Si ça va, bravo, Jean-Claude GRUMBERG, © Acte Sud-Papiers, 2011.
Un choix d’écriture théâtrale
Au départ, une contrainte oulipienne : chacune des 13 saynètes commence par « Ça va ? » pour les 8 premières et « Bravo » pour les 5 suivantes. Ainsi s’amorcent des dialogues entre deux personnages sans identité, deux hommes cependant, qui sont autant d’illustrations de la difficulté à communiquer, voire de la difficulté à faire société.
Parfois ces dialogues nous tiennent un discours ironique sur le théâtre, ainsi « Étoile » : « C’est nul ! Nul ! “Ça va ? Pas mal et toi…” c’est un dialogue de merde, ça pue les années quarante, pire, pire, nul, archinul ! La qualité française dans toute son horreur. » (p. 19), au point de se nier comme dans « Simon » : « - Si on n’est pas sûrs des impers, si on doit faire ça en lévites, moi je suis d’avis de sucrer celui-là aussi. / - Bon, OK, d’accord, on sucre. / – Comme disait mon père : “Scène sucrée jamais huée.” » (p. 34)
Ce choix est assumé par un auteur qui, dans l’avant-dernière saynète intitulée « Plaire ou ne pas plaire », met en scène un artiste qui ne revendique « Ni bravos, ni applaudissements, ni même le moindre sifflet, juste de quoi me payer un sandwich et une bière pour l’amour de l’art dramatique. » (p. 62) et qui déclare à son interlocuteur : « J’ai le plaisir et l’honneur de vous informer que vous êtes nul, comme spectateur, comme acteur, et comme auteur. » (p. 63)
Choix assumé encore avec la dernière scène, « Bravo sincère ». Notre auteur est en butte aux critiques d’un spectateur qui lui reproche cette « enfilade de saynètes, de sketches sans queue ni tête… », s’interrogeant : « Pourquoi n’y a-t-il plus de théâtres qui montrent sans dérision, face à la force et la misère, la foi, l’abnégation et la solidarité ? » (p. 66-67). Mais ce critique sévère est lui-même en train d’écrire « la saga de l’automne pour la deux » et la trame qu’il nous livre ôte toute crédibilité à ses diatribes. Ainsi notre auteur pourra conclure sereinement, et ironiquement : «- Ah, je crains qu’ils ne veuillent fermer le théâtre… / - Ne vous inquiétez pas, c’est moi qui ai les clés. » (p. 70).
Un théâtre de l’absurde
Bien des passages ont la logique du dialogue des Smith de La Cantatrice chauve de Ionesco au sujet de Bobby Watson. Parfois comparées à une rencontre de pingpong pour son rythme, ces
saynètes voient les répliques s’enchainer à un rythme rapide. Au spectateur de suivre les jeux de mots : « - T’es incontinent ?/ – N’exagérons rien. / - Pardon, j’avais cru comprendre que t’étais incontinent. / - Tu me flattes là. Lichtenstein, Andorre, si tu veux, une principauté, mais un continent, non… Non, j’en suis loin. Je sais ce que je vaux, hein. » (p. 22).
Le rire provoqué mérite d’être interrogé, tant par ce que suggère sa naissance dans la mécanique grinçante d’une impossible communication, que parce que s’applique au comique de ces 13 saynètes, ce que Claude Roy écrivait dans sa préface pour Les Courtes (collection Babel, éd. Actes Sud, 2001) : « [Grumberg] écrit des pièces qui font rire à partir d’une expérience qui fait mal. Mais c’est un drôle de rire pas drôle, un rire qui, après coup, fait réfléchir et fait mal. Un rire qui, […], permet à Grumberg, et à ses spectateurs ou lecteurs, de remonter en effet la pente du désespoir. »
L’auteur, comme certains de ses personnages, n’en ont pas fini avec les fantasmes de l’holocauste : « Ça m’effraie, voilà, je te le dis sans ménagement, mais… tu passes de l’étoile aux visages décharnés des… Tu délires mon vieux. » (p. 21). Ceci dans une société qui pourrait bien réécrire l’histoire : « […] la benjamine, Vanessa, sombre dans l’alcool et la drogue après avoir appris que son arrière-grand-père… / - Tzara ! / - Non, son arrière-grand-père maternel… avait dénoncé pendant la guerre de quatorze son grand-père paternel, Tzara donc, qui était juif… / - Il l’a dénoncé à qui ? / - Aux Allemands ! / - Pendant la guerre de quatorze ? / - Oui, à la chaine, ils en ont marre qu’on ne parle que de la Seconde Guerre, trop, c’est trop. […] » (P. 69)
« Disons que Si ça va bravo est une tentative moderne de la réduction de La Comédie Humaine de Balzac pour SMS et Smartphone rédigée virtuellement par un auteur borgne, vulgaire et inculte » écrit Grumberg dans la note d’intention de l’auteur pour le théâtre du Lucernaire. Parmi les travers mis à jour certains sont intemporels telle l’hypocondrie des personnages d’ « Embolie », d’autres totalement dans l’air du temps comme la diatribe de ce « Président », fraichement élu par tirage au sort sur listing des abonnés au gaz, qui en vient à défendre ce procédé comme « seul mode de scrutin réellement citoyen, […]. Le seul qui garantit et respecte l’égalité des chances de chacun et chacune. » (p. 10), ou la réplique de ce français moyen qui, accusé de racisme par un quidam qui se proclame « nègre en dedans » finit par déclarer : « Vous n’avez pas reçu la même éducation que moi, ça ne veut pas dire que vous n’êtes pas porteur d’une culture, que je respecte, de traditions, d’une civilisation, d’une langue, où sans doute le mot “merci” n’a pas la même place qu’ici… » (p. 44). Beau concentré de « politiquement correct », les deux se retrouvant pour estimer « moche » le fait que « Ici, dans ma culture à moi, dans les entreprises, on reçoit très mal les infirmes qui cherchent du travail, très très mal. » (p. 46).
On ne peut finalement que souscrire au jugement de Claude Roy sur celui qu’il présente comme « l’auteur tragique le plus comique de sa génération » : « Grumberg n’est pas populiste. Il est populaire. Il n’est pas naturaliste. Il est naturel. Il n’est pas réaliste : il sonne réel avec cette simplicité pas du tout simple à obtenir, avec cette vérité qui est le produit d’un art aussi savant qu’invisible. »[1]
Faire apprendre ces dialogues ?
C’est tentant car chaque saynète est courte, aucune réplique n’est vraiment longue, la langue semble quotidienne. Mais il est bon qu’un professeur s’essaie parfois aux exercices qu’il peut proposer à ses élèves.
Ainsi pour apprendre le rôle du « Président », une chose est de comprendre globalement le « mouvement du texte », autre chose est de ne pas se prendre les pieds dans les broderies de l’écriture. Un fil peut se trouver noué de multiples façons. Par exemple la dépendance du président par rapport à ses conseillers apparait associée à son ignorance du jeu politique : « - Mais tu n’y connais rien à la politique ! / - C’est ce que je lui ai dit. Ça ne fait rien, qu’il m’a répondu, vous aurez des conseillers ad hoc. » (p. 6), réplique qui connaitra un rebondissement lorsque pour satisfaire les ambitions de son ami qui menace de prendre la tête de l’opposition, il lui propose : « - Et si je te trouve une place de jardinier paysagiste dans les jardins de l’Elysée ? / – J’y connais rien. / – T’auras des conseillersad hoc. » (p. 11). Entre temps les conseillers sont aussi devenues les « plumes » du Président : « […] Et j’ai même ajouté : “Pas question que je fasse des discours à la noix et tout ça. –Vous savez lire ? il m’a dit –Bien sûr, je sais lire. -Vous aurez qu’à lire ce qu’on aura écrit pour vous, comme font les autres.” » (p. 7) et ils sont devenus « toute une équipe » (p. 9).
Les exemples ci-dessus montrent l’abondance du discours rapporté et donc celle des verbes de parole : le verbe dire revient très souvent, parfois avec des variantes : « …qui me dit comme ça… » mais aussi : « qu’il me fait », « il a rajouté », « qu’il m’a répondu » etc. Comment être fidèle au texte ? D’autant qu’à se reprendre on sent bien que ces différences induisent d’autres nuances dans les rapports ou dans les implicites. Même difficulté avec de fausses anaphores : « C’est ce que je lui ai dit » ; « J’ai dit pareil que toi. », « C’est exactement ce que je lui ai dit. », « C’est ce que je lui ai dit. », « C’est ce que j’ai dit. »
Un autre problème nait de l’oralité et parfois de la familiarité des propos. Elle induit l’utilisation inconsciente de multiples « ben », « mais », « ah », autant de marques tantôt d’une pensée qui se cherche, tantôt d’un investissement teinté d’affectivité de la part de l’acteur, qui banalisent en fait le propos et ralentissent l’échange.
Une dernière difficulté : le professeur de français a tendance à tirer l’oralisation vers la lecture expressive, à souligner la langue de bois, à dire et donc à SURjouer le ridicule du personnage, il aura tendance à attendre la même chose de ses élèves… C’est alors que la présence de professionnels de la scène, qualifiés et compétents, est un véritable enrichissement de la lecture. Elle permet de passer de l’explication à l’interprétation. Dans les deux cas il s’agit d’une lecture lettrée, mais seule la seconde introduit la théâtralité, du texte émerge la représentation qui, en retour, apporte au texte des surcroits d’épaisseur.
Si ça va, bravo sur la toile
Toutes les références que l’on peut trouver en ligne semblent en rapport avec la mise en scène de Johanna Nizard jouée par Etienne Coquereau et Renaud Danner, au Lucernaire, puis au festival d’Avignon en 2012. http://www.dailymotion.com/video/xqbpd6_si-ca-va-bravo_creationdonne à voir les comédiens, dans leur loge, se livrant à une italienne (forme de répétition centrée sur l’activation en mémoire du texte par son défilement – une allemande étant une répétition où les acteurs font défiler texte et déplacements dans l’espace). C’est à cette mise en scène qu’appartiennent les illustrations qui accompagnent ce billet.
Citons en particulier le dossier de presse, pour la présentation du dispositif scénique imaginé par Othello Vilgard qui a particulièrement frappé les critiques : http://www.lucernaire.fr/beta1/files/dossiers_presse/DP%20Si%20ca%20va%20bravo%20net.pdf
[1] Toutes les citations de Claude Roy sont extraites de la préface de Les Courtes ©Ed. Actes Sud, coll. Babel, 2001
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