Les assises de la pédagogie organisées les 24 et 25 octobre derniers par le CRAP-Cahiers Pédagogiques, l’association Éducation et Devenir et l’AFEV, sur le thème « Pour une école plus juste et plus efficace », ont été sans doute plus politiques et moins pédagogiques que les éditions précédentes. Elles ont été organisées alors que nous sommes entrés dans une période pré-électorale où la question de l’école a sa place. J’ai eu le sentiment que ce contexte a fortement contribué à les modeler. L’organisation même des deux jours, par les thèmes abordés et par les choix en matière d’invitations, suggère que le CRAP, sans s’inféoder à une organisation et en veillant à rester sur le terrain de l’école qui est le sien, fait des choix éminemment politiques. Ce caractère était en effet affirmé par la présence exceptionnelle, à la tribune de chacune des tables rondes, de représentants des principaux syndicats enseignants et de trois partis de gauche. Pour autant, ces choix sont-ils toujours conscients et leurs implications maitrisées et assumées ?
Le légitime refus de la panne de l’ascenseur social
Le CRAP, c’est notoire et c’est à son honneur, dénonce avec constance la panne de l’ascenseur social. Il milite pour qu’aucun jeune ne sorte de l’école sans le bagage qui lui permettra de se faire sa place dans la société. Pour ces raisons, il s’oppose aux tenants de l’école comme filtre élitiste et il a été une de leurs cibles principales, sous le vocable de « pédagogiste ». Cette volonté, l’AFEF la partage, c’est en partie ce que nous voulons signifier lorsque nous nous revendiquons « enseignants de français » et non « professeurs de lettres ».
Pour autant je ne suis pas sure que nous adhérions, ni d’adhérer moi-même (car je suis membre à part entière du CRAP où ma parole peut se faire entendre en toute liberté), à une vision majoritaire de l’insertion dans la société qui me semble réduite à la seule insertion dans la sphère économique, c’est-à-dire sur le marché du travail. Parfois même cela peut aller jusqu’à, au nom du réalisme – un des maitres mots de ceux qui promeuvent cette tendance-, accepter l’introduction du marché du travail dans l’école, c’est-à-dire la soumission de l’école à un marché du travail, à la neutralité sociale duquel il serait naïf de croire. Je me souviens d’un grand moment de solitude, pour mes premières rencontres en 2007, lorsque je me suis fait « allumer » en exprimant combien j’étais choquée par le propos de François Dubet qui venait de présenter l’introduction du marché du travail dans l’école comme un impératif catégorique pour échapper aux héritages conjoints des jésuites et des staliniens en matière de pédagogie. L’agitation de tels épouvantails ne conduit-elle pas à tomber dans un autre panneau ?
Oui, il faut un socle de connaissances et de compétences. Oui, cela oblige à revoir totalement notre conception des cursus scolaires et des certifications. Mais il faut dire haut et fort que la valorisation de la « ressource humaine », comme force de travail, capital personnel que l’écrasante majorité est contrainte de négocier au meilleur ( ?) prix sur le marché du travail, n’est ni la seule, ni même la principale finalité de l’école.
L’école n’est certes pas une fabrique de l’inadaptation sociale. Visant l’épanouissement, elle vise au contraire à une forme d’adaptation, fût-ce à une société inégalitaire et injuste. Cette fonction doit toutefois être surdéterminée par la constitution de compétences citoyennes, en particulier l’esprit critique, pour agir sur le monde dans lequel ce marché du travail s’inscrit. J’entends par là que la légitime préoccupation de donner à nos élèves, et particulièrement aux plus défavorisés d’entre eux, les moyens d’une nécessaire insertion économique, ne doit pas se faire au prix de leur soumission et de leur exclusion de toutes les sphères de pouvoir. Puisque la société marchandisée et mondialisée est régie par une concurrence encore plus féroce, nous devons faire une part importante dans leur éducation à la solidarité et à la coopération – pour que, si lutte il doit y avoir sur ce marché, ceux qui n’ont à vendre que leur force de travail, soient à même de s’unir pour en obtenir le meilleur prix plutôt que de s’entredéchirer.
Ascenseur pour la précarité ?
Petite illustration : le PDMF dans mon établissement (le PDMF est le parcours de découverte des métiers et des formations, qui selon le livret expérimental de compétences devra être largement pris en compte pour la délivrance de l’attestation de maitrise du socle commun). Depuis de nombreuses années, en Indre-et-Loire, l’Inspection académique et le MEDEF, association représentant sans doute ( ?) l’ensemble des points de vue sur le « monde de l’Entreprise » (exit le « monde du Travail »), organisent une semaine école-entreprise. J’ai donc été mise en demeure d’assister avec la classe de cinquième dont je suis professeure principale et les élèves de l’option Découverte Professionnelle, à une rencontre avec un cadre d’ADECCO. Une entreprise d’intérim pour découvrir l’Entreprise dans ce collège « ZEP de chez ZEP », effet du hasard ? Prédestination sociologique ? J’avoue que j’ai botté en touche : je me sentais incapable d’être « neutre » dans une telle situation. Pour préparer la rencontre j’ai seulement demandé à mes élèves de mener une recherche sur Internet au sujet de cette entreprise et de se renseigner auprès de leurs familles, et j’ai « lâché –lâchement- l’affaire ». J’avoue aussi que, lorsque j’ai vu ce qu’ils avaient fait de ma non-direction de la préparation, je les ai adorés. Florilège : « J’ai lu sur Internet qu’Adecco a été condamné en 2011, en Belgique, pour discrimination. Était-ce à l’égard des étrangers, des femmes ou des handicapés ? », « Est-ce que vous n’êtes pas gêné de ne pas donner (waouh ! la double négation !) aux gens des emplois qui permettent d’assurer le bonheur des familles » (je suppose que ce qui était visé, c’était la précarité) et d’autres questions en prise avec la vie d’intérimaires vécue par des parents et des grand frères. Ils se sont également fait l’écho de la désapprobation des familles. Ma classe qui accueille les non-francophones était-elle censée être la plus réceptive ? Toujours est-il que les autres cinquièmes et les troisièmes ne rencontreront pas Adecco.
Bien sûr j’aurais pu faire comme si le contenu était neutre et, au nom de la transversalité des compétences, travailler la maitrise de la langue comme pour une visite ou une sortie au cinéma, à travers, par exemple, un compte-rendu. Certes, mais je ne souscris pas aux propos d’Annie Di Martino lors de la première table ronde : « Le néolibéralisme, je m’en moque, ce qui compte, c’est ce qui se passe dans la classe. » C’est justement parce que ce n’est mon rôle d’enseignante de français ni d’obtenir l’adhésion de mes élèves au néolibéralisme, ni d’emporter leur adhésion à ma critique, que je m’en suis tenue là. Les contenus sur lesquels nous faisons travailler ne sont pas neutres. A prononcer un anathème à l’égard de Christian Laval ou Angélique Del Rey, à ne voir dans la dénonciation des visées néolibérales, inscrites pour certains par la stratégie de Lisbonne, qu’une « théorie du complot », la majorité du CRAP ne fait-il pas le choix implicite de cette injustice qui consiste à soumettre les plus défavorisés à un marché qui leur est impitoyable ?
Certains questionnements qu’on peut tirer de l’intervention de Bernadette Groison, représentante de la FSU, mériteraient a contrario d’être pris en compte :
- Quelles garanties se donner pour ne pas se laisser prendre aux « mots piégés par un gouvernement qui n’a pas l’intention de lutter contre le poids de déterminismes sociaux qui excluent massivement les enfants des milieux populaires » ?
- « l’acquisition des savoirs passe [-t-elle] par une médiation culturelle […] favorable à l’acquisition de références communes »? La (soi-disant ?) « culture entrepreneuriale » peut-elle être la culture commune sur laquelle fonder le tronc commun de l’école, le socle commun de notre société ? Quelle part l’école doit-elle consacrer à la « culture scientifique », à la « culture technique », à la « culture littéraire », à la « culture artistique », à la « culture physique » ? etc…
- Comment éviter que le socle commun ne soit « réduit à une somme de savoirs techniques », et qu’ainsi il soit « porteur d’une vision réductrice des apprentissages en faisant l’impasse sur la médiation culturelle et sur la question du sens » ?
Au nom de l’efficacité du légitime combat contre l’exclusion, en refusant de soumettre à la critique des choix politiques portés aussi par la gauche « de gouvernement » européenne et française, le CRAP ne court-il pas le risque d’entretenir l’acceptation fataliste de l’injustice sociale ?
Dominique Seghetchian (militante du CRAP et de l’AFEF)
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