, illustrations, résumé...), en lisant un extrait (l’incipit, une phrase énigmatique ou plusieurs réunies, un « moment clé » du récit, la table des matières...). À travers une séance de régulation quelques jours après l’entrée en lecture, adossée à un premier bilan de lecture : chacun dit où il en est, les élèves échangent pour donner envie de s’y mettre à ceux qui ne l’ont pas fait, aider les autres à avancer, ou encore pour qu’entre pairs se verbalisent des obstacles et des moyens d’y remédier. À travers, lors des séances de régulation, un enseignement explicite des « compétences artisanales de lecture » (VINSON et PRIVAT), comportements qu’un lecteur habile a construits en bricolant : garder des traces de sa lecture, établir des liens internes ou externes à l’oeuvre, s’autoriser à sauter des pages (en ayant annoncé d’emblée que l’on reviendra collectivement sur les passages laissés de côté et marqués à ce titre par les élèves). 

 

3.2. Penser explicitement les apprentissages comme ayant pour enjeu d’ « apprendre à vivre » (GAUTHIER)

 

            Dans le cadre de l’élaboration des contenus d’enseignement, ouvrir davantage l’école sur la vie et à la vie consisterait à réfléchir à l’articulation entre savoirs scolaires et « savoirs du monde », dans le but explicite qu’à l’école, l’on apprenne à vivre. Autrement dit, au lieu de se centrer sur les seuls savoirs scolaires, il s’agit de centrer la réflexion sur la fonction des apprentissages scolaires par rapport aux multiples « savoirs du monde », notamment en termes de « compétences pour vivre ». Selon GAUTHIER en effet, l’école française « tourne le dos à la vie ». Il impute cette caractéristique à des raisons historiques liées aux origines chrétiennes de notre école, et au fait que depuis une trentaine d’années, l’on a intégré les apprentissages en cause à la marge, par ajouts. Témoin la multiplication des « éducation à » (la santé, la citoyenneté, la sexualité...), aboutissant à un ensemble inutilement complexe. Autre exemple : faute d’être devenu la référence unique le socle commun de connaissances et de compétences, par-delà ses évolutions, a échoué à rendre les apprentissages scolaires plus lisibles pour les citoyens. Pour sortir de cet état de fait, il propose de donner comme finalité explicite à ces apprentissages d’ « apprendre à vivre », et dans cette optique, de mettre en cohérence les savoirs scolaires et les « savoirs du monde ». 

 

Piste 1 : Intégrer aux apprentissages le développement de compétences relevant des « savoirs du monde » 

            • GAUTHIER désigne par ce terme les savoirs utiles « à une époque marquée par l’extrême disponibilité des savoirs et des informations sur internet (y compris les fake news) ». Il peut s’agir d’enseigner « la méthode pour accéder à la vérité » en partant des représentations des élèves pour les faire évoluer. De développer l’esprit critique y compris en sciences et en mathématiques, par exemple en mettant les élèves en garde contre l’algorithmique dans le cadre des programmes de mathématiques, ou en abordant de façon critique la question des data. Ou encore, dans un tout autre domaine, de développer, chez « des élèves qui vivent aujourd’hui selon des échelles plus complexes, allant de la famille à l’humanité », les savoirs utiles pour articuler ses différentes identités.

            • Comment intégrer ces « savoirs du monde » aux enseignements disciplinaires ? La réflexion peut se nourrir de l’expérience des « EPI » au collège, et de la « co-intervention » en voie professionnelle.

 

Piste 2 : Proposer aux élèves des activités permettant de se percevoir comme des « sujets en devenir » (FAVRE)

            • Dans le cadre du cours de français, cela peut notamment s’effectuer au travers des activités de lecture, en prenant le temps de faire réfléchir l’élève au lecteur qui se construit en lui[30]. Par exemple en lui demandant, dans les premières années de collège, de se définir en tant que lecteur par le choix d’un adjectif qualificatif à expliciter en un paragraphe rédigé, éventuellement accompagné d’une illustration. Puis, plus tard dans son parcours, de se constituer un dossier « le lecteur que je suis » à partir de plusieurs textes illustrés évoquant, au choix, des lectures qui ont fait événement pour lui, ses manières de lire, son apprentissage de la lecture, son rapport aux lectures scolaires, ses attentes de lecteur. Autre pratique possible : les journaux de lecture, accueillant commentaires personnels sur une œuvre (échos, rapprochements, impressions, jugements), citations ou extraits plus longs ayant retenu l’attention, réécritures d’une partie du récit (par exemple quand un passage ou la fin ont paru décevants).

            • L’écriture peut également permettre aux élèves de se percevoir comme des « sujets en devenir », dès lors qu’avec Dominique BUCHETON on l’envisage non comme l’exécution de « tâches » mais comme une « activité »[31]. Autrement dit, comme un ensemble d’opérations linguistiques, sémantico-cognitives, graphiques-motrices, socio-affectives... à l’œuvre de manière simultanée et intriquée, et à travers lequel l’élève construit dans la durée un rapport au langage. Comme ce processus peut inclure régressions et impasses, il s’agit non pas d’évaluer le niveau de performance manifesté dans telle compétence, lors de telle tâche isolée, mais d’envisager la manière dont l’élève « se déplace » dans son rapport singulier à l’écriture. Pour cela, les textes d’élèves doivent être « doublement saisis en mouvement » : d’abord en comparant des textes produits dans une même période dans différents contextes d’écriture (consignes, genres d’écriture scolaire, enjeux scolaires...), puis en comparant un texte avec une ou plusieurs de ses réécritures de manière à apprécier le comportement de l’élève pendant l’écriture (difficultés rencontrées, négociations opérées ou non pour les surmonter...). Ainsi conçue, l’écriture se prête à une « évaluation dynamique » où l’attention se porte sur l’élève comme sujet singulier (se) construisant (aussi par) un rapport à la langue.              

 

Piste 3 : La lecture d’œuvres littéraires, une possible « éducation à la mondialisation » ?

            Dans son article LAURO[32], s’inspirant d’Édouard Glissant, propose de voir dans la pandémie de Covid-19 « une allégorie concrète de la figure du Tout-monde » et de chercher en partie la manière d’y répondre du côté de la « poétique de la Relation ». En effet, face à la dynamique complexe du « Tout-monde » qui fait la part belle à « l’imprévisible », deux attitudes sont possibles : céder au risque de « l’enfermement et de la fixité », ou au contraire développer des liens et accueillir les processus inéluctables liés à notre appartenance au « Tout-monde », autrement dit « fréquenter la pensée de l’imprévisible ». Cela peut prendre la forme d’ « une contagion réciproque des imaginaires, qui ouvrirait véritablement la conscience aux enjeux [...] d’un monde à venir toujours plus imprévisible et chaotique ». Comment inscrire une telle dynamique dans le cours de français ? 

            À cet égard, des pistes nous sont ouvertes par les travaux promouvant l’appropriation subjective des oeuvres littéraires à l’école. Ainsi, Bénédicte SHAWKY-MILCENT[33] propose de développer chez l’élève du secondaire la « disponibilité au dépaysement », aptitude à accueillir l’altérité culturelle que constituent pour lui certains textes, notamment les classiques. Il s’agit par exemple d’apprendre à « nommer l’altérité, identifier les difficultés à entrer dans des œuvres difficiles », à décrire ce qu’a de déstabilisant cette expérience de lecture. Exigeant que l’élève prenne conscience de son identité de lecteur, cette approche implique de faire sa place à l’élève comme sujet, ce qui ouvre un espace à l’expérience de l’ « intersubjectivité » en cours de français. Par ce terme, SHAWKY-MILCENT désigne l’expérience de ce que « les autres s’emparent eux aussi de l’œuvre, la revivifient, lui redonnent peut-être de l’éclat, en font l’objet d’un discours, parfois d’un rapport de force ou d’un affrontement, l’actualisent à leur manière (...) ». Cette expérience peut être favorisée par la « didactique de l’implication du sujet lecteur » telle que la caractérise Annie ROUXEL[34]. L’appropriation subjective du texte ou de l’oeuvre y nourrit les échanges au sein de la classe pensée comme « lieu d’émergence et de confrontation de lectures subjectives », la lecture littéraire analytique « se nourr[issant] alors du pluriel des expériences et s’élabor[ant] dans l’intersubjectivité sans exiger l’abandon total des intuitions singulières ». Dans cet esprit a pu être proposée une étude comme œuvre intégrale de L’Odeur du café de Dany Laferrière, dans le cadre des nouveaux programmes de seconde professionnelle[35].

 

 

            Les quelques idées développées dans ces pages, plus faciles sans doute à énoncer qu’à mettre toutes en œuvre, réévaluent ainsi la notion de « compréhension ». Au-delà d’une opération intellectuelle, il s’agit d’un mouvement d’ensemble, mettant en jeu à la fois la façon de donner du sens à ce qui se joue à l’école, et la façon d’y accueillir la communauté éducative et ceux qui la composent. Résumée par l’expression « école de la compréhension », cette perspective semble peut-être offrir un contrepoint au projet d’ « école de la confiance ». Il me semble surtout que, la négliger, c’est compromettre sérieusement la réussite d’un tel projet. En outre, à travers cette note, mon intention n’est évidemment pas de proposer une politique générale pour l’Éducation nationale : ainsi n’y trouve-t-on rien, par exemple, sur la question du numérique. C’est que, instruit notamment par les enquêtes de l’OCDE sur les compétences numériques des élèves[36], j’ai eu à coeur de prendre le temps de mûrir ma propre réflexion pédagogique avant de me projeter dans l’utilisation d’outils encore mal connus de moi. C’est aussi que, conscient de mon degré d’expertise en la matière, je m’en remets - comme sur les sujets que j’ai abordés - à d’autres pour donner à ma réflexion les prolongements, les compléments, les améliorations qui la rendront plus utile.  

 

[1] R. LAURO, « L’autre visage du Tout-monde », Esprit n°464, mai 2020.

[2] J’emprunte ces expressions à S. TESSON, Petit traité sur l’immensité du monde, éditions des Équateurs, 2005.

[3] D. BUCHETON, Y. SOULÉ, Les gestes professionnels et le jeu des postures de l’enseignant dans la classe : un multi-agenda de préoccupations enchâssées, 2009.

[4] R.-F. GAUTHIER, « Contrôle continu au baccalauréat : attention à l’improvisation », Le Monde de l’éducation, 12 mai 2020.

[5] F. GADET et E. GUÉRIN, « Le couple oral / écrit dans une sociolinguistique à visée didactique », Le français aujourd’hui n°162, 2008.

[6] R.-F. GAUTHIER Crises des programmes scolaires. Vers une école de la conscience, 2019.

[7] N. MEKHTOUB (dir.), Enseigner le français à tous les élèves. Réponses aux difficultés du collège, 2012, p. 230-231.

[8] Op. cit., p. 61.

[9] Op. cit., p. 21.

[10] N. MEKHTOUB, Op. cit., 2012, p. 224 sqq.

[11] Voir C. BRIFFARD, « De l’usage des bilans de savoirs dans la classe », Le Français aujourd’hui n°111, septembre 1995.

[12] Voir la recommandation n°9 du Centre académique de ressources pour l’éducation prioritaire de l’académie de Créteil : http://carep.ac-creteil.fr/spip.php?article64

[13] D. BUCHETON, Refonder l’enseignement de l’écriture. Vers des gestes professionnels plus ajustés du primaire au lycée, 2014.

[14] O. COQUARD, « L’enseignement à distance nécessitera à l’avenir une formation et un équipement adéquat », lemonde.fr, 9 juin 2020.  

[15] M.-C. GUERNIER, Ces lycéens en difficulté avec l’écriture et avec l’école, 2017.

[16] N. MEKHTOUB (dir.), Op. cit., p. 223.

[17] M. JAUBERT et M. REBIÈRE, « Positions énonciatives pour apprendre dans les différentes disciplines scolaires : une question pour la didactique du français ? », Pratiques n° 149-150, 2011.

[18] D. FAVRE, Cessons de démotiver les élèves, 2015, p. 95-105.

[19] D. FAVRE, Op. cit., p. 37-46.

[20] E. NONNON et D. JACQUES, « Langage oral et inégalités scolaires », Le français aujourd’hui, n°185, 2014.  

[21] D. FAVRE, Op. cit., p. 53-63.

[22] Les pratiques évoquées ci-dessous, ainsi que celles de la piste 2, s’inspirent - le cas échéant avec des nuances - de N. MEKHTOUB, Op. cit.

[23] Exemples : Mariage d’amour ou le roman Thérèse Raquin, de Zola ; Poil de carotte comme récit ou pièce de théâtre... 

[24] Voir par exemple B. FALAIZE (dir.), Territoires vivants de la République. Ce que peut l’École : réussir au-delà des préjugés, 2018, p. 27-28, « L’accueil des élèves et des parents, l’effet papillon d’un geste quotidien ». 

[25] P. MERLE, L’Élève humilié. L’école, un espace de non droit ?, 2005.

[26] S. TESSON, Op. cit., p. 52.

[27] D. FAVRE, Op. cit., p. 121-132.

[28] Perspective mise en avant par R. JOANNIDÈS (L’écriture électronique des collégiens : quelles questions pour la didactique du français ?, 2014) à partir des travaux de PENLOUP, LAPARRA, BARRÉ DE MINIAC, REUTER.

[29] F. GADET, E. GUÉRIN, « Le couple oral / écrit dans une sociolinguistique à visée didactique », Le français aujourd’hui n°162, 2008.

[30] N. MEKHTOUB, Op. cit., p. 241-242.

[31] D. BUCHETON, J.-C. CHABANNE, Écrire en ZEP, un autre regard sur les écrits des élèves, 2002.

[32] Op. cit.

[33] B. SHAWKY-MILCENT, L’appropriation des oeuvres littéraires en classe de seconde, thèse de doctorat soutenue en 2014 (accessible en ligne à https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01677062). 

[34] A. ROUXEL, « Pratiques de lecture : quelles voies pour favoriser l'expression du sujet lecteur ? », Le Français aujourd’hui n°157, 2007.

[35] G. LOOCK, B. DREUX, « Li(b)re stylo en main : étude d’oeuvre intégrale et didactique de l’implication. Construire une séquence pour étudier L’Odeur du café de Dany Laferrière en 2de professionnelle », animation sur les nouveaux programmes de français en voie professionnelle, académie de Créteil, 10 janvier 2020 (non publié).

Soumis par   le 16 Septembre 2020