Note de lecture de Viviane Youx - Le Français aujourd’hui n° 207, « Quelle place pour la culture des élèves en classe ? »
Vincent JOUVE, Pouvoirs de la fiction - Pourquoi aime-t-on les histoires ?, Paris, Armand Colin, 2019, coll. « La Lettre et l’idée » (192 p., 17,90 euros)
Cet ouvrage, extrêmement clair dans son déroulement et sa structuration, pose d’emblée la problématique sous-tendue par le titre : pourquoi le narratif nous attire-t-il ? Quel est le pouvoir de la fiction, littéraire et visuelle, dans les romans, films et séries ? L’auteur, Vincent Jouve, annonce que son analyse ne sera pas culturelle (analyse de l’époque, du milieu...), mais anthropologique, elle traitera de « l’attirance de l’être humain pour les récits ». Elle s’appuiera sur les ressorts de la séduction narrative : intérêt, émotion, sentiment esthétique, auxquels il faut ajouter une gratification après coup, ce qu’elle nous apporte ; et le récit de fiction sera abordé sous trois angles : comme texte narratif, comme fiction et comme objet artistique.
Traitant d’abord de l’intérêt, V. Jouve fait remarquer que l’on ne doit pas confondre l’intéressant et l’émouvant : si l’émotion renvoie à l’affectif, l’intérêt désigne plutôt une relation cognitive. C’est pourquoi l’auteur traite d’abord, séparément, cette question de l’intérêt. L’intérêt narratif repose sur l’inattendu, et si le récit de fiction impose l’effet de réel, les conventions de genre, la présomption d’intérêt, il s’appuie aussi sur un inattendu diégétique et énonciatif qui remet en cause nos habitudes et éveille notre curiosité : l’inattendu diégétique dérange les prototypes auxquels se réfère le monde de l’histoire, l’inattendu énonciatif décale le fonctionnement du récit. Quant à l’intérêt herméneutique, il repose sur la complexité, car le texte narratif résiste à la modélisation. Le récit consiste en une représentation par les faits d’où émerge le sens (et non par le discours du narrateur), l’interprétation n’est jamais certaine et est constamment renouvelée par chaque nouvelle lecture.
Souvent superposé à l’intérêt, le besoin d’émotions apparait dans le vocabulaire affectif et l’identification des discours sur les lectures romanesques. Définies comme une réaction à la fois psychique et physique à des stimul extérieurs ou intérieurs, elles sont difficiles à vraiment typologiser. Individuelles ou collectives, elles nous renseignent sur nous-mêmes et favorisent l’apprentissage quand elles sont positives. Ambivalentes, elles nous débordent quand elles sont négatives. Les émotions de la fiction, apparemment calquées sur celles de la vie réelle, sont en fait différentes par leur réception, le lecteur sait qu’il n’est pas dans la réalité. Et ses émotions sont de l’ordre d’un « transfert affectif », calquées sur ce qu’il a pu ressentir dans la vraie vie. Elles sont aussi diverses que dans la réalité, universelles-anthropologiques, collectives-sociales. Le lecteur est immergé dans la fiction par des leurres que son attention neutralise, se donnant ainsi la possibilité de vivre les émotions positivement. Et l’intensité émotionnelle se mesure à un certain nombre de paramètres : la proximité, affective, spatiale et temporelle ; l’improbabilité de l’évènement (même si dans une fiction, le lecteur a besoin à la fois d’appliquer des stéréotypes et d’en sortir), la gradualité, l’effet de mur (le seuil au-delà duquel une situation est intolérable augmente nettement l’intensité émotionnelle dans le récit de fiction). Les émotions et l’intérêt sont dans une relation dialectique : l’émotion aide à l’intérêt, notamment car elle aide à mémoriser. Mais un récit peut aussi nous séduire pour seulement un des deux facteurs, émotion ou intérêt, et une seconde lecture permet de percevoir des dimensions qui avaient échappé à l’émotion première.
Le sentiment esthétique réside, selon l’auteur, dans l’art du récit. Plaisir esthétique et plaisir fictionnel sont intimement liés : le plaisir fictionnel impose que le lecteur croie à la fiction contenue dans l’œuvre ; le langage, la qualité stylistique participent à l’immersion dans le monde représenté, mais ne doivent pas l’empêcher. La fiction ne peut pas se passer de la référentialité, quels que soient les choix langagiers. La littérarité de la fiction impose que la fonction poétique n’efface pas la fonction référentielle. La fiction doit nous plaire pour nous faire croire au monde représenté. Mais les ressorts du plaisir peuvent être une lecture participative (s’abandonner à l’illusion) ou une lecture distanciée (recul critique). Elles peuvent se confondre dans la lecture mais sont pourtant deux expériences distinctes. Contrairement au documentaire qui fait surtout appel aux émotions situationnelles, la fiction suscite aussi des émotions esthétiques produites par l’écriture. Mais la difficulté à dissocier les deux durant la lecture engage à travailler sur la forme, car la littérature n’est pas qu’une question de contenu, mais de valeurs transmises grâce à la distanciation.
Comment le récit de fiction nous influence-t-il, quel impact a-t-il sur nos vies, comment nous aide-t-il à vivre ? Quelles sont les vertus de la fiction ? La fiction est une compensation, le récit de fiction aide à compenser la réalité comme texte fictionnel et narratif. La fiction est anthropologique, elle aide à la construction de l’humanité en lui présentant un monde supportable, désirable, meilleur. Elle permet de prendre de la distance par rapport aux espoirs et déceptions de la réalité en situant leurs perspectives dans l’imaginaire. Le récit a, en soi, une valeur consolatrice, sa dialectique perturbation/résolution apaise, même si la fin n’est pas heureuse. Il donne du sens, par la cohérence qu’il pose. Il transcende les époques dans un sentiment de perpétuité. Il nous fait voyager dans l’espace et dans le temps, dans l’inconnu et le connu qui, associés, nous permettent d’échapper au chaos de l’illisible, de l’incompréhensible. C’est toute la force du texte littéraire de se référer à différents modèles anthropologiques, culturels, esthétiques, nous permettant de partager des « mondes mentaux » et de communiquer.
Le récit de fiction est aussi une autre façon d’apprendre. Selon J.-M. Scheaffer, les univers fictionnels et réels ne se rapprochent pas par l’homologie (le même), mais par l’analogie (le comme si). Chaque lecteur revit personnellement et analogiquement un récit identique pour tous, et apprend à sa manière par son exploration. Les récits littéraires fournissent des expériences de pensée ; ils nous confrontent à des modèles qui nous n’imaginions pas ; ils intensifient la vie réelle à la différence d’un documentaire. Si l’historien analyse la réalité, le romancier se préoccupe de l’existence, dont la fiction développe les différents possibles. L’immersion fictionnelle se situe hors des jugements éthiques et moralisants, elle permet d’éprouver une expérience même douloureuse sans danger majeur. Le savoir que procure la fiction n’est pas quantifiable, mais il ne peut pas passer par d’autres canaux. Le récit de fiction nous informe et nous forme ; il forme notre expérience de lecteurs et il permet un retour critique, une prise de distance en nous immergeant dans une situation sans nous forcer à nous y engloutir totalement. Chaque lecteur se construit son modèle à partir d’un modèle commun, son immersion réceptrice répond à l’immersion créatrice de l’auteur. Le récit ne permet pas seulement de mieux se connaitre, mais aussi d’effectuer un retour réflexif sur son vécu. Les fictions nous permettent d’apprendre à modéliser les situations.
Les fictions nous servent aussi à apprendre à interpréter, à discriminer. L’interprétation donne au lecteur une liberté dans la construction et la résolution des problèmes, car rien n’est donné comme réponse objective, contrairement au champ scientifique. L’interprétation, relative, est « une école d’humilité », elle ouvre au débat et est libératrice en permettant une prise de distance. Les possibilités interprétatives, nettement plus importantes dans une œuvre d’art que dans un objet culturel, constituent un apport considérable en termes de développement cognitif.
Avant de conclure en rappelant les différents éléments qui participent des pouvoirs de la fiction, Vincent Jouve applique sa démarche à deux œuvres, un extrait de La Fortune des Rougon, de Zola et l’incipit d’Albertine disparue, de Proust.
Cet ouvrage, très didactique dans son approche et sa structuration représente un apport indéniable à la réflexion sur les intérêts et ressorts de la littérature de fiction.
Viviane YOUX
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